9 juin 2023, le monde découvre Baby Steps. Nous sommes dans une maison, à la tapisserie fleurie, et plus ou moins datée. Une voix féminine semble héler un prénom : « Nate, Nate, Naaate ». La caméra pointe vers des escaliers qui pointent eux-mêmes vers un sous-sol aménagé que l’on retrouve dans moult foyers américains (entre autres). L’ambiance est léthargique, les couleurs néons, l’espace de vie bien encombré (carton de pizza, bong, ordi, fringues en vrac). Finalement, il nous manque juste les odeurs pour sublimer la rencontre avec notre « héros ». Nate fait corps avec le canapé. Il se réveille d’un coma qui semble habituel en appuyant sur une touche de la télécommande pour éteindre sa télé qui subit des interférences. En un éclair, le voilà disparu. Deux ans après cette vidéo d’annonce, découvrons le monde dans lequel il s’est échoué… peut-être même que nous parviendrons à le ramener chez lui ?
Lorsque vous marchez, quel est votre rythme ? Puis, quelle est votre amplitude ? Notre Nate national avait un rythme pressant couplé d’un pas serré. Pour que vous ayez immédiatement l’image en tête, repensez à la dernière fois que vous marchiez en quête d’une pièce injustement négligée dans nos intérieurs : les cabinets. Parfois, l’attente est insoutenable. Trouver des WC devient notre unique priorité, car sans l’expression de notre besoin le plus primaire, nous ne pouvons plus penser. Enfin, si… seulement à régler cette urgence au plus vite ! Drôle de coïncidence, puisque c’est la problématique à laquelle est confronté le personnage principal incarné dans Baby Steps.
Nathan, de son diminutif Nate, commence l’aventure avec cette démarche. Celle d’un homme en souffrance, le corps tendu, sur un fil. Un stick et deux gâchettes (adaptatives dans notre cas, puisque nous avons découvert le jeu sur PS5), c’est avec très peu de boutons que vous réapprendrez à poser un pied devant l’autre. Comme nous le disions juste avant, notre pas était très serré au (tout) début de l’aventure. Pour ne pas faire tomber Nate, il fallait presque effectuer une danse des indexes. On incline le stick gauche pour lever la jambe, puis on enchaîne L2 > R2, L2 > R2, L2 > R2, L2 > R2, clac, clac, clac, clac, clac, clac.

On repassera plus tard pour augmenter l’amplitude de ses nos pas, ridiculement courts ! De même pour crédibiliser notre attitude de marcheur, cela nécessitera beaucoup de travail. L’essentiel, c’est déjà qu’on réussisse à avancer sans s’écrouler misérablement sur le ventre. Un pas vaut mieux que zéro. Et ce n’est pas gagné. Puisque comme tout bon jeu s’amusant de la physique, Baby Steps n’a pas oublié de gâter le joueur de terrains plus ou moins pentus, accidentés, boueux. Bref, vous imaginez bien le topo…

Étendu comme un survivant de crash aérien au milieu d’un désert, Nate continue de s’acharner. Il refusera toute aide extérieure. Une paire de chaussures, il refusera. Une tenue de randonnée ou d’escalade : qu’en faire ? Les créateurs du jeu (aussi derrière Ape Out et Getting Over It with Bennett Foddy) ne cessent de s’amuser des codes du jeu vidéo. La mini map ou encore le grappin sont montrés au joueur lors de cinématiques qui entrecoupent l’ascension impossible de notre anti-héros.
Mike, un personnage secondaire, nous dit que l’absence de route sur une parcelle n’est pas gênante, puisqu’il suffit de brandir son grappin sur les branches des quelques arbres présents. On voit l’icône du grappin lors de la cutscene, puis il disparaît une fois de retour derrière la manette. Il a juste eu le temps de devenir un objet de désir à nos yeux, il ne sera rien de plus. En attendant, il va bien falloir continuer de monter, sans souliers et presque à poil. Courage à nous deux, ça va pourrait le faire !

Le pont qui relie Baby Steps à l’excellent Death Stranding est bien plus solide que ceux traversés par Nate durant son périple. De loin, il est difficile de ne pas voir en BS un ersatz de DS. Après une dizaine d’heures, nous pouvons affirmer que l’initiale n’est pas la seule chose qui les distingue. Mieux, nous pouvons également déconstruire ce statut. Non, Baby Steps n’est pas un jeu qui imite pauvrement les mécaniques de la licence de Kojima qui a vu le jour en 2019 sur PS4.
À la genèse de Baby Steps, il y a la philosophie de Bennett Foddy, qui a créé en 2017 le jeu cité plus haut : Getting Over It with Bennett Foddy. La description Steam ne laisse planer aucun doute sur la nature de Getting Over It : « A game I made for a certain kind of person. To hurt them. » Pour comprendre sa démarche, il faut s’intéresser à Bennett. Vivant en Australie dans les années 80-90, son cursus vidéoludique se borna aux jeux qui franchissaient les frontières de son pays. La plupart ne bénéficiaient d’aucun système de sauvegarde, ce qui rendait forcément la tâche ardue. Ajoutons à cela les engagements de Bennett Foddy qui a mis son nom dans le titre du jeu pour lutter contre l’invisibilité des créateurs de ce milieu artistique loin d’être reconnue à sa juste valeur.
Après un jeu-hommage à cette rude époque du die & retry forcé, Bennett a sans doute envisagé le développement de Baby Steps comme une expérience singulièrement exigeante, qui risque de diviser, mais qui plaira aux joueurs Steam ayant acheté le bundle « The Rage Game Starter Pack ». Ceci est une certitude. En plus d’une gestion de la physique qui rappelle plus Human: Fall Flat (de Tomas Sakalauskas) que Death Stranding, c’est tout le processus créatif qui le distingue de ce dernier. Cependant, il est vrai que nous avons souvent cédé à cette facilité en clamant « Pu****, ce serait tellement stylé que Death Stranding soit aussi hardcore ». Nous avons tous des failles, rappelons-le !

Baby Steps sauvegarde la progression, dans le sens où le joueur reprendra sa partie là où il l’a arrêté la veille, affalé sur le sofa comme Nate. À une nuance près, celle de la chute. Lorsque vous tombez, la physique décide de la suite. Toute glissade dans la grande tradition des glissades survient au mauvais endroit ainsi qu’au mauvais moment. Le jeu ignorera toujours tout de votre ascension, comme de vos émotions. Un homme averti en vaut deux, alors autant vous avertir. Vous risquez de froisser la manette lorsque vous dévalerez la pente qui vous a pris quarante minutes à gravir. Souvenez-vous alors d’une évidence jamais assez répétée :
Dans un voyage ce n’est pas la destination qui compte mais toujours le chemin parcouru, et les détours surtout.
Philippe Pollet-Villard, réalisateur et écrivain français
Grâce à tout le chemin parcouru, nous avons découvert une mixture d’émotions aussi éprouvante qu’enrichissante. La tension est permanente, surtout sur le dernier tiers du jeu (mention à la zone désertique, un véritable enfer à traverser). Celle-ci s’entrecoupe d’instants de joie, de rage, de rires et plus étonnant… de moments contemplatifs. Comme lorsque nous avons observé à deux fois cette belle lune. Vous y verrez peut-être la même chose que nous pensons avoir vu.

Il faut dire que de nombreuses autres scènes, notamment cinématiques, nous ont glissé des indices non-négligeables. Impossible d’achever cette critique sans aborder le propos du titre, et son écriture. La quête de Nate, relevant de l’absurde (escalader une immense montagne sans équipement, ni préparation), a quelque chose de plaisant. Elle s’accompagne d’un running gag où Nate, à chaque cutscene, refuse l’aide de ses compagnons de route qu’il croise à chaque étape. Les yeux presque humides, la voix tremblante, il tente de (se) rassurer. « Je vais y arriver, bien sûr », « Ah non, je ne suis pas tombé, j’explorais ce ravin ». Chaque dialogue est un moment drôle, brillamment écrit, et régulièrement touchant.
Le jeu nous offre ces nombreux temps de respiration tout en gagnant en importance à nos yeux. Nous sommes aux premières loges pour découvrir les messages et hommages des développeurs incarnés dans le personnage de Nate. Le tout saupoudré d’une bonne dose de WTF, avis aux amateurs !





Après dix heures de jeu et 30 000 pas de bébé, le temps du verdict a sonné. Mettre une note a une telle œuvre relève quasiment de l’impossible. Nous avons aimé autant que détesté Baby Steps, c’est sans doute la preuve ultime que les créateurs ont réussi leur pari. Un jeu barré de plus dans l’escarcelle de Devolver Digital, et pas le moins atypique. Nous vous recommandons de lui laisser au moins une chance. Par une chance, nous entendons une bonne centaine de chutes. Avant de marcher, il vous faudra ramper. Et avant de courir… Laissez tomber, vous ne courrez jamais. Par contre, vous marcherez de mieux en mieux et de plus en plus vite. Sans jamais vous décourager. Dites-vous qu’au bout de cette longue grimpette, un des meilleurs sentiments vous attend : le plaisir indescriptible de vider intégralement sa vessie après plusieurs heures à trépigner. Enfin, pas la vôtre, celle de Nate. Quoique ?