Il est sans conteste le jeu symbole de cette génération Xbox troublée. Senua’s Saga: Hellblade II a tout d’abord été une bombe, lâchée un soir, le 13 décembre 2019, lors d’une édition des Game Awards dont nous n’attendions aucun sursaut. La firme américaine laisse apparaître les formes cubiques de ce qui deviendra l’actuelle Xbox Series X. Et sans finasser, tandis que les spectateurs de la salle sont en tachycardie ventriculaire, un nouveau trailer prend le relais. Un écran noir, puis un logo « Ninja Theory » comme une bougie dans un couloir obscur, et en fond, un chant guttural, dantesque, entonné par de sombres choristes plantées comme des troncs. Au beau milieu, un visage d’une douceur féroce nous est familier : Senua fait son retour.
Quelques images d’une technique impressionnante portée par une caméra qui se perd dans les confins poisseux d’un Midgard qui n’a jamais été aussi réel. Ça y est, Xbox lâche les chevaux : la next-gen arrive.
Et puis, plus rien. Ou pas grand-chose. Xbox s’enlise. Le porte-étendard Halo est reporté, et Xbox sort ses nouvelles boîtes X sans tête d’affiche casquée. Pendant ce temps-là, les voix de Senua se taisent. Ninja Theory parle à voix basse et nous abreuve faméliquement de quelques informations au compte-gouttes.
Puis vient 2021. Encore les Game Awards, et enfin un nouveau trailer, davantage orienté gameplay. Et une fois encore, le triomphe. Ce Senua’s Saga: Hellblade II s’annonce comme l’un des plus beaux jeux de l’histoire. Finalement, nous aurons attendu pas moins de 4 ans pour voir débarquer ce Hellblade II, en mai 2024. L’attente et la frustration furent interminables, pour les joueurs d’abord et surtout pour Xbox, qui avait cruellement besoin d’une référence dans son catalogue.
Plus d’un an après sa sortie, Xbox a grandement revu sa copie, abandonnant le combat de l’exclusivité pour bombarder ses productions sur les consoles avoisinantes. Et c’est pourquoi, ce 12 août, Senua’s Saga: Hellblade II portera sa voix sur PlayStation 5. Une voix plus forte, poussée par une version « Enhanced ». Nous avons eu l’occasion de poser des mots sur ces voix et de plonger dans cette aventure tortueuse, burinée sur un chemin rectiligne.
Qu’avons-nous pensé de ce Senua’s Saga: Hellblade II ? On vous dit tout dans cette critique.
Cent voix ni lois
NB : Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est important de préciser, dans le cadre de ce test, que je n’ai pas terminé le premier Hellblade. J’en connais l’histoire, ses tenants et ses aboutissants, mais je ne suis pas allé assez loin dans l’aventure pour justifier une mise en perspective avec sa suite, celle qui nous occupe aujourd’hui. Nous allons donc surtout nous concentrer sur cette deuxième mouture, sans trop la comparer au premier opus.
Senua’s Saga : Hellblade II — que nous allons tout de suite abréger en SSHII pour ma propre santé mentale — est la suite directe du premier opus. Nous avions quitté Senua, victorieuse, si l’on peut dire, de Hela, chez qui elle voulait guérir l’âme de son défunt mari. Métaphore du deuil, l’héroïne nordique renonce à son sacrifice en guise de monnaie d’échange, comme signe de l’acceptation de la mort de Dillon.

Toujours en quête d’une forme de rédemption, on démarre sur un bateau, avec notre héroïne encore aux prises avec les Northmen, décidée à comprendre ce que font les Bjorgs de cette population qu’ils capturent et tiennent en esclaves. Avec elle, ces voix qui l’escortent sans jamais se taire : les Furies, symptôme de sa psychose et manifestation vocales de son propre monologue intérieur.
Au bout de quelques minutes, le ton est donné : ambiance macabre, tortueuse et torturée. Le bateau s’écrase sur la rive, avec des dizaines de morts qui viennent joncher les plages grises. Et ces voix — toujours ces voix — la culpabilisent, jouent avec son esprit abîmé. Ce SSHII reste dans la même tonalité que le premier, avec une Senua toujours aussi guerrière qui voudra à tout prix se racheter en sauvant son peuple, et qui va, par la même occasion, comprendre qu’il sert de chair à canon à des géants monstrueux.
D’ailleurs, la monstruosité est bien le thème de ce nouvel opus — non seulement dans sa forme physique, évidemment, mais aussi dans ce qu’elle camoufle : la blessure, le parcours, ou la mauvaise décision d’un homme, ou d’une femme.
Et on s’arrêtera ici pour le résumé : le jeu est suffisamment court pour ne pas en divulgâcher davantage le contenu.
Une beauté qui nous laisse sans voix
SSHII s’inscrit dans une très courte liste de jeux vidéo ayant servi de jalons graphiques, comme un Assassin’s Creed ou un Crysis. Disons-le sans détour : Senua’s Saga: Hellblade II est, à ce jour, le plus beau jeu vidéo jamais réalisé.

Sa technique est irréprochable, notamment dans le travail de la chair — la plus aboutie à ce jour. Les expressions faciales, la synchronisation labiale, la texture de peau (jamais trop brillante, jamais trop mate), les animations, les mécaniques du corps… Jamais un studio n’aura travaillé la matière organique avec autant de vraisemblance.
Et du côté des environnements, le constat est identique : jamais un caillou n’aura semblé aussi caillou, jamais une falaise, une prairie ou une vallée rocheuse n’auront paru plus réelles, manette en main — plus calcaires, plus anguleuses. Évidemment, pour un tel rendu, des sacrifices ont été faits du côté du level design et du gameplay (nous y reviendrons plus tard). Mais rien que pour son aspect visuel, ce SSHII mérite amplement qu’on s’y attarde tant la prouesse technique est fabuleuse.
Précisons-le : nous parlons ici de technique pure, et non de direction artistique. Même si cette dernière reste cohérente avec l’univers du jeu, on s’habitue assez rapidement à un décor qui peine à se renouveler et qui, par moments, parait un peu figé. Il fallait bien faire entendre une voix critique sur ce volet — mais cela n’entache en rien le rendu global : époustouflant. Du jamais vu. Et d’ailleurs… du jamais entendu non plus.
Le travail du sound design, lui, reste une merveille. Et c’est ici que je fais une pause dans ma litanie de compliments pour vous adresser un conseil simple : jouez à ce jeu au casque. Et si possible : en audio 3D. L’enchevêtrement des voix dans la tête de Senua est une prouesse de mixage. On passe de la stéréo au mono, les tons et les tessitures s’enchaînent à la perfection sans jamais sombrer dans la cacophonie. Le tout est servi par une version originale admirable.
Parce que oui — ou plutôt non : il n’y a pas de doublage français pour ce SSHII. Et ce n’est absolument pas un problème, tant la performance des comédiens est à saluer.
Et je parle de comédiens à dessein, tant il est difficile de passer outre la dimension cinématographique du titre — souvent brillante, parfois exceptionnelle — mais qui, malheureusement, érode au fil de l’eau l’expérience ludique.
Un joueur qui n’a pas voix au chapitre ?
SSHII est un jeu que l’on a trop souvent décrit comme le « God of War » de la Xbox. En dehors du fait que, de toute façon, Hellblade n’est plus une exclusivité Xbox, le seul point commun entre ces deux franchises reste leur théâtre d’action : Midgard, ou du moins, la mythologie nordique. Contrairement à GOW, SSHII n’est pas un jeu d’action : c’est une expérience interactive comprenant des scènes d’action, très souvent grandioses.
La mise en scène est à l’image de sa technique : stupéfiante. Le système de combat en 1V1, hérité du premier opus, est ici repris mais considérablement amélioré, chaque ennemi vaincu laissant place à un autre, dans un ballet de corps parfaitement rodé. La caméra suit Senua dans ses moindres mouvements, et des astuces de mise en scène viennent créer l’angoisse ou la surprise : SSHII est un petit bijou de réalisation, parfois très largement supérieur à certaines grosses productions cinématographiques. Le tout sert une narration nourrie par les démons d’une Senua toujours aussi isolée, aux prises avec ses voix — celles des Furies, mais aussi cette fameuse Ombre — toutes de concert pour la pousser vers l’abîme.
Seulement voilà. Senua est psychotique, ça on le sait, mais le diagnostic est encore plus grave qu’annoncé. Non seulement elle entend des voix qu’elle seule peut percevoir, mais le pire, c’est qu’elle est sourde à la seule voix que tous peuvent entendre : une voix plaintive, isolée, criarde — celle du joueur.
Pendant un peu moins de 8 heures, le joueur est une sorte de porteur d’eau. Chez Tolkien, il serait juste l’escabeau de Frodon, au football, c’est le remplaçant qui couperait les citrons. Bref, le joueur est en retrait, il assiste, sert de muscle pour traîner la carcasse de l’héroïne, sans jamais avoir le sentiment de l’incarner.
Les phases de gameplay, bien qu’impressionnantes visuellement, sont d’une simplicité assez désengageante. Un coup léger, un coup puissant, un « boost » permettant de terminer un combat plus rapidement… et c’est tout. Même chose du côté des puzzles : vous ne risquez pas l’hémorragie nasale en résolvant les quelques énigmes basées sur une mécanique un peu rébarbative. Pourtant, du potentiel ludique, il y en avait. Dans un monde où le personnage principal ne sait faire la distinction entre réalité et fantasmes, un système de choix offert aux joueurs aurait tout son sens. Mais non. Le joueur, lui, va se contenter de porter la manette et de regarder sagement.
C’est tout le paradoxe de ce Hellblade, deuxième du nom. Il parvient à nous émerveiller par sa narration, son sous-texte et sa technique, tout en réussissant à nous ennuyer sur le plan ludique. À tel point qu’on se sent presque dérangé lorsqu’on nous sollicite pour un combat.

Ninja Theory n’a jamais eu l’ambition de créer un jeu classique, mais plutôt de proposer une expérience dans laquelle le joueur serait une forme de témoin actif. C’est pourquoi l’on se retrouve avec un écran dépouillé de toute indication. Et sur certaines séquences, on se retrouve comme notre héroïne : dépourvu de repères, on ne fait plus la part des choses entre réalité et fiction ou entre cut-scene et phases jouables.
Une seule voie : le couloir
Si sa psyché est sinueuse, la route de Senua, quant à elle, est rectiligne. Ninja Theory a opté pour le couloir. Un choix de level design cohérent avec le premier opus, et plutôt audacieux, compte tenu de la tendance actuelle du monde ouvert qui envahit (un peu trop) l’horizon du jeu vidéo. Seulement voilà, nous sommes les premiers à donner de la voix lorsqu’un monde ouvert se contente d’ajouter des kilomètres de marche dans un environnement désert, pour quelques quêtes FedEx transformant la durée de vie en durée de vide.
Mais reconnaissons qu’il est tout aussi légitime de monter au créneau quand un jeu en couloir ne propose rien d’autre qu’un chemin bien droit, où seuls le revêtement du sol et le décor changent. Si nous étions persifleurs, nous décririons SSHII comme un simulateur de randonnée psychotique, ni plus, ni moins.
Parce que nous sommes en 2025, et un jeu à la technique inégalée propose une mécanique d’exploration archaïque, où le personnage peut grimper cinq mètres de dénivelé, mais demeure incapable d’enjamber un rocher de quinze centimètres… simplement parce que les développeurs nous l’interdisent.
Un paradoxe d’autant plus frappant que les animations et la physique des corps de ce SSHII se veulent réalistes. On a donc du mal à comprendre ce choix extrêmement dogmatique du couloir rigide, qui confine à une forme de paresse de la part du studio.

On retrouve une nouvelle fois ce sentiment qui nous habite lorsqu’une phase de combat sans aucun stimulus survient : ces longues marches pour rejoindre la suite des événements sont un moindre mal — une petite balade pénible qui nous permettra d’accéder à une cutscene aux petits oignons.
Rythme et durée de vie : des voix dissonantes
Senua’s Saga : Hellblade II est un jeu court (comptez moins de 9 heures pour le conclure) qui, pourtant, se permet un rythme lent — et ce, grâce à un travail ciselé sur la masse des corps.
Senua est tout sauf une créature éthérée, non. On sent son poids, l’effet de la gravité s’exerçant sur son corps qui chute, la contraction des muscles lorsqu’elle rampe sous un tas de bois ou ses biceps presque à l’agonie quand il faut gravir un monticule de terre. Tout est fait pour que chaque pas soit une lutte, comme pour souligner le combat intérieur que mène Senua contre ses propres démons.

Seulement voilà : à peine quelques heures de jeu, couplées à un rythme tout sauf frénétique, peuvent donner une sensation de trop peu, une forme de frugalité — bien loin, encore une fois, des AAA actuels qui ont tendance à empiler les heures d’écran.
Le studio a-t-il été avare en développement ? C’est ce que laissent entendre des milliers d’avis de joueurs déçus et frustrés de voir un jeu si attendu se parcourir aussi vite.
De notre côté, on pourrait répondre par l’affirmative, si l’on mettait de côté la prouesse technique et graphique, qui ne pourrait s’éterniser sur 30 heures de jeu sans faire exploser les coûts de production. Aussi, Senua’s Saga : Hellblade II est un jeu qui enchaîne les séquences de grande tension et d’angoisse. Ce qui devient difficilement supportable nerveusement au-delà de quelques heures.
Enfin — et il serait malhonnête de l’éluder — on ne peut s’empêcher de penser que 9 heures, c’est déjà bien assez, quand on constate certaines longueurs et phases répétitives que ce SSHII laisse poindre, malgré une durée de vie pourtant restreinte.
Ce Senua’s Saga : Hellblade II ne souffre pas de psychose, comme son héroïne. Non, il pâtit d’un trouble de personnalités multiples et opposées. Il est doté d’une technique visuelle en avance sur son temps mais d’un level design archaïque, d’une mise en scène très souvent spectaculaire mais de scènes d’action proactives anecdotiques, ou encore d’une durée de vie ramassée qui parvient tout de même à contenir des phases répétitives et ennuyeuses.
Ce SSHII nous pose une question : quelle voix allons-nous décider d’écouter ? Quel couloir devons-nous emprunter ? Celui qui mène à une prouesse graphique inégalée à ce jour ? Ou celui d’un jeu qui, finalement, n’en est pas vraiment un — laissant au passage le joueur sur le carreau ? Comme pour Senua, toutes les réalités coexistent. Il suffit alors d’en choisir une.
De notre côté, il est difficile de ne pas être frustré par ce que nous a offert Ninja Theory. La promesse visuelle était telle qu’il suffisait d’un gameplay simplement bon pour en faire une œuvre déterminante. Il n’en est rien.
Freiné par sa paresse et ses mécaniques éculées, ce Hellblade II laisse un goût amer. Un goût de trop peu. Le sentiment d’être passé juste à côté de quelque chose de grandiose. Nous pensions emprunter la voie royale… et nous voilà, finalement, dans une voie de garage.
Senua's Saga: Hellblade II
Les avantages
- Le plus beau jeu de tous les temps
- La spatialisation des voix, toujours aussi immersive
- Une mise en scène souvent spectaculaire
- Un propos distillé avec subtilité
Les inconvénients
- Un gameplay plus qu'anecdotique
- Des longueurs et des phases répétitives (en seulement 8h de jeu, c'est un exploit)
- À part les cut-scenes, que reste-t-il ?
- Un jeu en couloir d'un autre temps