Ninja Theory est un studio de développement de jeux vidéo à l’histoire fascinante, allant de la création d’un bijou technologique pour le lancement de la PS3, rebootant une des plus célèbres franchises de Capcom jusqu’à redéfinir la notion de AAA dans l’industrie.
Son histoire étant particulièrement riche, ce dossier se concentrera sur les origines du studio jusqu’à la sortie du premier Hellblade et son rachat par Microsoft.

La création de Ninja Theory
La genèse du studio se trouve chez Sony Computer Entertainment Cambridge avec Tameem Antoniades, Nina Kristensen et Mike Ball, alors programmers et designers dans le studio et ayant œuvré sur des titres comme MediEvil ou Beast Wars: Transformers. En mars 2000, ils quittent SCE pour fonder leur propre studio indépendant : Just Add Monsters.

Leur premier projet débute dans une simple chambre dénuée de tout équipement avec un budget de 3000£. Tameem Antoniades prend la place de concepteur avec l’idée d’utiliser sa passion comme élément clé de leur premier jeu : le Kung-Fu. Avant de pouvoir mettre le pied à l’étrier, il leur fallait néanmoins un financement sérieux et des machines capables d’atteindre leurs ambitions.
Avant même le moindre jeu, le studio reçoit des demandes de rachat pour être intégré à de grands groupes. C’est l’offre d’Argonauts, le plus gros groupe anglais de l’époque, qui intéressera le plus le studio car elle leur permet de rester indépendant tout en étant soutenu financièrement. Avec ces nouveaux financements, ils créent une démo de leur premier projet, nommé Kung Fu Chaos.
Au même moment, Xbox cherche à agrandir le catalogue de leur première console. Just Add Monsters va montrer cette démo à différents éditeurs et c’est Microsoft Game Studios qui sera le plus intéressé et va signer l’exclusivité ainsi que le reste du financement du jeu. Le développement se déroule sans encombre et respecte toutes les attentes qualitatives de Microsoft.

Kung Fu Chaos sort en février 2002 sur Xbox. Le jeu s’apparente à un « Power Stone » like avec des combats d’arène en multijoueur. Le titre est évidemment basé sur la culture asiatique et les arts martiaux tout en empruntant un style cartoon. Kung Fu Chaos aura des critiques assez mitigées avec un Metacritic de 68 et des ventes en dessous des attentes de l’éditeur. Durant sa première semaine de sortie, le jeu se vend à seulement 10 000 exemplaires et finit sa carrière à environ 280 000 ventes dans le monde entier. Tameem Antoniades justifie le peu de vente par le manque de publicité de la part de Microsoft qui avait décidé de concentrer sa promotion sur d’autres jeux, dont Halo qui sortait quelques mois plus tard.
À cause des ventes décevantes, la suite du titre sobrement nommée Kung Fu Chaos 2 a été annulée et du fait du contrat, la licence Kung Fu Chaos reste dans les mains de Microsoft. Just Add Monsters se retrouve dès lors sans leur propriété intellectuelle, sans contrat, ni même le moteur créé pour l’occasion, appartenant aussi désormais à la firme de Redmond.

La situation va s’aggraver en 2004 quand leur maison mère, Argonauts, annonce qu’ils vont devoir subitement mettre la clé sous la porte. Le studio Just Add Monsters faisant partie des dégâts collatéraux de cette liquidation, il doit aussi fermer. Pendant qu’une partie d’Argonauts s’extirpe pour créer Rocksteady, les fondateurs de Just Add Monsters rachètent leur indépendance. En quelques semaines ils rassemblent la somme pour partir d’Argonauts avant qu’il ne soit trop tard, avec l’aide du fondateur de leur maison mère, Jez San.
Avec cette nouvelle indépendance, le studio décide de partir sur de nouvelles bases et de changer son identité en conséquence, avec un nouveau nom : Ninja Theory.

La création de Heavenly Sword : de cartoon à ultra-réalisme
Bien qu’ayant perdu sa propriété intellectuelle Kung Fu Chaos, le studio décide de faire la suite qu’il avait initialement envisagée, en utilisant le nom de Kung Fu Story. Une fois conceptualisé, le jeu n’a jamais réussi à trouver des financements, tous les éditeurs lui reprochant son aspect trop cartoon, plus du tout à la mode dans le paysage vidéoludique de l’époque.
Partant de ce constat, les équipes reprennent leurs concepts et partent sur un jeu à l’allure plus mature, allant de pair avec le rebranding en Ninja Theory. Dès lors, le jeu au titre temporaire qu’était Kung Fu Story devient Heavenly Sword.
L’ambition pour ce jeu change du tout au tout et désormais le studio vise une sortie sur la nouvelle génération de console à venir (Xbox 360, 2005 – PS3, 2006), avec des technologies et des graphismes au-delà de tout ce qui a été fait jusqu’alors. Le prototype du titre est développé sur un ordinateur personnel avec des capacités proches de ce qui était estimé pour ces prochaines consoles. Le studio présentera ce prototype en septembre 2004 alors qu’il était en développement depuis 18 mois sans financement externe. Malgré l’ambition du projet, aucun gros éditeur ne voulait le jeu car ils ne voyaient pas comment un nouveau petit et jeune studio comme celui-ci pourrait faire une expérience d’aussi grande envergure pour la nouvelle génération.
Dans la même optique que Microsoft quelques années avant, cherchant activement à renforcer son catalogue Xbox avec Kung Fu Chaos, PlayStation s’est retrouvé dans une situation similaire à chercher des jeux à destination de leur PS3 à venir. Ninja Theory répondra à l’appel et signera un contrat d’édition et d’exclusivité avec le constructeur japonais pour Heavenly Sword. Ce dernier sortira en septembre 2007, environ un an après la sortie japonaise de la console.

L’histoire d’Heavenly Sword débute par une légende, celle d’un guerrier ayant laissé sur terre son épée que seul un élu peut brandir, telle l’héroïne de l’histoire. Nariko peut combattre à l’aide de cette épée via des attaques légères et puissantes, comme la plupart des « beat’em all » du genre tels God of War ou Devil May Cry. L’épée a la particularité de pouvoir se couper en deux et peut être lancée au bout d’une chaîne ou bien tenue à deux mains. Cette mécanique permet d’avoir trois manières de se battre et de s’adapter aux ennemis en face de Nariko.
Dans l’optique d’avoir un jeu plaisant à jouer mais aussi à regarder, les combos sont récompensés par des poses se rapprochant de mouvements d’arts martiaux. Plus le combo est impressionnant, plus il remplira une barre donnant accès à des bonus tels que des artworks ou des vidéos making-of.
La première séquence du jeu a été impactante pour bon nombre de joueurs avec pas moins de 2000 soldats à l’écran. Le studio a permis à la PS3 d’avoir une de ses premières expériences pouvant être qualifiée de prouesse technologique. Le jeu profitait aussi des innovations de la manette de la PS3 pour un gameplay utilisant le gyroscope via un second personnage, nommé Kai. Celle-ci suivra Nariko pendant son aventure et sera jouable avec un gameplay proposant de tirer des projectiles et de les orienter via le SIXASIS de la manette.
La narration du jeu est entrecoupée de cinématiques, l’objectif de Ninja Theory étant d’avoir une expérience la plus proche possible du cinéma. Pour ce faire, ils recruteront des acteurs de cinéma et de théâtre pour enregistrer les mouvements et les voix des personnages. Heavenly Sword fut l’un des premiers jeux à utiliser la motion capture. Et évidemment, rien de mieux que le pionnier du genre pour les aider et incarner l’antagoniste principal du jeu ! Entre alors dans l’histoire Andy Serkis, connu pour sa prestation en motion capture de King Kong et Gollum, qui fut à l’époque été engagé pour servir à la fois d’acteur et surtout de conseiller sur les enregistrements. Ces derniers se sont déroulés dans les studios de Weta Digitial, créés par Peter Jackson en Nouvelle-Zélande et qui ont précédemment servi pour les films cités. Quant au rôle de Nariko, il fut donné à l’actrice Anna Torv, surtout connue plus tard pour son rôle dans la série télé Fringe ou The Last of Us.

Pour promouvoir le jeu, Sony s’est associé à CHASE Animations Studios afin de créer « Heavenly Sword: The Animation Series », une série de 5 courts-métrages servant de prologues aux événements du titre et expliquant plus précisément son univers. Ces courts-métrages ont été mis à disposition sur les réseaux sociaux et en téléchargement sur le PlayStation Store de la PS3.
À sa sortie, Heavenly Sword fut accueilli positivement par la presse avec un Meta Score de 79. Les critiques avaient des réserves essentiellement sur la durée de vie et les QTE trop proches de God of War. Néanmoins, la démonstration technique et sa narration ont été les éléments les plus complimentés du jeu.
Pendant sa première année, le jeu s’est vendu à environ 1 million d’exemplaires avec un total de 1,5 million en 2010. Un chiffre à mettre en perspective avec les déboires du début de vie de la PS3. Il est intéressant de comparer avec un énorme blockbuster tel qu’Uncharted: Drake’s Fortune, sorti un mois plus tard et qui a fini sa carrière sur PS3 avec 5 millions d’exemplaires vendus. Ninja Theory a néanmoins confié plus tard qu’il aurait fallu au moins vendre 3 millions d’exemplaires pour que Sony considère Heavenly Sword comme un hit et ils n’ont par conséquent pas réussi à atteindre leurs objectifs de ventes, ne se donnant d’ailleurs aucune rémunération sur le jeu.
L’annulation de Heavenly Sword 2 et l’héritage de la franchise
Selon Tameem Antoniades, une trilogie Heavenly Sword était prévue. Le deuxième titre était même déjà écrit lorsque le premier est sorti. Mais la situation financière du studio ne permettait pas de faire cette suite avec Sony sans licencier plus des 3/4 de la société. En général, un début de développement demande beaucoup moins d’employés que sur la fin. Ninja Theory ne voulait pas se résoudre à réduire l’équipe qui fonctionnait si bien à la fin du développement de Heavenly Sword. De plus, cette fragilité financière ne leur permettait pas de négocier les conditions de départ avec Sony, qui a d’ailleurs récupéré la licence Heavenly Sword et toute la technologie créée pour l’occasion.
Peu de temps après la sortie du jeu, Sony demanda à un autre studio de se lancer dans la création de la suite de Heavenly Sword. C’est le studio SCE Cambridge, situé dans le même bâtiment que Ninja Theory et composé de leurs anciens collègues, qui se verra chargé de créer Heavenly Sword 2. Alors que les années ont passé depuis, aucune nouvelle du jeu n’a jamais filtré mis à part quelques images apparues via des artworks de préproduction dans le portfolio d’un des employés de SCE Cambridge (alors renommé Guerilla Cambridge).
Finalement, encore plus de dessins conceptuels sont apparus à la fermeture du studio. Lorsque Guerrilla Cambridge ferma ses portes en 2012, les employés étaient autorisés à partir avec ce qui se trouvait dans les bureaux, et c’est alors que dee nouvelles illustrations de Heavenly Sword 2 sont apparues sur le net. Selon des rédactions bien informées, l’annulation du jeu a été causée par les ventes jugées trop faibles du premier jeu. Sony ne considérait pas la propriété intellectuelle comme étant assez profitable au point de la décliner en d’autres projets, corroborant les propos du studio sur les ventes décevantes.



Nariko fit néanmoins quelques brèves apparitions, notamment dans le jeu de combat PlayStation All-Stars Battle Royale. Il s’agit d’un jeu similaire à Super Smash Bros. avec des nombreux personnages de l’histoire de PlayStation. De plus, un stage mélangeant les décors de Heavenly Sword et Wipeout a même été proposé quelques semaines après la sortie en tant que DLC. Nariko a aussi fait un petit retour en 2024 dans le jeu Astro Bot, avec un bot à délivrer portant son accoutrement.
En 2013, le studio d’animation Blockade Entertainment annonce à la surprise générale travailler sur des adaptions de Ratchet & Clank et Heavenly Sword sous forme de film d’animation. La production du film Heavenly Sword débute en réalité bien avant, comme un test avant de lancer l’adaptation de Ratchet & Clank. L’idée était de prouver qu’une licence de jeux vidéo en animation était possible et viable financièrement, malgré le petit budget de 1,8 million de dollars alloué. Le studio Blockade utilisera essentiellement les assets du jeu pour un maximum d’économies et avait originellement prévu de sortir ce « test » en 6 épisodes pour la chaîne de télé Syfy. Finalement, le projet sera rassemblé en un film d’animation à destination du marché de la VoD et du DVD/Blu-Ray. Convaincu du résultat final, Sony laissera le studio travailler sur Ratchet & Clank avec un plus grand budget et pour une sortie cinéma.
Anna Torv, qui a joué Nariko dans le jeu, avait repris son rôle pour le film. Néanmoins, Andy Serkis fut remplacé pour cause de conflit d’agenda par Alfred Molina (Docteur Octopus dans la saga cinéma Spider-Man). Le film a été rendu disponible en 2014 avec un scénario très proche du jeu original mais comportant un élément scénaristique supplémentaire. Un nouveau personnage est ajouté dans l’histoire, nommé Loki. Il s’agit du frère de Nariko et supposément véritable héritier de la Heavenly Sword.
Ce film a été le premier de l’initiative PlayStation Productions (autrefois PlayStation Originals) avant que lui et Ratchet & Clank ne soient oubliés et remplacés par le nouveau premier film des PlayStation Productions : Uncharted, film live sorti en 2022 au cinéma.
Une génération PS3/360 en demie teinte
Plus globalement que le seul cas d’Heavenly Sword, la situation à la fin 2007 est compliquée pour le studio. Leur titre sur PS3 n’ayant pas eu le succès escompté et Ninja Theory ne voulant pas se séparer d’une partie de ses employés, l’équipe se retrouve dos au mur avec des échéances financières mais aucun projet en cours, aucun moteur maison, ni même une IP à eux.
Le développement d’Heavenly Sword à peine achevé, l’équipe se met donc rapidement au travail sur un nouveau projet et décide d’utiliser un moteur déjà existant cette fois-ci : l’Unreal Engine. En à peine deux mois, un document de design et un trailer en CGI sont prêt à être présentés à un éditeur pour un financement. La situation étant ce qu’elle est et les réserves étant vides, Ninja Theory va signer à la va vite en 2008 un contrat d’édition avec la société Green Screen. Mais les malchances s’accumulant pour Ninja Theory, leur nouvel éditeur fait faillite un mois après la signature. Dans l’histoire, l’équipe aura quand même reçu un premier versement de Green Screen, leur permettant de survivre plus longtemps et de reprendre la recherche de financements. Cette fois-ci Namco décide de les éditer, mais à leur condition : l’IP qu’ils sont en train de créer doit revenir à Namco à la fin du projet.

Cette nouvelle licence n’est autre que celle du jeu Enslaved: Journey to the West, une réinterprétation du conte « La Pérégrination vers l’Ouest », qui a aussi inspiré bon nombre d’œuvres telles que Dragon Ball. Ce jeu d’action-aventure sorti en 2010 aura été conçu avec 2/3 du budget de Heavenly Sword mais proposera presque 2 fois plus de contenu en plus d’un story-telling bien plus maîtrisé de la part de Ninja Theory.
Cette histoire touchera bon nombre de joueurs et de critiques avec un metacritic de 82 %, mais les ventes seront à nouveau décevantes et la bonne relation avec Namco n’y changera rien : l’éditeur ne manifestara pas l’envie d’investir dans une suite même si la licence leur appartient désormais.
Malgré cette sortie sans fanfare, cette fois-ci Ninja Theory ne va avoir à chercher très loin car à la fin du développement d’Enslaved, ils seront contactés et mandatés par Capcom pour créer un nouveau jeu de l’une de leur série phare : Devil May Cry !

DmC: Devil May Cry est un reboot de la série Devil May Cry dans un monde plus moderne et surtout plus edgy que le côté gothique des précédents. De plus, le protagoniste, Dante, recevra un énorme lifting qui ne plaira pas aux fans de longue haleine de la série et qui le feront savoir de manière ostensible sur les réseaux à l’époque. Néanmoins, le jeu reste dans les clous de ce que Ninja Theory maîtrise : un beat’em all très rythmé et qui est une bonne porte d’entrée dans la série pour le public d’antan. Le jeu eut la note de 86 % sur Metacritic et signera la plus belle notation du studio jusqu’alors. Les ventes du jeu sont bonnes mais auraient pu l’être encore plus si le jeu n’avait été mis en concurrence à sa sortie en 2013 avec Bioshock Infinite, The Last of Us ou GTA V.
L’année 2013 signe la fin de la 7e génération de consoles (PS3, Xbox 360) et le début d’une grosse remise en question pour Ninja Theory. Le studio aura réussi à créer 3 jeux durant cette génération, chacun ayant son lot de fans et de bonnes critiques. Pourtant le studio n’aura été à l’aise financièrement que sur DmC. Il s’agit du seul jeu de cette génération où ils ont réussi à dégager des revenus. Le studio regrettera néanmoins de sortir de cette génération sans aucune technologie maison ni propriétés intellectuelles mais se félicitera d’avoir gardé une équipe soudée.
Mais le début d’une nouvelle génération veut aussi dire que les développements seront encore plus chers et les ventes devront être encore plus grandes pour être rentable. Cette période est aussi le début d’un gros tournant pour le média, allant vers des jeux multijoueurs compétitifs, des jeux mobiles, des jeux dématérialisés et bien d’autres nouveaux business model. Bon nombre de studios se sont cherchés à cette époque, comme Insomniac qui créa des jeux web pour Facebook, des jeux mobiles et des jeux à échelle réduite pour les stores en ligne. Ninja Theory ne fait pas exception et tourne une nouvelle page dans son existence en explorant de nouvelles pistes, cherchant à aller au-delà du jeu AAA narratif solo.
Une période difficile : entre exploration et annulations
La plus grosse décision prise à ce moment est de diviser l’ensemble du personnel (environ 100 personnes) en plusieurs équipes, chacune en charge d’explorer une piste de croissance pour la compagnie.
La première équipe restera plus ou moins dans ce qu’on attend de la part de Ninja Theory. Elle partira explorer les pistes de ce qu’il sera possible de faire sur les consoles de nouvelle génération (PS4 et Xbox One). Pour ce faire, elle étudie début 2013 les possibilités de l’Unreal Engine 4 quand bien même le moteur n’était encore qu’en accès anticipé. La petite équipe de 10 artistes se mettra comme objectif de réaliser un court-métrage, uniquement via le moteur, en 10 semaines. Un film de 3 minutes nommé Beautiful Corner est créé à la fin de cette échéance. Malheureusement, seulement une image est disponible du dit court-métrage, mais l’équipe raconte que le créer leur a permis d’appréhender la nouvelle génération avec plus de sérénité, sans parler de la satisfaction de créer des nouveaux pipelines de production qui resteront propriété du studio, et non d’un éditeur.

Une seconde équipe est fondée et aura un but triple : créer un « petit jeu », créer sur mobile et comprendre l’édition sur les plateformes numériques. La tache s’avère plus compliquée que prévu car il faut tout repenser, les touches tactiles, le modèle économique d’un jeu service et le développement pour des dizaines de marques de mobiles différentes. De cette expérimentation sort le jeu Fightback fin 2013, qui aura son petit succès avec plus de 3 millions de téléchargements, ce qui restera cependant assez faible à l’échelle des autres jeux mobiles sur le marché. Fightback est à nouveau un beat’em all mais en vue de côté, à l’image d’un Streets of Rage, possédant une direction artistique assez générique où chaque courte mission sera l’occasion de gagner des points pour améliorer son personnage. Malheureusement niveau préservation du jeu vidéo, comme beaucoup d’autres de cette époque, l’application n’est plus du tout téléchargeable sur mobile moderne.
Enfin, une autre équipe se chargera de préparer la conception d’un nouveau jeu narratif qui utiliserait le format épisodique. Le jeu The Walking Dead: A Telltale Games Series étant sorti l’année précédente, tenter ce format aurait pu avoir du sens pour Ninja Theory. De plus, le scénariste Alex Garland (28 Jours Plus Tard, Civil War, Ex Machina) était rattaché au projet. Ce dernier aurait pu être un jeu d’horreur mais le projet a été rapidement stoppé pendant sa recherche d’éditeurs. Ceux-ci leur rétorquaient qu’il fallait de l’action dans leur jeu narratif, pour finalement leur dire que ni l’horreur ni l’action n’étaient à la mode à ce moment-là et qu’il valait mieux faire un jeu sur l’espace. Le projet évolua en un jeu co-op mais la vision des éditeurs ne collait pas à leurs ambitions et le projet tomba à l’eau.
Comme ce fut le cas pour un ensemble de projets à cette période, Ninja Theory testa plusieurs concepts comme un jeu multijoueur en arène reprenant un gameplay similaire à DmC, mais la vision ne rentrait dans aucun tableau Excel chez aucun éditeur.
À force d’entendre des refus et qu’on leur suggère des sujets qu’il faudrait mettre dans leurs jeux, Ninja Theory prit le contre-pied de ses habitudes et décida de suivre ce que les éditeurs voulaient voir comme AAA. S’en suit le développement début 2013 de Razer, un jeu qui coche toutes les cases d’un gros éditeur pour un AAA sur console nouvelle génération. Razer aurait pu être un jeu mêlant gunfight et attaque de mêlée dans un monde futuriste où le joueur et son escouade composée d’autres joueurs tenteraient de reprendre le contrôle de planètes sous l’emprise des aliens. Le jeu aurait eu une composante multijoueur très forte où les progrès des uns feraient avancer l’ensemble de la reconquête. Finalement, il est décidé d’annuler le jeu avant même d’entrer en production car un mastodonte aux concepts similaires est annoncé au même moment… Destiny.

À la suite de ces nombreuses annulations et en attendant de rebondir, Ninja Theory va aider Avalanche Software sur le suivi de la trilogie des Disney Infinity. Leurs tâches seront principalement de travailler sur la conception, la modélisation et la matérialisation de différents personnages de Disney Infinity 2.0 tels que Le Bouffon Vert, Ronan l’Accusateur, Loki ou Jasmine. Sur Disney Infinity 3.0, ils ont aidé à repenser le gameplay des combats au sabre laser du jeu en apportant leur expertise sur les beat’em all et vont créer le Play Set inclut avec le jeu : Twilight of the Republic.

La création d’Hellblade
Fort de toutes ces expériences, déceptions et tentatives, il était temps pour Ninja Theory de trouver une solution pour enfin se propulser en un studio viable et sain. En partant du constat que travailler sur les licences des autres ne marche pas, que suivre les demandes d’un éditeur ne marche pas, que suivre le marché ne marche pas… le studio prend le pari de faire un projet qui lui ressemble et les équipes décident de n’écouter qu’elles-mêmes.
Le studio va alors proposer une alternative aux jeux AAA, avec un budget bien plus bas et un scope plus limité… mais toute la production value d’un AAA : les graphismes, la direction artistique, le gameplay, etc. C’est lors de la conférence Gamescom 2014 de PlayStation,que le studio annonce le jeu Hellblade (renommé ensuite en Hellblade: Senua’s Sacrifice) en exclusivité temporaire sur PS4. Malgré un nom très proche thématiquement parlant avec Heavenly Sword et la présence de Sony autour du jeu, celui-ci n’a rien à voir avec l’exclusivité PS3 de Ninja Theory. Hellblade raconte l’histoire de Senua, une guerrière nordique partant à la recherche de l’âme de son défunt époux dans le monde des morts, Helheim.

Ninja Theory changera drastiquement d’approche en décidant d’éditer directement le jeu malgré une aide initiale de Sony pour faire de ce projet une réalité. Avec peu de moyens, la stratégie de communication du studio lors du développement est assez unique et consiste en une série de vidéos qui montrent les progrès techniques, en plein cœur du studio et sans langue de bois. Ces vidéos mettent en avant tous les aspects du développement mais deux sortiront du lot et feront la réputation du titre sur le long terme : la motion capture et l’audio binaural. Lors de ces devs diaries, Ninja Theory montre régulièrement le studio de motion capture créé pour l’occasion dans leurs locaux, où l’une des employées prête ses traits à Senua. Il faut dire que le résultat est bluffant pour 2014 et dans ces conditions.

L’autre originalité de Hellblade est l’utilisation de l’audio binaural. En effet, Senua a des hallucinations auditives et celles-ci ont été placées dans l’espace de sorte à ce que le son ait l’air d’être tout autour du joueur (surtout en portant un casque). Là aussi le titre était en avance sur son temps. Désormais, c’est une technologie souvent présente dans les jeux vidéo via Dolby Atmos et même dans le marketing de la PS5 sous le nom d’Audio 3D.
Avec un investissement raisonnable de 10 millions de dollars pour un développement de 3 ans, le jeu aura trouvé son public et est rentré dans ses frais. Hellblade a même eu le droit à plusieurs ressorties après sa publication initiale en 2017, notamment sur Xbox One, Steam, PC VR, Xbox Series et PS5. Le succès a aussi permis au studio d’entrer définitivement dans la cours des grands, au point de se faire racheter par Microsoft quelque temps plus tard, pour rejoindre les rangs des Xbox Game Studios. Hellblade a eu un tel impact que Ninja Theory sera commissionné par Xbox de créer une démo technique de Hellblade II pour l’annonce de la Xbox Series X.
Ninja Theory aura subi ce qu’énormément de studios indépendants ont vécu pendant les années 2000 et 2010, à savoir des changements perpétuels de l’industrie qui sont si forts qu’il est difficile de faire le virage sans se casser les dents. Malgré des périodes compliquées, des désillusions constantes, des pertes techniques et intellectuelles, le studio aura réussi à ressortir la tête de l’eau constamment en restant proche de ses origines et intègre à ses valeurs.
De Kung Fu Chaos à Hellblade, son expertise dans le beat’em all et sa direction artistique atypique lui aura permis d’être un acteur un peu différent de l’industrie qui gardera sa dignité malgré l’évidente adversité de ce marché pour un indépendant. Comme beaucoup d’autres indépendants (Insomniac Games, Double Fine, etc.) ayant vécu les mêmes tourmentes, le studio fera le choix en 2018 d’accepter l’offre de rachat par Microsoft Game Studios.
Ce choix, qui peut paraître comme un aveu de faiblesse ou de découragement, est en réalité la meilleure manière pour le studio d’avoir enfin les moyens de ses ambitions. Malheureusement, les conditions actuelles du marché font en sorte que personne n’est à l’abri, pas même les studios ou projets chez Xbox Game Studios. Ninja Theory a pour le moment deux projets de jeux : Project Mara et un autre non annoncé. Tous deux auraient été validés par Microsoft et sont entrés en développement. De plus, ils travaillent aussi avec Microsoft au développement d’une IA appelée Muse, qui sert à générer des séquences de gameplay à partir de documents de game design.
Sachant que Microsoft réduit encore et toujours ses effectifs, et en complément de l’échec critique et commercial de Hellblade II, le destin de Ninja Theory pourrait s’écourter très bientôt. Ce dernier projet, Muse, est d’ailleurs sûrement la seule bouée de secours qui leur reste. Le projet est surtout lié à l’IA et constitue, par conséquent, le cœur de la stratégie actuelle de Microsoft. Heureusement, l’expertise technique constante du studio semble, pour le moment, les sauver et les aligner avec la stratégie de la maison mère de Xbox. Le combat pour survivre continue encore et toujours pour Ninja Theory.