Le studio italien Jyamma Games a commencé son aventure à Milan en septembre 2019 en tant que studio de développement de jeux vidéo mobiles dans un premier temps, avec notamment Hi-Ball Rush et Matchy Catch. En cours de route, le studio a acquis de l’expérience et a recruté des personnes très talentueuses provenant de certaines des meilleures entreprises de l’industrie du jeu vidéo, et compte désormais plus de 50 collaborateurs dans différents pays. Ils ont un portfolio collectif assez impressionnant avec du Cyberpunk 2077, Dying Light 2 ou encore Tom Clancy’s Ghost Recon: Wildlands. Fort de cette expérience, Jyamma Games s’est lancé le défi de sortir un AA, à savoir Enotria : The Last Song, un souls-like action RPG à la sauce italienne. Alors, la sauce est-elle réussie ?
Le monde en proie au Canovaccio
La première cinématique nous expose le lore principal d’Enotria, un monde éternel et tordu maintenu dans une stase contre nature (malédiction de la Stagnation) où tout est théâtral ; et où les Dieux ont été créés par l’homme. La mise en scène rappelle l’introduction d’Elden Ring avec la présentation des différents protagonistes.
Mais dans une grotte, un arbre libéré de toute emprise accouche d’une marionnette, un Sans-Masque seul, sans maître ni attache, qui sera capable d’arpenter cette terre ensoleillée afin de briser les chaînes qui emprisonnent ce monde nommé Canovaccio.
Dans le théâtre et l’intrigue littéraire, surtout dans la Commedia dell’arte, le chiffon ou canovaccio fournit des pistes pour des acteurs de théâtre d’improvisation. Chacune des pistes est indiquée par un tracé à suivre en fonction du masque porté par l’acteur. On comprend donc mieux le rôle de notre sans-masque qui va devoir improviser dans ce monde théâtral régi par la dure loi des masques et de la malédiction de la Stagnation.
Le masque dans la commedia dell’arte désigne un personnage type avec un costume caractéristique et s’exprimant avec des gestes codifiés. Il est utilisé dans le théâtre comme une caricature grotesque d’un métier ou d’un rôle. Il nous sera possible d’endosser plus de 30 masques différents, des simples masques d’ennemis lambda comme le bûcheron ou le pécheur, jusqu’aux masques de boss comme Zanni le Premier Masque. On reviendra plus tard sur ces masques spéciaux qui existent dans le théâtre et que le studio reproduit de façon tout à fait exquise.
Les scènes théâtrales de la Direction Artistique
Le Canovaccio d’Enotria se divise en 3 grandes zones distinctes avec ses propres références historiques et mythologiques, et ses propres ambiances. Chaque zone viendra nous raconter son histoire avec son visuel, ses décors mais aussi son ambiance sonore tout en faisant référence à l’Italie.
Quinta, le commencement et la ville des comédiens
Quinta est donc la toute première zone du jeu, avec pour premier paysage des champs de tournesols nimbés de la lumière du soleil avec pour fond les rivages bleus et paisibles de la mer.
La cité de Quinta (anciennement appelé Vedetta) est fête, théâtre et spectacle de rue, où les dieux jouissent dans l’opulence d’orgies, de chants et de vins. La ville est dans une telle euphorie d’ivresse, piégée dans une boucle sans fin pendant que le festival de Zanni bat son plein. On a pu reprocher une certaine apathie des ennemis dans la zone, mais en se renseignant sur le lore, on comprend mieux cette inaction de la majorité des personnages.
Fait amusant, l’Italie était appelée dans l’Antiquité « Enotria », c’est-à-dire la terre du vin. C’était un pays d’art et d’histoire que tous voulaient déjà découvrir, et où, selon le célèbre savant Giovanni dal Masso, la culture de la vigne existait déjà avant la colonisation de l’arrière-pays toscan par les Étrusques.
Après avoir mis fin à la tyrannie Curtis Prince du Rire, premier boss du jeu, on arrive dans le monastère de Maja, déesse de la vie et de la mort. Le monastère contraste avec la cité, la zone est froide, sombre comme si elle était l’opposé total de la cité. La raison de ce côté morbide du monastère vient du fait que les moines dévoués à la déesse s’opposèrent à la Stagnation, mais la population devint violente à l’encontre de l’ordre et ils s’enfermèrent par désespoir… un désespoir qui finit par engloutir le monastère dans le noir.
Dernier lieu de Quinta, l’École du théâtre qui deviendra notre repère, notre lieu de repos, là où chaque divinité que l’on sauvera de la Stagnation viendra s’y repentir et observer nos actions. L’École est gardée par Zanni, le premier masque.
Falesia Magna
Changement de zone, changement d’ambiance. Bienvenue à Falesia Magna avec son sable blanc à perte de vue, des falaises de roches blanches entourée d’une eau bleue, claire et pure. Un paysage qui fait penser à la Sardaigne !
Finis les chants, les rires et les orgies de vins. Ici, place à la guerre, aux corps inertes et sans vie de milliers de soldats, avec le royaume en ruine et un Colisée en son sein. Autant à Quinta on affrontait des bûcherons et des fermiers, ici on affronte des soldats et des militaires dans un décor très romain.
Ici place à des camps romains à perte de vue, avec notamment un magnifique Colisée théâtre de combats multiples et sanglants, le tout étant entouré d’une cité de type romain avec des colonnes sculptées, des statues des dieux de la région, des palais et temples romains, le tout nimbé d’un jeu d’ombres et de lumières maîtrisé à la perfection.
Mais que s’est il passé à Falesia Magna pour retrouver cette civilisation en ruine ? Au commencement, il y avait deux dieux frère et sœur : Veltha, créatrice des terres émergées, et Nethuns, maître des océans. Veltha était jalouse des créations de son frère qui prenaient diverses formes de vie. Elle créa alors des êtres humains à son image et leur confia le don de prémonition afin d’annoncer la création de l’Empire Énéen. Les citoyens excellèrent dans la culture et la puissance militaire sans se douter que cette prospérité et cette envie de s’agrandir sans cesse allaient les conduire à leur perte, à l’image de la chute de l’empire romain. Le conflit entre le royaume terrestre et maritime était inévitable.
Litumnia, cité aux mille facettes
La grande cité de Litumnia, carrefour central de la recherche, du savoir et de la technologie du soufflage de verre, est embourbée dans une tempête sans fin à cause de ses deux dirigeants Pantalone et Balanzone incapables de s’entendre.
Le décor fait référence à l’Île de Murano située près de Venise, avec ses canaux remplis de gondoles, son musée du Verre et le style roman des bâtisses hautes en couleur. Mais le tout baigne dans une obscurité sans fin à cause de la dispute incessante des dirigeants de Litumnia, l’un cupide et l’autre assoiffé de connaissances, ce qui entraîne la ville dans une chute éternelle.
On retrouvera plusieurs quartiers entourés d’un marécage où errent des gondoliers sans travail. Le quartier des connaissances est composé de belles bibliothèques dévastées, d’un centre de recherches à l’abandon, de fours éteints du quartier de Verre, mais aussi d’une mine de joyaux où réside un secret manquable à la fois terrifiant et fascinant.
Après avoir posé les différentes scènes théâtrales du jeu, le level design est bien sûr au rendez-vous. On est quand même dans un souls-like donc on se doit d’avoir un level design conséquent, labyrinthique et profond. De ce côté-là, rien à redire. Plusieurs chemins s’offrent à nous à chaque fois comme s’il fallait respecter l’adage « Tous les chemins mènent à Rome ».
De plus, les arènes de boss sont toutes bien travaillées et bien étudiées pour leur correspondre. On retrouvera une bête énorme dans le Colisée ou bien Zanni sur son balcon énorme entouré d’une rivière de vin qui alimente son orgie éternelle.
Le studio a fait un travail remarquable, la DA est absolument ravissante, et la maîtrise du jeu de lumière est saisissante de réalisme. Les détails des différentes architectures et des tableaux que l’on peut trouver sont prodigieux, le tout étant accompagné d’une ambiance sonore et musicale enivrante. Tout est dans le détail, même le sang qui gicle de notre personnage ou des ennemis qui est noir avec un effet d’encre, comme si on trempait notre plume et qu’on aspergeait notre feuille pour former une traînée noire, faisant référence aux ratures du texte d’une pièce de théâtre.
Les masques au cœur du gameplay
Le gameplay est donc au cœur de ce style de jeu et il y a de belles promesses, même si tout n’est pas parfait.
Étant un Sans-Masque libre de nos actions, on pourra donc s’équiper des masques que l’on aura récupéré sur les différents boss majeurs mais aussi sur de simples ennemis comme le bûcheron ou le soldat. Le masque a une place centrale dans la Commedia dell’arte, étant équivalent à un rôle. Dans Enotria, c’est la même chose, et un masque équivaut à un build. Chaque masque aura d’abord un costume propre habillant intégralement notre héros mais surtout une compétence particulière.
La spécificité d’Enotria pour se démarquer des autres souls-like est que l’on peut avoir 3 masques différents. Il sera possible de switcher facilement entre eux, ce qui nous donne 3 builds différents pour maîtriser nos combats. Pour agrémenter la puissance du masque, on aura différents effets à ajouter pour bénéficier de buffs passifs (une régénération de vie en cas de parade parfaite par exemple), et on possèdera aussi 2 armes et 4 traits (pouvoir magique pour simplifier).
Le travail de recherche historique sur les masques utilisés de la Commedia dell’arte est prodigieux. Chaque masque dans Enotria correspond parfaitement à ceux du théâtre que ce soit au niveau du design, du costume mais aussi de la mise en scène. Pour illustrer mon propos, je vais parler du premier boss majeur du jeu, Zanni le premier masque. Dans la Commedia, Zanni peut se décliner en deux personnages, l’un fourbe et intelligent tandis que l’autre est lourdaud et stupide.
Sa représentation dans Enotria est subtile, on retrouve le fourbe à moitié mangé par le lourdaud, du deux en un. Un mélange qui m’aura échappé en jouant mais que j’ai compris en faisant des recherches pour ma critique. J’ai trouvé cela judicieux car tous les masques portant un nom sont une variante de ce théâtre. Autre exemple : dès le début de l’aventure, un PNJ du nom de Polichinelle nous suit et nous conseille (ou pas d’ailleurs). Dans la Commedia dell’Arte, le personnage de Polichinelle se développe de façon différente comme s’il était le principal protagoniste de l’histoire, le plus souvent de façon rusée, spirituelle ou gourmande. Dans Enotria, on verra qu’il a un rôle plus important qu’il ne veut admettre.
Parlons maintenant du gameplay des phases de combat, élément essentiel d’un bon souls-like. La parade est au cœur du jeu, et le joueur sera récompensé avec une jauge de posture sur l’ennemi qui grandira plus vite, alors que l’esquive n’apporte aucune récompense. Ensuite, on aura différents malus (au nombre de quatre) qui viendront s’ajouter, à l’image du poison mais surtout d’un élément qui correspond parfaitement à la terre des vins… l’ivresse.
Oui, on peut être ivre dans le jeu ou rendre nos ennemis pompette. L’ivresse rendra plus sensible aux dégâts mais donnera une régénération d’endurance plus importante ainsi qu’une augmentation de nos propres dégâts. On retrouvera deux autres éléments : la Gratia (radiance ou dégâts de lumière) ainsi que la Fatuo, qui régénère la vie (très utile).
Là est donc l’utilité d’avoir des builds complémentaires pour maximiser nos chances de victoire. Par exemple sur un combat de boss, j’inflige d’abord du Vis afin de rendre l’ennemi plus sensible aux dégâts (même si ça va augmenter ses dégâts à lui également). Puis je switche sur du malamo (poison) afin de grignoter sa vie petit à petit. Pendant que la malamo agit, je peux basculer sur une arme avec du fatuo afin de récupérer de la vie à chaque coup que je mets. Et pour pousser le bouchon encore plus loin, j’ai un passif qui me permet de récupérer un peu de vie à chaque parade parfaite.
Le rendu des armes lourdes est incroyable. Malgré la lenteur du coup, on ressent l’impact d’une attaque lourde sur l’ennemi. Par contre, gros bémol sur les frappes qui passent à travers les murs. Il n’y a aucun malus si on tape sur un mur, au contraire d’un Dark Souls où l’arme rebondissait en cas d’impact sur un mur avant de toucher l’ennemi. Niveau difficulté malgré un équilibrage plutôt bien réussi, le jeu n’est pas aussi exigeant que peut l’être un souls-like.
Une attache ancestrale de la bande-son
Si vous ne me connaissez pas, j’attache toujours une attention particulière à l’ambiance musicale et aux bruitages dans un jeu.
Aram Shahbazians (Audio Director) et Camilla Coccia (Audio Lead) ont su reproduire une ambiance méditerranéenne d’antan chaleureuse et positive tout en ajoutant un ton troublant et tendu. Ils ont su rendre ce monde en décomposition à la fois vivant et réaliste tout en étant sombre et impitoyable. La musique d’Enotria nous donne la sensation d’un voyage à travers les différentes traditions musicales italiennes, de la simple chanson populaire aux chants grégoriens, en passant par les influences de la fin de la Renaissance. Le tout reflète les changements visuels des environnements et l’identité des ennemis que l’on affronte. Le studio a collaboré avec plusieurs musiciens utilisant des instruments d’époques afin d’insuffler une âme particulière à la bande-son d’Enotria.
Outre cet aspect musical maîtrisé à la perfection, les dialogues en italien, langue mélodieuse et chantante, rendent le jeu encore plus théâtral. Les équipes ont travaillé avec des comédiens vocaux pour moduler leur degré d’accent dans les mots afin d’accentuer l’aspect théâtral d’Enotria.
Malgré de nombreux soucis de bugs (dialogues figés par exemple), le pari du studio Jyamma Games est une belle réussite. Ils ont su donner à leur jeu une aura de pièce de théâtre remarquable, entre la mise en scène, la réalité des masques et cette atmosphère sonore fantastique.
De plus, la gestion du multi-build est une réussite, même s’il existerait des aspects à améliorer pour rendre cette mécanique plus importante pour vaincre la Stagnation. Le jeu mérite une meilleure presse que ce qu’il a reçu.
Souhaitons à Enotria que la sortie physique prévue le 29 octobre 2024 sur PS5 et plus tard sur Xbox lui permette de toucher un plus grand public. On notera que la sortie a été repoussée sur Xbox à cause du service validation de Microsoft qui n’avait pas répondu au studio. Il aura fallu que Jyamma Games communique dessus et que la communauté râle derrière pour que les équipes de Phil Spencer prennent enfin contact pour passer le jeu en validation.
Le studio demande souvent son avis aux joueurs afin d’améliorer notre expérience de jeu, de réparer les différents bugs rencontrés et est très actif sur les streams ou let’s play pour récolter les informations nécessaires. D’ailleurs, ils ont déjà travaillé sur un gros patch pour ajouter deux modes d’expériences de jeu : un Story Mode (pour rendre le jeu plus accessible) et un Soulslike Experience qui ont été annoncés sur leur Discord et dont la sortie fut le 3 octobre.
Par contre, le jeu a une capacité pour différents speedruns et j’espère voir de belles batailles dans un avenir proche entre faire une run sans utiliser de masque par exemple ou une RL1 (sans monter de niveau).
En tout cas, nous sommes curieux à la rédaction de l’avenir de ce studio et nous avons hâte de voir le DLC qui devrait sortir début d’année prochaine.
Enotria : The Last Song
Pros
- Ambiance théâtrale absolument fantastique
- Bande son (OST-VI-bruitage) efficace et qui se marie bien à l’univers
- Direction artistique soignée et incroyable
- Gameplay innovant avec cette possibilité de multi build
Cons
- Beaucoup de bugs un peu gênants mais qui devrait être vite corrigés
- Une difficulté moindre pour un souls-like malgré quelques boss ardus
- Beaucoup d’armes mais souvent le même moveset pour chaque catégorie
- Recyclages de boss qui se transforment en mobs