Histoire de la PS1

« Do it ! » C’est ainsi que tout commença, lorsque Norio Ôga lâchait cette injonction à un certain Ken Kutaragi en juin 1992. Cette expression est véritablement ce qui lança la mise en chantier de la première console de l’histoire de Sony : la PlayStation.

L’histoire de cette dernière tient véritablement de la volonté d’un seul homme, Ken Kutaragi, de tenter ce qui semble alors impossible : « Je voulais prouver que même pour de simples employés, il était possible de s’aventurer dans un projet d’une telle ampleur, avec une technologie, des concepts et des collègues brillants. » C’est tout un travail d’équipe acharné qui permit la naissance d’une console qui secoua violemment Nintendo, alors assis tranquillement sur son piédestal. En septembre 1998, la PS1 de son petit nom culminait déjà à plus de quarante millions d’exemplaires livrés dans le monde et représentait une manne financière de plus de sept milliards d’euros. Aucune autre entreprise dans l’histoire du jeu vidéo n’a réussi à connaître une telle croissance en seulement quatre ans d’existence.

La PlayStation est un miracle qui ne se reproduira sans doute jamais. Ken Kutaragi voit ce miracle comme : « La réussite de collègues brillants, avec une technologie brillante et des idées brillantes. » Comment Ken Kutaragi et ses associés ont-ils pu réaliser un tel exploit, et comment la PlayStation a-t-elle révolutionné une industrie du jeu-vidéo alors encore au stade de l’enfance ?

Ken Kutaragi, le père de la PS1

Le passé de Ken Kutaragi et la rencontre avec le système G

Tout commence en 1984, dans une salle de l’usine Sony d’Atsugi, lorsque Ken Kutaragi fait la rencontre du système G, G pour gazô soit image en japonais. Il s’agit d’un calculateur graphique révolutionnaire qui permet d’appliquer des textures à des objets en 3D en temps réel. La démo qu’il verra ce jour-là (un visage) sera le déclic qui lui donnera l’idée de créer une console de jeux d’une puissance incroyable à l’aide de ce système. Nous sommes alors en plein durant la période NES (famicom au Japon) et Ken Kutaragi envisage donc d’améliorer cette console qui ne peut qu’afficher des images en deux dimensions. Il faut savoir que dans sa thèse universitaire, Ken Kutaragi s’intéressait déjà à l’infographie en général, et notamment à son utilisation dans le domaine médical via la radiographie. Il s’intéressait également à l’informatique en général et a notamment acheté la première calculatrice au monde pour 100 000 Yen (environ 1000€) !

Enfin, c’était aussi un fils de commerçant, puisque son père tenait une imprimerie qu’il avait créée au lendemain de la seconde guerre mondiale. Enfant, Ken Kutaragi faisait la tournée des clients, donnait un coup de main en boutique, et assurait les livraisons jusqu’à vingt-trois heures. A l’école, Kutaragi obtenait de très bonnes notes, sauf en sport et en sciences sociales. Dès l’enfance, il avait ce trait de caractère du solitaire talentueux à la volonté inébranlable de mener à bien une tâche à laquelle il croit fermement. A la fin de ses études, il souhaite créer sa propre entreprise, mais il va vite comprendre que ce n’est pas la bonne idée (les années 70 ne constituent pas l’époque idéale pour créer une startup).

Kutaragi porte alors son regard sur Sony et rien que Sony, alors qu’à cette époque, les jeunes japonais préfèrent largement rejoindre des zaibatsu (immenses groupes d’entreprises tentaculaires). Sony ne fait pas du tout partie du système japonais de l’époque et c’est parfait pour Ken Kutaragi. Il rejoint donc Sony en 1975 et se donne dix ans pour se frayer son chemin. 10 ans d’expériences, qui le mènent jusqu’au centre de recherche de traitement de l’information de Sony, à Atsugi. Une fois dans ce centre de recherche, dans lequel il finit par être muté après moult péripéties, Kutaragi ne se contente pas de vouloir gravir les échelons dans le domaine de la recherche, mais souhaite se concentrer dans les affaires. Il est à la fois un brillant chercheur ayant réalisé une thèse, mais aussi un fils de commerçants. Cette dualité entre le côté business et l’aspect recherche est ce qui fait véritablement sa force. À partir de 1985, il se donne de nouveau 10 ans dans le centre de recherche d’Atsugi afin de combiner le système G innovant à une console de jeux comme la NES, qui fascine alors les enfants jusqu’à son propre fils.

La trahison de Nintendo

Le coup de massue a lieu le 29 mai 1991 à huit heures. Kutaragi s’apprête à rentrer dans le Shinkansen au quai 21 de la gare de Tôkyô. Il se dirige alors vers le quartier général de Nintendo, à Kyôto, où il doit discuter de la sortie le 1er juin du lecteur de CD-Rom Sony compatible avec la Super Famicom. Celui-ci doit être présenté au Consumer Electronics Show de Chicago (le CES, salon de l’électronique grand public). Alors directeur des relations publiques, Nobuyuki Idei attendait Kutaragi sur le quai, une note à la main ; et il lui fait part de la nouvelle plutôt fracassante :

« Hé ! Kutaragi, lis ça ! Apparemment, Nintendo a déchiré son contrat avec Sony et s’est allié avec Philips.

– Quoi ? Tu rigoles ! »

Les deux hommes vont alors modifier dans l’urgence leur réservation afin d’avoir à disposition un compartiment privé. Ils passent tous les deux moult appels à leurs contacts et même à Philips, mais personne ne confirme la nouvelle. A cette époque, les relations entre Nintendo, Sony, et Philips sont plutôt tendues. Philips est en train de promouvoir son CD-i (Compact Disc Interactive) et une équipe de Sony travaille déjà au développement de ce support. Le camp du CD-i estime que le lecteur de CD-Rom en cours de réalisation par l’équipe de Kutaragi nuira à l’engouement du public pour le CD-i, puisque ce dernier a été conçu spécifiquement pour un usage domestique et entrerait directement en concurrence sur le marché des jeux avec les CD-Rom fabriqués par Nintendo et Sony. Les pro-CD-i vont alors tout faire pour faire capoter l’association entre les deux fabricants.

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Minoru Arakawa, à l'époque président de Nintendo of America

Nintendo, de son côté, s’inquiète de voir Sony le supplanter sur le marché si celui-ci continue ainsi la création de nouveaux produits. Même si Nintendo domine toujours le marché des consoles à cette époque, ces derniers savent parfaitement que Sony possède une division de recherche et de développement bien supérieure, avec le potentiel pour devancer ses concurrents en matière de technologie. C’est ainsi que Nintendo et Philips vont s’allier, puisque l’ennemi de mon ennemi et mon ami, comme le veut l’adage. Kutaragi n’avait absolument pas vu le coup venir. Lui et son collègue remarquent au dernier moment que leur train vient d’arriver à Kyôto et prennent un taxi dans un état mental peu enviable. Arrivés au siège de Nintendo, ils font la rencontre de Minoru Arakawa, alors président de Nintendo of America.

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » demandent-ils.

– Pour être honnête…, c’est vrai », leur répond Arakawa après un long silence. L’atmosphère se tend.

« Alors, où en est votre contrat avec Sony ? demandent les deux hommes.

– Nous honorerons notre accord » répond finalement Arakawa.

L’atmosphère se tend davantage et le président de Nintendo of America se montre tout sauf amical. Idei et Kutaragi abandonnent de ce fait les lieux.

Sur le trajet du retour, Kutaragi se met à mieux comprendre la situation. Il avait déjà trouvé étrange la dernière visite de son équipe chez Philips, au Pays-Bas. Les responsables de Philips étaient de marbre face au descriptif détaillé de Kutaragi quant aux produits sur lesquels il avait travaillé dur. Kutaragi comprend plus tard que non seulement Nintendo poursuivait des négociations au même moment avec l’équipe CD-i de Philips, mais en plus de cela, il apprend que l’équipe CD-i de Sony était déjà au courant, en se gardant bien de lui dire un mot à lui et son équipe. Kutaragi est alors hors de lui et prend par la suite des décisions importantes.

Si l’on remonte un peu en arrière, en 1986, Kutaragi avait déjà rendu visite à Nintendo avec des représentants de Sony dans le but de convaincre la firme de Kyôto de lancer une collaboration. Les membres de Nintendo étaient alors intéressés, mais les négociations n’iront pas plus loin. Le problème venait de Sony, qui pensait que les consoles n’étaient que de simples jouets et non pas quelque chose digne d’être produit en interne.

En 1986, Kutaragi était tout simplement le seul à croire au futur des consoles comme principale source de divertissements à la maison. « Ça ne servait à rien d’essayer chez Sony de prouver l’importance des consoles. Les gens à la mentalité ancienne ont du mal à changer leur mode de pensée. Ils étaient persuadés que cela prendrait trop de temps de commencer à bâtir de zéro un nouveau projet avec un capital-risque. Le seul moyen de provoquer un changement était par conséquent de le faire intervenir depuis l’extérieur. Nous pouvions associer nos forces avec l’entreprise la plus performante dans ce domaine. L’idée était de vendre notre technologie, de construire notre réputation, avant de l’utiliser comme tremplin pour un succès à venir. Voilà quel était mon raisonnement. » Cependant, cette visite de Kutaragi ne sera pas totalement inutile, puisque Nintendo aime le produit présenté par ce dernier : une APU (audio processing unit) utilisant le format PCM (pulse-code modulation). Nintendo utilisait jusqu’alors pour la Famicom une APU travaillant au format FM (frequency modulation) et Kutaragi a longtemps tenté de persuader les techniciens de Kyôto d’utiliser le PCM, qui offrait une bien meilleure qualité sonore et une meilleure flexibilité avec les logiciels.

Nintendo finit par accepter la proposition de Kutaragi faite au nom de Sony, ce qui mène à une étroite collaboration entre les deux sociétés. On peut donc dire merci à Ken Kutaragi pour la puce sonore de la Super Nintendo et toutes les magnifiques musiques que cette dernière a pu mettre au monde.

La puce sonore de la Super Nintendo.

Le projet PlayStation

La première collaboration entre Sony et Nintendo sera le projet PlayStation. Le nom vient de Ken Kutaragi : « Si un ordinateur dédié au travail est une workstation, un ordinateur dédié au jeu est une playsation. Toutefois, à cette époque, personne chez Sony ne comprenait un tel concept. »

Le CD est tout de suite envisagé par Kutaragi. Cela fait alors cinq ans que le CD a été développé et commercialisé conjointement par Sony et Philips. De nombreux lecteurs de CD sont apparus sur le marché mondial et les lecteurs CD (comme le Discman de Sony) sont en pleine expansion. Le concept d’origine de la PlayStation est né de l’idée d’associer le lecteur de CD avec le Super Famicom. La formule « Super Famicom + CD = PlayStation » semble parfaite pour sceller la collaboration entre Sony et Nintendo. C’est en octobre 1989 que les ingénieurs de Sony commencent à plancher sur le projet Playstation. L’objectif de Kutaragi est alors de vendre trois millions d’unités sur la première année. Dans les rapports de projets de 1989, on peut même se rendre compte que Kutaragi envisageait déjà la PlayStation comme une interface multimédia complète, et non pas juste une machine servant à jouer au jeu vidéo. Visionnaire. De plus, il était déjà mentionné dans ces rapports le fait de publier des logiciels par des éditeurs tiers.

Le contrat de développement est signé le 1er janvier 1989 par Norio Ôga et Hiroshi Yamauchi, respectivement présidents de Sony et Nintendo. Le premier modèle est achevé le 29 mai 1990. La console dispose d’un mécanisme de chargement par l’avant, comme une platine CD ; un plateau sort lorsque l’on presse un bouton, attendant de recevoir le CD à charger. Cependant, et comme vous le savez sans doute, la Super Nintendo n’est jamais sortie avec un lecteur de CD. En 1991, Nintendo trahit Sony pour s’allier avec Philips. Ce que vous ne saviez pas encore est que malgré tout, Sony va tout de même présenter la PlayStation au public.

La PlayStation faite en collaboration avec Nintendo.

C’est Olaf Olafsson, président de Sony Electronic Publishing, filiale de Sony of America, qui va se charger de cette mission plus délicate qu’il n’y paraît. Sûr de lui, il affirme au CES : « Sony ouvrira grand ses portes aux créateurs de logiciels pour produire des jeux faisant appel à nos atouts : la musique et les films » Le public est alors enthousiaste. Nintendo fait son annonce le jour suivant, et là, tout le monde tombe des nues. Nintendo annonce s’associer avec Philips et non avec Sony pour produire un périphérique CD-Rom. C’est l’humiliation absolue pour Sony. « Comment osent-ils déchirer un contrat que j’ai signé ? » enrage Ôga. C’est la crise chez Sony et cela a d’ailleurs bien failli couper l’approvisionnement de la fameuse puce sonore de ces derniers pour la Super Nintendo. Dans tous les cas, une chose est sûre pour Ôga : « Nous n’abandonnerons jamais ce projet. Continuez ! » Kutaragi passe alors une mauvaise période mais exprime dans son rapport de projet de février 1992 : « L’industrie est à un tournant. La supériorité de Nintendo s’effondre. Il devient évident que celui-ci désormais ne mérite plus d’être le partenaire de Sony. Nous devrions poursuivre notre propre voie. » Finalement, Sony met un terme à toutes les négociations avec Nintendo le 6 mai 1992.

Norio Oga, l’homme qui dit à Kutagari : « Do it ! »

Sony ne veut alors plus entendre parler du marché du jeu vidéo mais Ken Kutaragi persiste et signe. Il va cependant devoir faire les choses par lui-même. Il imagine alors un ordinateur de jeu avec des graphismes en 3D avec un prix le plus bas possible. Maintenant, il faut voir comment réaliser un tel projet. Tout se décide le 24 juin 1992, lors d’une réunion au sommet. Kutaragi est alors en terrain hostile. Toute la salle prône un retrait de Sony du marché du jeu vidéo, mais Kutaragi propose de vendre des consoles au format propre à Sony. Ôga lui demande alors ce qui justifierait le choix de cette solution. Kutaragi explique que son équipe planche sur une machine pouvant produire des images de synthèse en 3D. Ôga lui demande : « De quelle puce LSI avez-vous besoin ?

S’agissant du nombre de portes logiques, environ un million.

– Quoi ? Un million de portes ?

Ôga éclate de rire. Kutaragi sort un chiffre totalement au-delà de son imagination : « vous rêvez ! Un million de portes, c’est impossible ! Nous pouvons en intégrer vingt à trente mille, cent mille au mieux ! » En effet, avec les moyens dont disposait Sony à l’époque, la meilleure puce VLSI (very large scale integration) que la compagnie pouvait construire comprenait cent mille portes logiques. Kutaragi persiste : « Il n’est en aucun cas impossible d’intégrer un million de portes dans une puce électronique. Faute d’y parvenir, nous ne pourrions pas créer des images de synthèse en 3D. Allez-vous simplement laisser tomber et accepter ce que Nintendo nous a fait ? »

C’est cette dernière phrase qui va faire monter la température dans la salle. Ôga est alors furieux, Kutaragi va répéter cette phrase plusieurs fois et avec beaucoup d’intensité. Il finit par dire à Ôga : « S’il vous plaît, prenez une décision ! » Ôga, alors incontrôlable, va lui répondre : « Si tu es vraiment sincère, prouve-moi que c’est possible. » C’est alors qu’Ôga serre son poing et frappe sur le bureau avant de crier : « Do it ! » Il ajoutera, un peu calmé : « Il n’y a aucun espoir de faire le moindre progrès avec une machine 16 bits compatible Nintendo. Traçons notre propre route ! »

Kutaragi ne bluffait pas du tout, et il mènera le projet jusqu’au bout, avec son équipe, qu’il constitue avec la 3D comme une sorte de carotte qui attisera les rêves de bien des artistes et autres infographistes. Pour Ôga, le projet de « vendre pour quelques centaines d’euros quelque chose qui quelques années auparavant en aurait coûté des centaines de milliers » peut commencer.

Les éditeurs tiers comme porte d’entrée dans l’industrie

Sony part de zéro. Tout ce qu’ils savent est que la console s’appellera PlayStation. Même si cela semble acquis de pouvoir proposer une console pouvant gérer la 3D, encore faut-il des jeux. Pour cela, selon Teruhisa Tokunaga, un cadre de Sony très respecté, il faut : « Créer un support que les créateurs trouveraient attirant, un support qui les motive. Ensuite, offrir une structure commerciale qui séduit également les chefs d’entreprise : le système de licence ou de royalties. Enfin, si les éditeurs sont intéressés par notre proposition, développer une structure de distribution basée sur ce principe. » Toute cette élaboration durera jusqu’au 20 juillet 1993, date à laquelle aura lieu une réunion dans laquelle Ôga insistera sur les jeux comme élément décisif au succès de la PlayStation. D’après le producteur Shigeo Maruyama, membre d’une équipe au sein d’Epic-Sony ayant programmé des logiciels pour la Famicom, le mot d’ordre pour que la PlayStation puisse surpasser les consoles de SEGA et de Nintendo est : « Faisons notre possible, nous les retardataires, et faisons ce que seuls des retardataires peuvent faire. » Concrètement, Sony va chercher à comprendre les points d’insatisfaction chez Nintendo et SEGA afin de pouvoir y répondre, ce que seul le dernier arrivant sur ce marché peut effectivement réaliser.

Sony va alors tout faire pour mobiliser les éditeurs tiers, car ils ne peuvent tout simplement pas créer de jeux en interne. Pour cela, à partir de mai 1993 et pendant trois mois, une équipe constituée de Shigeo Maruyama, Teruhisa Tokunaga, Akira Satô, Yûji Takahashi, et Ken Kutaragi fera le tour du pays en rendant visite à plus d’une centaine de sociétés. Ils demanderont à rencontrer la direction et les créateurs de jeux en se basant sur le potentiel technique de la console pour séduire tout ce beau monde. Ils vont malheureusement souvent être rappelés à la réalité par les éditeurs : « La 3D n’arrivera pas avant une dizaine d’années. Seuls les gens n’ayant pas idée de la réalité en matière de programmation peuvent parler d’écrire des jeux dans un langage comme le C. Cette industrie est un monde dur et agité où les amateurs n’ont pas leur place. Si vous rejoignez le secteur en pensant qu’il y a de l’argent facile à faire, vous vous en mordrez les doigts. » La fin de cette déclaration est toujours criante de vérité de nos jours. D’autres éditeurs vont même déclarer qu’ils vont s’abstenir de travailler avec Sony tant que la PlayStation ne se sera pas vendue à trois millions d’exemplaires. L’objectif de ventes de la console est alors fixé, mais un cercle vicieux se dessine : comment vendre trois millions de consoles sans jeux ?

Certains studios étaient intéressés par la 3D, mais cela n’allait pas plus loin. Cependant, tout change le 26 août 1993, lors du deuxième rendez-vous dans une société jusqu’alors hostile à collaborer avec Sony. Cette société va même complimenter la PS1 durant la réunion et ne posera aucune question fâcheuse sur d’autres aspects primordiaux de la machine. Pourquoi un tel changement ? La réponse est simple : Virtua Fighter vient d’être présenté au Makuhari Game Show le matin même. Le jeu venait de subjuguer à peu près tout le monde. Beaucoup d’éditeurs vont alors plus ou moins retourner leur veste et certains vont même jusqu’à contacter d’eux-mêmes Sony afin d’en savoir plus sur la future PlayStation. Sans SEGA et son Virtua Fighter, l’histoire du jeu vidéo aurait été tout autre.

Shigeo Marutama
Virtua Fighter, une révolution dans le jeu vidéo.
Une station Silicon Graphic à l’origine notamment des Donkey Kong Country sur SNES.

Le 27 octobre 1993, Sony met la seconde dans le projet PlayStation et annonce créer Sony Computer Entertainment le 16 novembre afin de vendre des consoles de salon et des logiciels ainsi que gérer la vente de licences aux éditeurs tiers. Le 28 octobre à 10 h, à l’auditorium n°10 derrière les bureaux de Sony à Gotenyama, Shinagawa Tôkyô, Sony organise une démonstration devant trois cents développeurs représentant soixante éditeurs de jeux. La démo en question n’est autre que celle du Tyrannosaurus rex.

Avant la démonstration, Ôga fait un discours demandant aux éditeurs de bien vouloir collaborer avec Sony car ces derniers veulent sérieusement se lancer dans le jeu vidéo. La salle reste de marbre face à ce discours et Ken Kutaragi décide de démarrer la démo le plus vite possible. Tout se passe sans encombre pendant une bonne demi-heure, puis le public s’en va sans mot dire. Kutaragi est alors troublé : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de réaction, alors que nous leur avons montré quelque chose qui bougeait réellement ? » se demande-t-il. La réponse est simple, l’assemblée a été sous le choc devant cette démonstration au point d’en rester bouche bée. La démo était encore plus impressionnante que celle du très onéreux système de Silicon Graphics.

La machine est alors lancée pour de bon et le téléphone va sonner en boucle chez Sony le lendemain de la démonstration. Tous les éditeurs vont complètement changer d’avis au cours d’une deuxième réunion où Kutaragi va leur montrer la démo. L’effet du « voir pour le croire » va faire des ravages, et le pari de Ken Kutaragi d’appâter les éditeurs tiers avec la 3D se montre désormais totalement gagnant. Namco va notamment se montrer enthousiaste vis-à-vis de la PS1. Ces derniers ressentent les limites de leurs statuts d’éditeurs tiers pour Nintendo et veulent se démarquer de la concurrence et notamment de SEGA avec son Virtua Fighter, qui fait alors fureur en arcade. Sony est tout simplement venu avec un timing parfait pour Namco puisque ces derniers veulent adapter leurs prochains jeux en 3D sur consoles. Cela donnera Tekken en arcade le 15 décembre 1994, avec donc une adaptation PlayStation qui arrivera dans un second temps. Et coup de bol pour Sony, Namco venait de sortir Ridge Racer en arcade peu de temps avant la démo à l’auditorium n°10, ce qui ne manqua pas de convaincre Namco de porter ce titre sur PlayStation dès que possible. Ridge Racer fera un carton et d’après Shigekazu Nakamura, alors directeur général de Namco chargé des technologies : « À un moment donné, les ventes de Ridge Racer ont même devancé celles des consoles PlayStation ! » 

Ridge Racer est un jeu assez symptomatique de ce qui fait la spécificité de la PS1 : le choix du CD-Rom. Avant la PlayStation, le support CD avait la réputation d’être un support terriblement lent. Cependant, la PlayStation est une machine qui extrait tout d’abord le contenu du CD avant de générer et de synthétiser les images en temps réel via le moteur graphique. Comme un CD peut stocker 650 Mo à cette époque, cela donne des situations cocasses où un jeu comme Ridge Racer qui ne pèsent que 2 Mo n’utilisent que 0,3% de la capacité de stockage du CD. Conséquence, la PlayStation n’a absolument plus besoin du CD une fois qu’elle a chargé en mémoire les données stockées sur le disque. Les développeurs vont donc pouvoir blinder le disque de musiques, et encore mieux, les joueurs se rendent compte qu’il est possible de remplacer le CD de Ridge Racer en pleine partie par un CD de musique ! Certains vont donc tenter des combinaisons amusantes comme jouer à Ridge Racer tout en écoutant de l’enka (musique populaire traditionnelle japonaise). Ken Kutaragi avait anticipé tout ça lors de la conception de la PlayStation, et ce n’est pas fini.

Les caractéristiques de la console sont dévoilées au début de l’année 1994, soit moins d’un an avant sa mise en vente. Le temps presse pour développer le plus de jeux possibles. Pour cela, Kutaragi va vouloir maximiser le confort des développeurs dans la conception des jeux. Cela va se traduire par un effort considérable dans la création d’un framework. Un framework est en quelque sorte un kit d’outils de développement et de bibliothèques de logiciels nécessaires à tous les types de jeu. Cela paraît fou aujourd’hui, mais avant la PlayStation, les créateurs devaient analyser le fonctionnement du matériel avant d’élaborer leurs propres outils maison.

Pour l’anecdote, c’est parce que les frères Stamper étaient des génies dans ce domaine (la rétro-ingénierie) que Rare fut capable de tels exploits sur ZX Spectrum, NES, et SNES. Cependant, cette volonté de Sony de vouloir offrir ce framework aux développeurs revient à complètement changer les habitudes prises par ces derniers depuis plus d’une décennie. Mais à force de persévérance de la part de Sony, tout le monde se rend compte du gain de temps offert par ce framework. Sans ce kit de développement, la PlayStation aurait eu beaucoup moins de jeux, et à un rythme tout autre que celui que l’on a connu. Ce dernier va d’ailleurs évoluer au fil de la vie de la PlayStation pour atteindre les mille huit cents fonctions, contre trois cents cinquante au départ. Les ingénieurs à l’origine de ce framework sont donc véritablement les héros de l’ombre du succès fulgurant de la PS1.

Les frères Stamper

La révolution de la distribution

Le Mega cd
La PS1 n’est pas la première console avec un support CD.

Avant la PlayStation, le monde de la distribution de jeux sur NES ou SNES était assez particulier. Ventes de produits d’occasions en tant que produit neuf, fausses locations… Akira Satô, membre de l’équipe de Ken Kutaragi, a été lui-même victime de ce genre de pratique. Pour faire simple, durant l’époque des cartouches de jeux, la mask Rom (type de semi-conducteur chargé du stockage à l’intérieur de la cartouche) nécessitait un temps de production d’environ deux mois. Conséquence, lorsqu’un jeu sortait, un grossiste comme Shoshinkai signait un contrat avec un éditeur afin d’acheter en énorme quantité un titre pour être sûr d’avoir du stock si un jeu est populaire, car il est hors de question de devoir attendre deux mois après une rupture de stock pour être de nouveau capable de vendre le jeu. Mais si le jeu en question ne devient pas populaire (ce qui arrive souvent), le grossiste se retrouve avec un stock énorme qui ne peut pas être conservé à l’infini. Cela conduit donc à des problèmes comme ceux décrits plus haut. Shigekazu Nakamura précise qu’il fallait livrer à Nintendo un exemplaire de la Mask Rom trois mois avant la sortie d’un jeu pour être sûr qu’il soit présent en rayon le jour de la sortie. Difficile alors de prévoir les ventes du dit jeu trois mois à l’avance à une époque où internet n’existait pas. Il fallait donc être devin pour produire un nombre de Mask Rom qui corresponde au nombre de ventes que le jeu allait faire trois mois plus tard.

En plus de ce gros problème de prévision des ventes, la taxe de production OEM (Original Equipment Manufacturer) d’environ 30€ par exemplaire à payer à Nintendo, plus d’autres choses comme les marges et les coûts de développements, faisaient grimper le prix des jeux à 100€ environ à la fin de la SNES. C’est beaucoup trop cher pour Kutaragi qui trouve ubuesque que les écoliers aient à terminer un jeu le plus vite possible afin de le revendre derrière tant qu’il a encore de la valeur. Cette pratique était tellement répandue qu’une règle stipulant qu’un mineur doit avoir une autorisation signée des parents pour revendre un jeu a été instaurée. En résumé, c’était l’anarchie. Pour mettre fin à ce chaos, la solution toute trouvée pour Kutaragi est le CD-Rom. Ce même CD-Rom qu’il avait proposé à maintes reprises à Nintendo à la fin des années 80, mais que ce dernier a obstinément refusé d’utiliser jusqu’à la Gamecube en septembre 2001 !

Pourquoi Kutaragi était-il obsédé par le CD-Rom ? Entre un coût de production bien plus faible que les cartouches et une capacité de stockage largement supérieure, le CD à également l’avantage du multimédia. En clair, Kutaragi souhaitait révolutionner la distribution à l’aide du CD-Rom. Même si le CD existe déjà depuis 1988 dans le domaine du jeu vidéo avec la PC Engine de NEC et le Méga-CD de SEGA, c’est Kutaragi qui va imaginer le CD comme un moyen de totalement changer le système de distribution.

Et autant vous dire qu’en réussissant à proposer les jeux PlayStation à 58€ en neuf grâce aux avantages du CD-Rom, là où les jeux SNES en occasion pouvaient coûter 70€, vous pouvez deviner le succès que cela va engendrer. Seul le système de royalties de Nintendo sera gardé tel quel dans la stratégie de la PlayStation, même si ce dernier sera plus avantageux du côté de chez Sony. Pour finir, le réapprovisionnement d’un jeu sur support CD-Rom ne prenait que trois jours contre deux mois avec les cartouches et la Mask Rom. C’est le coup de grâce qui va sonner la fin progressive du support cartouche de l’époque. En somme, Sony n’a fait que transposer dans le jeu vidéo ce qui se faisait dans le monde de la musique. Grâce à sa branche Sony Music, Sony avait en effet développé depuis un moment des capacités de production flexibles avec le support CD.

Un autre élément du côté de la distribution qui va se révéler décisif dans le succès de la PlayStation et de sa victoire face à la Saturne de SEGA est la vente directe. Sony, sous l’impulsion de Satô, va tout simplement arrêter de passer par un grossiste, en l’occurrence, la Shoshinkai. En faisant de la vente directe avec les revendeurs, Sony peut alors plus facilement connaître les tendances en magasin. Quels titres se vendent et en combien d’exemplaires ? Que se passe-t-il en première ligne du marché ? Autant de questions qui, pour Satô, ne peuvent trouver leur réponse rapidement qu’avec la vente directe. En résumé, la souplesse de Sony dans sa gestion de la production de jeux va jouer un rôle crucial dans le succès de la PlayStation.

Mais il manque encore quelque chose pour être sûr que le projet PlayStation se déroule sans encombre. Le problème est que Sony doit compter sur les éditeurs tiers pour lancer la PlayStation, car ils n’ont pas les moyens de produire en interne des jeux de grande qualité. De ce fait, les gros éditeurs vont vouloir faire aussi de la vente directe et risquent d’inonder de leurs jeux les magasins, et les plus petits éditeurs vont devoir passer par les grossistes qui sont encore trop habitués au format cartouche qui demande de produire un énorme stock en amont. En attendant que tout le monde comprenne les avantages du support CD, Satô va ainsi concevoir une nouvelle méthode de distribution de type achat-revente.

Avec ce système, SCE sera chargé de faire les ajustements nécessaires entre la production (initiale et répétée) et les stocks. Sony va ainsi profiter de la facilité de pressage afin de gérer soi-même la vente et la distribution d’un jeu et donc éviter les mauvaises habitudes du marché qui est d’inonder les magasins de stock de jeux. Ils vont donc devenir leur propre grossiste et acheter les produits aux éditeurs pour les revendre en direct aux magasins. Cette méthode temporaire servira le temps de prouver aux acteurs du marché l’efficacité du CD-Rom. Sans cela, les éditeurs auraient conservé leurs vieilles habitudes. En clair, c’est à Sony de gérer soi-même le maximum de choses afin de véritablement changer l’industrie du jeu vidéo. On n’est jamais mieux servi que par soi-même comme on dit. Et puis comme Sony dispose de sa propre usine de pressage de disques à Shizuoka via Sony Music, autant en profiter.

La Mask Rom

VS

Le CD Rom

Le 3 décembre 1994

Tout est désormais en place pour que le projet PlayStation soit un succès, mais il reste un élément important qui a fait de la PlayStation un tournant dans l’industrie vidéoludique : la pub. « Les jeux vidéo sont presque comme les films, d’un point de vue commercial. Il est essentiel de savoir attirer l’attention avant la date de sortie d’un jeu. C’est sans conteste un milieu basé sur la promotion, dans lequel tout dépend de la manière par laquelle vous attirez le consommateur. » C’est banal de penser ça aujourd’hui, mais avant la PlayStation, personne ne pensait de la sorte, puisque les jeux vidéo étaient encore vus comme un produit pour enfant. Mais pour Sony, faire la promotion d’un jeu est essentiel est cela va se ressentir dans les publicités précédant la sortie de la console, le 3 décembre 1994.

Mais pourquoi le 3 décembre 1994 d’ailleurs ? Et bien c’est Hakuhôdô, l’agence de publicité de SCE, qui va en faire la proposition : « Si nous pouvions faire en sorte que la date soit 1, 2, 3 (12/3, soit le 3 décembre dans la notation anglo-saxonne), cela permettrait de mettre en place des moyens de communication originaux. » Voilà, vous savez maintenant pourquoi la PS1 est sortie le 3 décembre 1994 au Japon. Pour ce qui est des médias, les membres de Sony vont toujours faire des références à SEGA dans leurs interviews pour que les organes de presse titrent quelque chose comme « Sony contre SEGA », car il faut rappeler que la Saturn rode et qu’elle sortira le 22 novembre 1994, soit juste avant la PlayStation.

La SEGA Saturn

La publicité de la PlayStation disait avant sa sortie : « Attendez le 3 décembre. Avec la PlayStation, le monde des jeux va changer… Un, deux, trois » Ainsi le mystère autour de la console restait assez fort, ce qui attisait grandement la curiosité. En gros Sony faisait du teasing, et c’est une véritable nouveauté dans le monde du jeu vidéo à cette époque. Bien évidemment, Sony avait déjà commencé à dévoiler un minimum sa console plusieurs mois avant sa sortie. Le 10 mai 1994 par exemple, SCE annonçait la création de la PlayStation aux médias, en révélant également le design du prototype. Après moult réflexions sur le nombre d’exemplaires à produire pour le jour J, la console sort comme prévu le 3 décembre 1994 après une campagne de pub/teasing autour de la console (et non des jeux comme le faisait Nintendo) couronnée d’un grand succès.

Tout le monde se rue en magasin pour acheter la console, et certains vont même camper toute la nuit. Un homme a notamment déclaré au Sports Nihon : « Je suis arrivé hier à 20 h. C’est tellement différent (la PlayStation) des consoles traditionnelles que je n’ai même pas réfléchi au prix. » C’est en quelque sorte le « shut up and take my monney », on ne le sait que trop bien aujourd’hui, le teasing est un outil marketing incroyablement efficace. Le jour de la sortie de la console, dans le quartier de Shinjuku, les magasins sont tous en rupture de stock dès 11 h du matin. Ce phénomène s’étend dans à peu près tous les quartiers commerçants du pays et ce ne sont pas moins de cent mille exemplaires qui partent dans la journée. Sony est même pris de court au niveau de la production, car les deux cent mille autres unités prévues pour le mois de décembre ne pourront être livrées sur le champ. Noël arrive vite et il faut du stock pour ce moment charnière. Finalement, ce qui arrive aujourd’hui avec la PlayStation 5 n’est pas si éloigné de ce qui s’est passé au Japon avec la PS1.

 

Une fois le lancement passé, une série de spots publicitaires pour la PlayStation marque véritablement les esprits, et non, on ne parle pas des pubs que l’on a eu chez nous avec le fameux comité anti-playstation, mais d’une autre série de pub qui semble impensable aujourd’hui.

La campagne de pub en question est : « Nous allons atteindre le million ! » qui est diffusé durant le printemps 1995. Vous imaginez aujourd’hui une pub d’une entreprise qui expose au premier degré ses objectifs de ventes ? Le but était alors de viser le noyau dur des joueurs, qui ont vu par le passé des consoles et leurs jeux disparaître du marché. La pub véhicule le message que la PlayStation ne connaîtra pas un tel sort. À ce moment-là de la vie de la console, nous sommes déjà à huit cent quatre-vingt mille consoles vendues. Il est donc temps de prendre PlayStation au sérieux.

Le décollage

Durant l’été 1996, une nouvelle série de Pub va propulser la PlayStation, alors vendue à cinq millions d’exemplaires. Il s’agit du slogan : « service sans compromis. » A cette période de la vie de la console, cette dernière a vu son prix baisser de 100€, soit 299€, et SCE a ressorti huit titres populaires sous le slogan « PlayStation – The Best Series », vendus à moitié prix, ce qui est l’équivalent de la gamme platinum chez nous en Europe. Cette pratique est d’ailleurs encore une fois tirée du monde de la musique dans lequel Sony a une grande expérience.

D’autres améliorations en lien avec la PlayStation ont vu le jour avec par exemple l’allongement du câble de la manette suite aux réclamations : 2 m au lieu de 1,20 m. Ce « service sans compromis » a véritablement impressionné les utilisateurs de la PlayStation.

Comme un signe du destin, peu de temps après le début de la diffusion de ce slogan, qui avait déjà largement contribué au boost phénoménal des ventes de la console, Square enfonce le clou avec sa série Final Fantasy. C’est simple, les six premiers Final Fantasy ont vu le jour en exclusivité sur console Nintendo, le septième sera une exclusivité PlayStation

Pour Masatsuka Saeki, responsable de toute la stratégie publicitaire autour de la PlayStation, c’est ce « service sans compromis » qui aura changé la donne. En avril 1997, la PlayStation a déjà largement gagné face à ses concurrentes et les spots de pubs se veulent plus excentriques comme : « PlayStation, pour les enfants et adultes sages » ; « Attention à ne pas jouer trop longtemps aux jeux vidéo. Fixez-vous un emploi du temps et respectez-le. » ; « Économisez et achetez des jeux », et enfin « Attention à ne pas trop manger de pastèques » !

Tsurido est le jeu qui fera la promotion de la Dual Shock.

Au printemps 1998, SCE va notamment faire une pub pour un jeu en particulier, chose qui n’est pas une habitude pour la PlayStation. Cette pub sera consacrée à Tsurido, un jeu de pêche qui exploite à merveille les spécificités de la Dualshock, un nouveau modèle de manette équipé de joysticks et d’un double vibreur qui a vu le jour à l’automne 1997. Saeki explique : « Je me suis dit que ce titre serait parfait pour la promotion du hardware. Ce petit tremblement lorsqu’un poisson mord à l’hameçon était idéal pour mettre en avant la manette Dual Shock. »

Saeki enchaîne les succès et le chiffre d’affaires total depuis le lancement de la PlayStation s’élève à sept milliards d’euros. Le choix de viser dans un premiers temps les aficionados, puis le public dans un second temps, s’avère payant. Pour être précis, la bascule s’opère lorsque la console atteint les deux millions d’exemplaires vendus. Au niveau des jeux, il faut aussi faire la bascule vers le grand public et c’est PaRappa the Rapper qui obtient ce rôle. Le titre, paru le 6 décembre 1996, est produit par Masaya Matsuura, musicien chez Sony Records. Son style tout en 2D démarque le jeu du catalogue de la console clairement orienté à raison sur des jeux en 3D.  PaRappa the Rapper se vendra à cinq cent mille exemplaires avant la fin du mois de janvier 1997 et environ 40% des acheteurs seront des acheteuses, contre 10% habituellement. Le pari d’ouvrir la PlayStation à un public plus large est réussi.

Une console surpuissante

La claque technique trois ans après le lancement de la PS1.

Avant l’arrivée de la PlayStation, beaucoup pensaient que la 3D dans le jeu vidéo n’arriverait que dans les années 2000. Virtua Fighter a prouvé dès 1993 que les choses vont parfois bien plus vite que ce l’on pense. Au-delà de la 3D, la PlayStation est une console qui aura mis un sacré coup de fouet sur le plan technique dans le jeu vidéo. On a déjà vu l’apport du framework pour le confort de développement de jeu, mais ce n’est pas tout. Pour rappel, la PlayStation est basée sur le système G, qui dès 1985, pouvait gérer de la 3D. Une autre particularité du système réside dans le traitement parallèle. Pour faire simple, avant la PlayStation, il était courant dans le jeu vidéo d’avoir un input lag d’environ 160 ms, notamment sur borne d’arcade avec Ridge Racer par exemple. Les architectures en « pipeline » des jeux d’arcade en 3D faisaient qu’une série de processeurs se passait le relais pour transmettre les données. Avec le système G, la PlayStation adopte une architecture de traitement parallèle et permet de fluidifier grandement l’expérience du joueur.

En plus de ce nouveau type d’architecture, le système G permet une simplification des calculs, facilitant le traitement des données. Le résultat est que la PlayStation peut gérer jusqu’à un million et demi de polygones par seconde. Et il se trouve que c’est Gran turismo qui va profiter le plus de cette puissance. Kazunori Yamauchi expliquera même que les capacités de la PlayStation seront bien plus grandes que prévu. Grand bien lui fasse, puisque Gran turismo, sorti le 23 décembre 1997, sera un succès fulgurant avec 10,85 millions d’exemplaires qui vont ainsi trouver preneur dans le monde au total. Le jeu est salué pour son aspect technique qui est peaufiné jusque dans les moindres détails, avec une mention spéciale pour la lumière sur la carrosserie luisante des voitures. Kutaragi avait prévu depuis le début que l’architecture de la PlayStation devait être la plus optimisée possible, notamment pour permettre une progression technique des jeux durant toute la vie de la console. C’est grâce à ce souci du détail que malgré une sortie trois ans après le lancement de la PlayStation, Gran Turismo met encore une claque monumentale à tout le monde.

Il faut aussi noter que bien qu’en extérieur la console est restée inchangée, à l’intérieur, cela évolue au fil des années. Le premier modèle de la console (SCPH-1000) comporte sept cent cinquante pièces. Le cinquième modèle (SCPH-7000), mis en vente en novembre 1997, ne comporte déjà plus que quatre cent cinquante pièces. A la fin de l’ère PS1, le chiffre final aura quasiment été divisé par deux. Forcément, qui dit moins de pièces, dit un coût de production plus faible. Ainsi, voici l’évolution des prix des différents modèles de PS1 :

  • SCPH-1000 lancé le 3 décembre 1994 : 399€
  • SCPH-3000 sorti en juillet 1995 : 299€ (le premier modèle qui arrivera chez nous)
  • SCPH-3500 sorti en mars 1996 : 249€
  • SCPH-5000 sorti en juin 1996 : 199€
  • SCPH-7000 sorti en novembre 1997 : 180€

Cette baisse progressive des coûts de production et donc du prix final de la console correspond à l’expansion progressif de la base d’utilisateurs, du noyau dur de joueurs au grand public. Ce principe d’évolution interne d’une console est le même aujourd’hui, et cela est tout à fait logique. Il suffit de démonter différents modèles d’une même console pour s’en rendre compte.

Le CD noir

Si les CD de la PlayStation sont noirs, ce n’est pas un hasard. Tout part d’un conflit entre Kutaragi et Ôga. Ôga voulait un boitier avec un fourreau protecteur autour du CD, car il craignait que les enfants touchent le CD avec les mains pleines de glace. Il déclare : « Les traces de doigt gênent la lecture ; j’avais peur que si les enfants touchaient avec leurs doigts la face contenant les données, après avoir mangé de la glace ou des bonbons, le signal ne puisse plus être lu et que la téléassistance soit submergée d’appels inutiles. » Kutaragi va cependant s’opposer totalement à ce choix : « M.Ôga, nous ne pouvons pas faire cela.  Les coûts de production du support augmenteront, ce qui se répercute dans le prix. Pire, les disques seront plus compliqués à fabriquer et plus difficiles à utiliser. Je suis résolument contre. Même si c’est un ordre, je ne le ferais pas. » Rappelons qu’un des buts majeurs de la PlayStation est de réduire de moitié le prix des jeux par rapport à la Super Famicom. Les deux hommes vont alors entrer en conflit direct, mais c’est Ôga qui va finalement abandonner : « Très bien, j’oublie le boîtier. Mais vous devez faire du CD PlayStation un support différent des autres CD-Rom et disques musicaux. Si vous concevez de simples CD argentés, ils se ressembleront tous. » La réponse à cette demande du président de Sony sera le CD noir que l’on a tous connu, et les boitiers seront finalement très simplistes et malheureusement bien fragiles.

Le CD noir est juste là pour se différencier visuellement.

Teisuke Gotô, le designer de génie

Il est temps de parler design, que ce soit pour la console, sa manette, et même les cartes mémoires, car sans le travail de Teisuke Gotô, la PlayStation n’aurait pas du tout connu le même succès. Gotô lui-même est convaincu que son travail a joué un rôle majeur dans le succès fulgurant de la console. Concrètement, pour Gotô, le design doit tendre à être l’expression même du contenu. Finalement, la PlayStation ne contient que des circuits imprimés, une alimentation et un lecteur de disque optique. Il faut à tout prix éviter un design s’inscrivant dans une mode qui n’a que pour seul destin celui de s’estomper. Gotô va alors songer à l’emballage d’un savon : la forme en est exactement la même que celle de son contenu. On y retrouve toute la philosophie du système G : de la simplicité naît la beauté. Gotô a également pour avantage le fait que la PlayStation est un produit unique, contrairement à un modèle de TV par exemple. Il n’y a pas plusieurs PlayStation comme il y a plusieurs TV.

Commence alors la phase où Gotô dessine des croquis sur une feuille blanche. Il fait le vide dans sa tête de tout ce qui a déjà existé en console de jeux, et après une dizaine de croquis, il opte pour un design qui fait ressortir le format du CD-Rom. Il choisit de combiner un rectangle et cercle : la machine sera dotée d’un corps rectangulaire pour y loger les cartes et les branchements manettes, et d’un couvercle circulaire pour contenir l’espace du CD-Rom.  Pour faciliter le déplacement de la machine, les angles de la base de la machine seront arrondis, et l’interrupteur sera de forme ronde facilement reconnaissable. Le couvercle sera solide et la console comportera des pièces épaisses pour résister à sa manipulation par des enfants. Enfin, le choix du gris comme couleur vient de fait que le blanc appartient au monde PC, et que le noir est trop opressant et est plus courant dans le monde de l’audiovisuel.

Maintenant que le design de la console se dessine, il faut passer à la manette. Malheureusement, lorsque Gotô présente son design à Kutaragi, ce dernier va le rejeter immédiatement : « Qu’est-ce que c’est ? La forme est originale, mais elle n’a pas l’air d’être facile à utiliser. » Depuis la Famicom, toutes les manettes suivent un design similaire, à savoir une manette plate qui se tient à deux mains où l’on appuie sur les boutons avec les pouces. La manette de Gotô est littéralement en trois dimensions. Tout le monde, sauf Ôga, va rejeter la proposition de Gotô, mais ce dernier refuse d’abandonner son prototype qu’il a mis un an à réaliser. Ce dernier dit d’ailleurs à propos de cette histoire : « J’ai travaillé chez Sony pendant vingt et un ans, mais jamais je n’avais eu affaire à un produit aussi compliqué. La manette fut bien plus délicate à concevoir que la console. »

En réalité, Gotô se concentre avant tout sur la manière de tenir la manette, qui se doit d’être la plus naturelle possible. D’où l’idée d’une structure tridimensionnelle dotée de protubérances à l’avant, comme deux poignées, qui pourrait être tenue correctement sans avoir besoin de serrer l’objet fermement. La révélation aura lieu quand il fera des tests avec des enfants, qui aprouveront facilement son design et qui vont d’ailleurs exploiter la manette dans tous les sens, là où les manettes traditionnelles doivent absolument être tenues dans une position fixe.

Malgré tout, seul Ôga est favorable à ce design novateur et tout le monde se demande comment débloquer la situation. Mais Gotô a de la chance, puisque Norio Ôga n’est autre que le PDG de Sony. Ce dernier va donc agir comme tel : « À ce que je vois, cette manette avec des poignées est facile à utiliser, c’est un objet avec lequel les enfants comme les adultes aimeront jouer. Alors, arrêtez d’en discuter : ce design, vous le prenez ! C’est moi le président, alors vous faites ce que je demande. Ou vous êtes tous virés ! » Le design est finalement accepté, c’est donc match nul entre Kutaragi (le disque noir) et Ôga (le design de la manette).

Qui ne pense pas à PlayStation en voyant ces symboles ?

Il reste cependant un dernier point important dans le design de la manette : les boutons. Pour ce qui est du bouton start et du bouton select, Gotô voulait tout simplement que l’on puisse reconnaître ces boutons au toucher, sans avoir à regarder ses doigts. Le bouton select sera donc carré et le bouton start triangulaire, comme le symbole servant généralement à lancer une lecture.

Enfin, les quatres boutons principaux ont posé bien des problèmes à Gotô. A l’époque, ces boutons se différencient par la couleur, les lettres alphabétiques ou encore les chiffres. Pour se démarquer, le choix d’utiliser des icônes faciles à mémoriser va de soi, cela donne donc le carré, la croix, le rond, et le triangle. Mais en plus de la forme, ces symboles ont tous un sens, en plus d’un code couleur :

  • Le triangle en vert représente le regard et la tête avec une direction pointée vers le haut.
  • Le carré en rose représente le papier, qui convient bien pour accéder à des menus ou des documents dans un jeu.
  • Le rond en rouge et la croix en bleu représentent les décisions. Au Japon le rond à valeur de oui et la croix exprime le refus.

Gotô a dû insister comme jamais pour faire accepter ce choix de design aux abords ultras simplistes : « Je vous assure que ça va marcher ! » disait-ils à la direction, qui finit par accepter sous l’instance de Gotô. Désormais, tout le monde associe ces symboles à PlayStation, même plus de 25 ans plus tard.

En plus de la console et de la manette, Teisuke Gotô va également réaliser le design de la Memory Card, ou carte mémoire en bon français. Gotô voulait que l’on puisse distinguer immédiatement le recto du verso, et que sa forme soit facile à manipuler et à insérer. Il va même jusqu’à laisser un espace sur le recto pour que les joueurs puissent y coller une étiquette avec le nom des jeux sauvegardés.

La Memory Card, indispensable pour sauvegarder ses parties.

Tant qu’on y est sur les accessoires ayant accompagné la PlayStation, on peut tout d’abord évoquer une souris aux couleurs de la PlayStation sortie le même jour que la sortie japonaise de la console, soit le 3 décembre 1994.  Il y a ensuite le Multitap, qui est un accessoire très pratique sorti relativement tôt dans la vie de la console, puisqu’il permet de brancher jusqu’à quatre manettes et d’insérer autant de cartes mémoires dans la console. Enfin, il y a aussi le fameux PocketStation, qui est une sorte de console miniature sortie exclusivement au Japon le 23 janvier 1999. Cet accessoire permettait notamment d’augmenter le niveau des personnages dans certains RPG.

Afin de conclure en beauté ce segment consacré au travail formidable de Teisuke Gotô, certains affirment que la PlayStation fut tout de même le tout premier produit électronique à avoir franchi la barre des cent millions d’unités vendues dans le monde sans jamais avoir changé de design ! Cependant, la console finit tout de même par changer légèrement de design peu de temps avant le lancement de la PlayStation 2. Ce modèle, intitulé PS One, est sorti en juillet 2000 et est une version environ un tiers plus petit que le premier modèle (38 mm × 193 mm × 144 mm contre 45 mm × 260 mm × 185 mm). La PSone est bien entendu entièrement compatible avec les jeux de la PlayStation et est fournie avec la Dual Shock. SCE a également sorti un écran LCD et un adaptateur allume-cigare pour utiliser ce modèle en voiture. Sa production est arrêtée au même moment que le modèle original. Quoi qu’il en soit, il y a de quoi être fier pour Gotô, qui aura laissé un grand héritage, avec notamment les boutons principaux de la manette PlayStation, que l’on retrouve encore aujourd’hui sur la DualSense, même si les couleurs ont disparu.

La révolution PlayStation

Vous l’aurez compris, le projet PlayStation, au travers du travail et de la forte implication de l’équipe de Ken Kutaragi et de Norio Ôga, aura fortement bousculé à peu près tout ce qui était bousculable dans l’industrie du jeu vidéo à cette époque. La PlayStation fut un succès absolu et aura fini sa course à plus de cent deux millions d’exemplaires vendus en mars 2007, avec une production s’étant étalé jusqu’en mars 2006 ! De plus, plus de 962 millions de jeux ont été distribués sur la console. Ken Kutaragi a dû lutter comme jamais pour imposer sa vision alors totalement hors sol pour l’époque. Mais quand on veut changer les choses, il faut savoir sortir des sentiers battus et sentir les bonnes opportunités lorsqu’elles se présentent. Il y a bien évidemment une part de chance dans toute cette histoire, mais la chance, ça se provoque.