Ces derniers mois, la communauté gaming en France a vu naître des débats salutaires. Il a été question de la nature de l’information que les médias partagent, du respect des artistes et des entreprises, et du positionnement éditorial que doivent avoir ceux dont l’audience est importante.
Et alors qu’un consensus semblait avoir émergé sur le fait de ne pas/plus partager de fuites concernant des jeux et autres productions, voici qu’un grand média français a décidé cette semaine de faire tout le contraire en faisant “leaker” des informations sur le remake d’Assassin’s Creed IV Black Flag, et en maquillant cela avec de nobles mots tels que “enquête”, “recherche”, “sources” ou “investiguer”.
Ceci n’est pas du journalisme. Et au fond, on peut même dire qu’il n’existe pas de journalisme JV en France.
Édito.
NB : Cet édito est le fruit de l’avis de Yacine et ne reflète pas forcément celui de l’ensemble de la rédaction. De même, les critiques ci-dessous à l’encontre de la vidéo de Jeux Vidéo Magazine sont purement professionnelles et ne remettent aucunement en cause la personne de Mohammed Aigoin, que nous apprécions beaucoup et qui est une bonne personne à tous les égards.
La vidéo sur Assassin’s Creed IV Black Flag : était-ce vraiment utile ?
Longtemps, il a été reproché aux médias français de ne rien proposer en termes d’informations inédites, si ce n’est de rebondir sur ce que les journalistes ou insiders anglophones et japonais pouvaient publier. Ces dernières années, un décalage a souvent été observé entre des sujets que des journalistes tels que Jason Schreier ou Stephen Totilo peuvent écrire, et ce que les médias français proposent, même lorsqu’il s’agit d’informations sur l’industrie française du jeu vidéo.
Contrairement aux États-Unis ou au Japon, les coups d’éclat journalistiques en France se comptent sur les doigts de deux mains s’agissant du jeu vidéo. De tête (j’en oublie donc sûrement, mea culpa), je pense aux diverses enquêtes sur Ubisoft menées par Libération, Canard PC ou Mediapart, ou encore aux investigations d’Origami sur la situation de l’équipe de Prince of Persia: The Lost Crown, toujours à Ubisoft, ou sur les grèves des salariés de Don’t Nod.
Mais au-delà de ces exceptions, qu’avons-nous réellement fait, nous médias français, en termes de pur journalisme JV ? Pas grand chose. Et ceci n’est au fond même pas une critique mais plutôt un constat : la France n’est pas un pays de journalisme vidéoludique, et même nos rares exceptions viennent pour la plupart d’organes de presse généralistes et non pas de médias spécialisés.
Dans ce cadre, il convient maintenant de déterminer ce qu’est une vraie enquête journalistique. Un article d’investigation, c’est dévoiler des situations de crunch chez Naughty Dog ou de harcèlement chez Ubisoft. C’est publier un sujet qui est d’intérêt public et a le potentiel de faire évoluer une situation, c’est creuser des sujets épineux, obtenir la vérité.
Une enquête journalistique, au contraire, ce n’est pas aller parler à quelques sources pour recueillir des informations qui n’ont aucune utilité si ce n’est de devancer la communication d’un studio, et par-là même de la gâcher. S’agissant de la vidéo de Jeux Vidéo Magazine sur le remake d’AC Black Flag, le seul résultat est d’avoir donné des informations qu’Ubisoft avait certainement prévu de partager un jour, à son rythme. Aucun élément dans la vidéo ne se rapproche réellement d’un travail de journalisme, et tout au contraire participe à fragiliser encore le lien de confiance que peut avoir Ubisoft avec les médias qui couvrent son actualité.
Différencier presse et média : une notion importante
Ceci étant dit, ne pas avoir de journalisme JV à proprement parler en France n’est pas forcément une honte. C’est dommageable certes, car les enquêtes journalistiques font toujours avancer les choses, mais ce n’est ni obligatoire ni honteux.
Il faut ici différencier les notions de presse et de média. La presse, c’est de mon avis des organes comme le Washington Post dont les journalistes Bob Woodward et Carl Bernstein publiaient au début des années 1970 une enquête d’espionnage qui allait faire tomber le président américain de l’époque, Richard Nixon. La presse, ce sont tous les organes qui ont sorti ces dernières années les scandales des Panama Papers, du financement libyen de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, etc.

Les médias, c’est une autre notion. En France, l’écrasante majorité de ceux qui parlent de jeux vidéo le font soit en rebondissant sur l’actualité, soit en produisant des analyses sur l’industrie, soit encore en écrivant des dossiers ou recherches artistiques sur des jeux. Chez PSI, nous faisons partie de ce groupe car la quasi-totalité de notre travail est d’étudier l’industrie du JV, d’en interviewer les acteurs ou encore d’en commenter l’actualité.
Et encore une fois, il n’y a pas de problème à cela. Au niveau de PSI, nous n’avons par exemple ni les moyens ni le temps de faire de la vraie investigation sur le monde du jeu vidéo (étant notamment bénévoles), et ce n’est pas grave. Il faut simplement assumer ce positionnement. Nous sommes un média de JV, et non un organe de presse. Et à ce titre, nous décidons, pour protéger le travail des développeurs, de ne pas partager de rumeurs ou de leaks à même de mettre à mal ou de gâcher des moments de communication. À quoi cela sert si ce n’est de gagner en audience ? Mais la course à l’audimat ne fait pas tout. Bien entendu, dire cela ne fait pas de nous des chevaliers blancs et ne nous exempte pas des mêmes critiques que nous pouvons adresser à d’autres. Il nous est arrivé de partager des rumeurs et des leaks et d’en faire nos choux gras. Nous essayons de ne plus le faire et nous nous engageons dans ce sens. Quand on veut critiquer, on doit balayer devant notre propre porte d’abord. Travail en cours…
Là est le cœur de notre critique adressée à Jeux Vidéo Magazine, qui malgré les nobles mots utilisés n’a pas fait d’enquête journalistique sur AC Black Flag, mais en a simplement fait fuiter quelques informations. Ni nous, ni JVM ne sommes des organes de presse. Nous ne sommes pas des journalistes. Nous sommes des médias.
Ce postulat étant posé : que faire désormais ?
Une presse JV peut-elle émerger en France ?
Le constat est à mon avis clair : il n’y a pas de presse JV en France. Il y a des organes de presse généralistes qui sauvent l’honneur, tels Libération ou Mediapart, et aussi quelques coups d’éclats, à l’image de ce qu’ont pu faire par le passé Canard PC, Origami ou Gamekult.

En dehors de cela, c’est le néant, ou c’est du moins très insuffisant. Mais le vide étant toujours le prémice à la création, une presse JV peut-elle réellement naître en France et se pérenniser au-delà de rares exceptions ?
C’est bien entendu notre vœu, pieux au moment où j’écris cet édito. Pour commencer, il faut que les médias JV en France arrêtent de considérer le partage de leaks comme de l’enquête ou de l’investigation. Ensuite, nous avons, tous médias confondus, un travail d’introspection à réaliser.
Il faut se poser les bonnes questions : veut-on aller vers du journalisme d’investigation à proprement parler, ou reste-t-on dans le créneau de l’interview ou de l’analyse ? Comme écrit plus haut, il n’y a pas de honte à cela et le paysage français, que ce soit à travers des sites internets, des YouTubeurs ou des écrivains, est extrêmement qualitatif dans ce domaine.
Mais si on veut aller vers une véritable presse JV, alors il faut soutenir philosophiquement et financièrement ce travail journalistique. Il faut prendre du temps pour entretenir des relations avec les sources, les mettre en confiance, et se concentrer sur des sujets de réel intérêt général. Il faut aller chercher l’information et la recouper. Il faut, au fond, différencier l’info du leak, et savoir quoi publier.
C’est un travail de longue haleine, mais si l’on veut créer des Jason Schreier à la française, cela passera par là. En parallèle, le paysage français sera toujours servi par d’excellents médias qui réfléchissent sur le JV et nous les saluons, les Third Éditions et les Share Players, les Pixn’ Love et les Gamekult, les Point’n Think et les Jeux Vidéo Magazine. Nous soutenons leur travail et nous nous inscrivons dans leur sillage.
Du reste… Sic Parvis Magna, bien sûr !




