La démo de THRESHOLD sortie en juin dernier avait attisé notre curiosité. Ce jeu indé développé en solo par Julien Eveillé, Senior Lead Designer à Crytek que nous avions interviewé en février alors qu’il était en plein développement, possède un style visuel très familier. Ce style, qui tombe dans la catégorie rétro, évoque celui de la PlayStation 1. La nostalgie créée est immédiate. Le monde de THRESHOLD est intriguant dès le premier coup d’œil. Plongeons à travers une critique détaillée dans ce qu’est THRESHOLD, un jeu mystérieux dans le fond et dans la forme.
Prémices de l’intrigue
Sur un col de montagne, là où l’oxygène se raréfie et où les visiteurs ne s’arrêtent pas, un train circule inlassablement le long d’une falaise. Un avant-poste, accessible par un ascenseur et composé de quelques bâtiments, constitue le terrain de jeu de THRESHOLD. Vous êtes un nouvel employé chargé de maintenir la circulation du train.
Lorsque vous arrivez sur place, vous rencontrez Mo, votre collègue. Mo vient de finir sa journée de travail, mais il vous apprend les ficelles avant de partir. Comment utiliser le sifflet pour faire accélérer le train, comment récupérer des tickets qui vous permettent de vous approvisionner en air, quelles tâches vous devez accomplir pour assurer la maintenance de l’avant-poste. Puis, Mo vous laisse seul pour réguler le rythme du train.
C’est un travail très peu urgent qui vous laisse énormément de temps pour vous interroger. Par exemple, qu’est-ce que vous faites là ? Où êtes-vous exactement ? Qui est Mo ? Pourquoi est-ce que le train que vous êtes en train de siffler ne s’arrête jamais, composé d’une infinité de wagons qui défilent devant vous sans discontinuer ? Que contiennent ces wagons ? Pourquoi est-ce que la seule façon de vous approvisionner en oxygène consiste à mordre dans une capsule jusqu’à ce qu’elle vous éclate dans la bouche et que vous crachiez du sang et du verre ?
C’est lorsque les questions commencent à affluer que vous entrez dans le cœur de THRESHOLD. Il s’agit d’une expérience ésotérique : une boucle de gameplay simple, mais un contexte tellement loufoque et arbitraire qu’il est incompréhensible à première vue. Le mystère est opaque. Du début jusqu’à la fin, il est possible que vous restiez sans réponse face à l’univers du jeu. Pourtant, vous en sortirez certainement plus intrigué que frustré. En effet, les qualités de THRESHOLD justifiant d’être investi dans son univers sont multiples.
De la 3D moche ?
L’aspect visuel du jeu est l’une des plus grandes qualités de THRESHOLD. Ce style est décrit sur internet comme de la 3D moche, mais il n’est pas réellement moche. Lorsqu’un jeu sur une console 8 bits est moche, ce n’est pas parce qu’il est sur une console 8 bits, et par conséquent qu’il ne dispose que de 4 couleurs pour mettre en relief ses sprites. Personne n’aurait l’idée de qualifier Super Mario Bros de moche tant il arrive à créer un univers intéressant et chatoyant avec des limitations techniques aussi strictes que celles de la NES.
Pourtant, il existe des jeux 8 bits qui sont très laids. Bien souvent, ils ne savent pas composer avec les limitations de la plateforme. Leur palette de couleurs est mal choisie, le style des sprites n’est pas évocateur, les arrière-plans sont fades. La vraie laideur est souvent le résultat d’un échec à retranscrire une vision artistique à travers les limitations d’une plateforme. Le facteur déterminant n’est pas que la plateforme est limitée, mais plutôt que le jeu n’arrive pas à dégager un style visuel réussi en composant avec ces contraintes techniques. C’est pour cette raison que des jeux moches et beaux existent à travers toutes les générations de consoles, et que la dénomination “3D moche” pour parler d’un jeu au style volontairement rétro paraît hâtive. Tout ce qui est rétro n’est pas moche, loin de là.
Un titre PlayStation 1 en 2024
Une bonne maîtrise de la théorie de la couleur, une vision artistique claire et un bon degré de cohérence visuelle permettent toujours de créer un jeu agréable à l’œil. THRESHOLD dispose de toutes ces qualités. Il dépeint des environnements montagneux ternes avec une palette de couleurs centrée autour du marron. Cette même palette qui était si horripilante à l’époque de la génération PlayStation 3, hyper saturée, avec des effets visuels tels que le bloom poussés trop loin jusqu’à rendre l’image baveuse, sied bien mieux à THRESHOLD et ses graphismes beaucoup plus simplistes.
Des polygones gros comme le poing, des personnages et des environnements grossiers, et des éclairages simples confèrent à THRESHOLD la qualité visuelle d’un jeu PlayStation 1. Le jeu réplique également l’effet de vagues que l’on trouvait sur la première console de Sony lorsqu’on observait une surface. Les murs et les sols paraissaient onduler à l’écran, le résultat de paramètres spécifiques à la console. On ne trouverait ces défauts dans aucun titre moderne sauf s’il s’agissait d’une tentative délibérée de répliquer les artifices visuels de la PlayStation 1, et par la même occasion, leur tonalité. Et dans ce cas là, peut-on seulement parler de défaut et non pas de choix esthétique ?
À cause de leur manque de fidélité visuelle, les jeux PlayStation 1 surfaient bien souvent avec le surréel. Des personnages aux proportions grotesques et aux faciès caricaturaux, des environnements cubiques grossièrement éclairés donnaient cette impression de flirter avec le loufoque. Il s’agissait d’une tentative tellement maladroite de simuler le monde réel qu’on pouvait en voir les fils se découdre sous nos yeux à chaque instant. Pour beaucoup, c’est ce qui faisait le charme des jeux de cette époque.
THRESHOLD, parvenant à capturer cet effet, s’inscrit dans le haut du panier des jeux adoptant ce style. On peut très facilement l’imaginer être le remaster d’un jeu sorti en 1998. Ce n’est pas un reproche mais bien une louange. Ce style graphique est génial, donnant l’impression de se trouver dans un rêve, comme si le scénario du jeu en lui-même ne suffisait pas.
La sonorité de THRESHOLD
L’avant-poste qui sert de décor au jeu est un endroit vide et artificiel. On s’y sent vite claustrophobe, pris au piège, et pas forcément tout seul. Les effets sonores du jeu contribuent très efficacement à ce sentiment. Le mixage audio est fait de sorte que certains bruitages aient une importance exagérée par rapport à d’autres. On retient comme des exemples de sons marquants le coup de sifflet strident ainsi que la corne qui permettent de dicter le rythme du train. Les grognements d’agonie de notre personnage et le bris de verre à chaque fois qu’il mord dans une recharge d’air induisent un grincement des dents.
Ce que THRESHOLD parvient à construire avec brio, c’est la montée en puissance de son atmosphère oppressante grâce aux bruitages ambiants. Si de base le joueur est bercé par le ronronnement des machines et le flot de la rivière, il découvre au fur et à mesure des sons discordants. Des vrombissements inquiétants, des notes musicales sourdes, le grondement de la montagne, les éboulements. Ces bruitages s’empilent les uns par dessus les autres, de plus en plus nombreux, de plus en plus fréquents. Lors du point culminant de la narration, ils deviennent angoissants, presque assourdissants. Les premiers sursauts laissent place à une situation continue de rythme cardiaque accéléré et de mains tremblantes alors que le ciel nous tombe bruyamment sur la tête.
On ne reprend ses esprits que lorsque l’on arrive à l’écran de fin et qu’on se rend compte qu’on retenait notre souffle face à une cacophonie à nous faire grimper la tension artérielle. Face à ce résultat, on peut dire sans peine que l’immersion produite par le travail audio est une qualité majeure de THRESHOLD. À faire avec un casque, donc.
Boucle de gameplay simple mais efficace
Le cycle principal de l’action consiste à utiliser son sifflet pour faire accélérer le train, effectuer des tâches de maintenance, récupérer des recharges d’air et observer les évènements scénaristiques qui se déroulent devant nous. Le jeu en lui-même est assez court : on atteint généralement une des fins au bout d’une heure de jeu.
L’intérêt, c’est de rejouer pour découvrir les différentes routes possibles. Le jeu encourage cette attitude en ne dévoilant que très peu de son intrigue lors d’un premier passage. Quand l’écran vire au noir et que THRESHOLD s’affiche, on a le sentiment d’avoir tout juste effleuré la surface du mystère. Des énigmes restent non résolues, des choix restent inexplorés, et on ne sait toujours pas comment fonctionne le système de difficulté basé sur le pays choisi.
On lance donc une deuxième partie dans l’espoir d’en découvrir plus. Cette fois-ci, ayant conscience de où l’aventure se termine, on se permet des détours, des virages, l’exploration d’embranchements qui ne nous étaient apparus qu’à la fin de notre partie précédente, quand il était trop tard pour les découvrir en entier. Alors qu’on explore, on remarque d’autres indices vers d’autres chemins possibles, mais on ne peut pas tout faire en une partie, alors on se prépare à en lancer une troisième, puis une quatrième.
Ce type de boucle de gameplay, basée sur des itérations successives d’un même scénario où le joueur fait des choix différents, permet de distiller des éléments de la thématique du jeu qui sont éparpillés à travers les différentes fins. C’est un format particulièrement intriguant. Alors qu’on sait où se termine le jeu dans sa progression normale, on ne peut qu’imaginer le nombre de routes à explorer. On connait la longueur de THRESHOLD après une première partie, mais pas sa profondeur. C’est ce qui nous motive à y rejouer encore et encore, jusqu’à devenir intimement familier avec l’ordre de progression des évènements.
Les détails de l’intrigue
Revenons plus en détail sur l’intrigue. C’est à ce moment de la critique qu’on dévoile des éléments de nature à spoiler une personne n’ayant pas fait le jeu. Si vous souhaitez explorer THRESHOLD par vous-même, c’est ici que vous pouvez clore cette critique et aller y jouer.
Au début de chaque partie, THRESHOLD mentionne que le jeu est basé sur une histoire vraie. Cela veut dire qu’en 2021 (l’année pendant laquelle se déroule THRESHOLD), deux ouvriers travaillaient dans un avant-poste le long d’une falaise du Mont Blanc ou du Ben Nevis, ou bien du Mont Fuji. Ces deux ouvriers supervisaient un train composé d’environ 4000 à 6000 wagons, chacun d’entre eux remplis à ras bord de cadavres d’animaux. Mais quelque chose d’anormal s’est produit. L’usine du pays voisin a explosé. Des corps dépecés plurent alors du ciel jusqu’à suffoquer les pauvres ouvriers dans un déluge biblique de sang et de viscères.
Il s’agit d’une affaire tragique dont la rédaction de PSI n’avait à ce jour pas entendu parler. Nos pensées vont bien évidemment à Mo et à son collègue qui ont connu une fin terrible. Très peu d’ouvriers ferroviaires finissent leurs jours ensevelis en montagne sous les corps de dizaines de milliers de bêtes mortes. On espère qu’à l’avenir, de nouvelles normes seront adoptées pour prévenir ce genre de catastrophe.
On envisage néanmoins, à la relecture de ces lignes, que la représentation d’une “histoire vraie” par THRESHOLD est peut-être de nature plus allégorique que factuelle. Loin de nous l’idée de remettre en question la véracité des évènements, mais certains éléments de l’histoire paraissent, à bien y réfléchir, un peu étranges.
Une allégorie brumeuse
Lorsque l’ouvrier que le joueur incarne veut communiquer avec “la capitale”, il peut à tout moment entrer dans le bâtiment dédié. Il se retrouve alors entouré d’une brume mystique à travers laquelle une voix désincarnée lui parle. Cette voix représente le gouvernement, qui répond aux questions des ouvriers et les guide dans leur tâche. On comprend que c’est un élément de fiction qui ne correspond pas vraiment au monde réel. Après tout, le gouvernement ne s’adresserait jamais à de simples employés sans passer par des représentants syndicaux.
C’est grâce à ces petits indices très discrets que l’observateur attentif comprend que THRESHOLD n’est finalement pas une simulation hyper réaliste de faits tragiques survenus en 2021. Nous proposons, avec d’énormes pincettes, que cette installation dans les montagnes du Mont Fuji, du K2 ou du Pic d’Orizaba, n’existe peut-être pas. Il est possible qu’il n’y ait pas de train infini, pas de recharges d’air à mordre, pas de bâtiment occulte où le gouvernement communique sous forme de géante gazeuse, et peut-être même pas de Mo.
Une allégorie pour quoi ?
Étant arrivés jusqu’à cette étape d’un raisonnement qui aurait dû nous sauter à la figure dès les premières secondes du jeu, on se demande alors à quoi correspond “l’histoire vraie” de THRESHOLD. Il n’y a pas de réponse claire et évidente fournie par le jeu. S’il s’agit d’une fiction basée sur un fait, cette fiction est déformée jusqu’à rendre son fait fondateur impossible à discerner. Le mieux qu’on puisse faire est d’aligner une liste de théories qui ne se confirmeront peut-être jamais.
L’hypothèse la plus saillante au vu de la conclusion apocalyptique du jeu est qu’il s’agit d’une critique de l’industrie agroalimentaire, des secteurs de l’élevage et de l’abattage. Le jeu n’y va pas avec le dos de la cuillère dans cette critique. L’image de fin où une pluie de carcasses et de sang s’abat sur nous alors qu’un mur géant s’effondre sous le poids des entrailles d’animaux est aussi choquante qu’efficace pour transmettre un fort sentiment de dégoût.
Cette théorie est renforcée par une concordance d’éléments, comme le fait que la “bonne” fin, celle où le joueur résout l’énigme, consiste à utiliser un autre sifflet pour arrêter le train et lui faire rebrousser chemin. Le joueur découvre alors la “fin” du train, un wagon rempli de chair comme les autres, coupé en deux, comme s’il avait été à moitié absorbé par l’usine de l’autre côté du mur, au même titre que les milliers de wagons qui l’ont précédé. L’autre bonne action que le joueur peut entreprendre consiste à sauver un animal, le seul être vivant du jeu qui puisse être sauvé.
Bien que cette hypothèse saute aux yeux la première fois qu’on joue à THRESHOLD, elle reste non démontrée. Les statistiques d’abattage des animaux selon les pays en 2021 ne correspondent pas aux chiffres donnés en fin de partie sur le nombre de “tués”. Ces chiffres semblent d’ailleurs varier d’une partie à l’autre pour un même pays. On suppose donc que les chiffres varient selon la durée de jeu, qu’il y a un ratio à faire. On peut également envisager que le nombre d’animaux tués ait une concordance avec la consommation quotidienne de viande pour un pays donné. Quoi qu’il en soit, il est difficile d’envisager une hypothèse alternative pour le thème de THRESHOLD, même si la signification exacte des chiffres de fin reste inconnue. De même pour les éléments de difficultés du jeu selon le pays choisi. Si l’un de ces éléments est l’altitude du pic montagneux dans le pays choisi, ce qui a un impact sur les besoins en oxygène du joueur, quels sont les autres conséquences de ce choix ?
Le mystère non résolu confère à THRESHOLD un aspect d’ARG. Seul un effort communautaire, un rassemblement d’idées diverses permettrait de trouver la réponse à une question qui subsiste même après avoir vu toutes les fins. Pouvoir se plonger dans un mystère aussi intéressant que bien présenté est une opportunité rare qui donne à THRESHOLD bien plus de valeur que la somme de ses composantes rétro.
La capacité d’un développeur travaillant en solo de produire un jeu entier (aussi court et fermé soit-il) doté d’une telle fidélité à ce style rétro inspire confiance dans l’avenir du jeu indé. Que ce soit du point de vue de l’ambiance visuelle ou sonore, THRESHOLD est une excellente proposition, aussi intriguant qu’angoissant. Il présente un mystère de manière compétente à la façon d’un point & click en vue à la première personne. Son dernier acte est marquant et son intrigue pousse à refaire le jeu plusieurs fois pour assembler tous les éléments du puzzle. On aurait aimé trouver plus d’embranchements dans son scénario, plus de fins différentes, plus de secrets, ne serait-ce que parce qu’on voudrait y jouer plus longtemps.