Bonjour et bienvenue dans cette nouvelle interview de PlayStation Inside. Aujourd’hui, nous parlons à Raphaël Granier de Cassagnac, écrivain de science-fiction et chercheur au CNRS et à l’École Polytechnique en physique des particules. Le jeu de son studio SciFunGames, nommé Exographer, est sorti sur toutes les plateformes le 26 septembre 2024, édité par Abylight Studios. Et comme si son triple parcours n’était pas assez particulier entre la littérature, la recherche et le jeu vidéo, sachez aussi que le travail de Raphaël Granier de Cassagnac est soutenu par Ubisoft dans la cadre de sa chaire ScienceXGames. Allez, suivez-nous pour cette interview qui sort des sentiers battus, au carrefour entre la science et le jeu vidéo.
Cette interview a été réalisée par Florian Verdier et retranscrite par Yacine Ouali.
Florian Verdier (PlayStation Inside) : Bonjour Raphaël ! Pour commencer cette conversation, peux-tu nous parler de ton premier coup de cœur de joueur ?
Raphaël Granier de Cassagnac : Bonjour ! Alors moi j’ai un âge certain, donc je jouais sur ZX80 il y a longtemps, ainsi que sur Amstrad 464. Sur cette dernière, j’ai beaucoup joué à Boulder Dash, j’en ai un souvenir très précis. Ça a été un déclencheur pour moi.
Florian (PSI) : Après Boulder Dash, as-tu eu un jeu de cœur qui aurait par exemple pu inspirer Exographer ?
Raphaël Granier de Cassagnac : De manière indirecte, je citerais Return of the Obra Dinn, auquel j’ai joué pendant le Covid. C’est un super jeu d’enquête où l’on a impression que c’est impossible au début, et puis le challenge devient intéressant et on trouve les solutions.
Florian (PSI) : Quel moment a défini ta volonté de travailler dans le jeu, avant même SciFunGames notamment ?
Raphaël Granier de Cassagnac : Oui bien sûr. Je joue depuis toujours, mais travailler dans le jeu vidéo n’était pas dans mes projets au départ. C’est un peu une question conjoncturelle, c’est-à-dire que j’ai un budget européen pour faire de la recherche, et à la fin de ce budget, on nous dit que l’on peut avoir une rallonge si on amène notre science sur un autre marché. En général c’est plutôt dédié au transfert d’inventions et de brevets. Je me suis que la seule manière pour moi de faire cela, vu que je travaille sur les particules, était de faire de la vulgarisation scientifique. Et l’idée m’est venue de le faire à travers le jeu vidéo. C’était en 2017, et je me suis dit qu’un jeu sur la physique des particules serait intéressant.
Florian (PSI) : Avais-tu à l’époque des idées, en t’inspirant aussi d’autres jeux ? On pense par exemple à Assassin’s Creed qui apporte un peu de vulgarisation historique. Ce genre de jeu ont-ils été des tremplins pour toi ?
Raphaël Granier de Cassagnac : Pas vraiment au moment de l’idée initiale. À l’époque je jouais à des jeux pas du tout scientifiques. Ce n’est qu’après que je me suis intéressé aux autres jeux qui parlent de (toutes) les sciences. Assassin’s Creed est effectivement intéressant avec les profs d’histoire qui utilisent les jeux pour montrer des époques historiques à leurs étudiants, et Ubisoft qui s’est mis à faire des Discovery Tour. Sinon je peux citer trois jeux qui parlent de science. Je pense à Dragonbox sur mobile qui aide à résoudre des équations mathématiques pour les novices. C’était super inspirant. Il y a aussi Kerbal Space Program où on essaie de faire décoller des fusées. Et puis j’ai aussi joué à Civilization, qui a ouvert ma curiosité pour l’Histoire.
Sur Exographer, j’ai surtout travaillé à la direction narrative et à la vulgarisation scientifique. Avec l’équipe on a par exemple fait Outer Wilds, et le système narratif nous a un peu inspirés. Dans Exographer comme dans Outer Wilds, on marche dans les pas de scientifiques et de leurs découvertes.
Florian (PSI) : Parlons de SciFunGames. Peux-tu nous parler de la création du studio et de ce que vous faites en plus du jeu vidéo ? Comment ça s’est passé aussi avec Catherine Rolland (cheffe de projet du GameLab de la Chaire “Science et Jeu vidéo” de l’École polytechnique, ndlr) qui avait pour mission de trouver les profils idoines pour travailler sur Exographer ?
Raphaël Granier de Cassagnac : En réalité, Exographer a été essentiellement développé dans le cadre d’une chaire d’enseignement et de recherche qui s’appelle SciencesXGames, financée sur un schéma de mécénat par Ubisoft. Et dans ce cadre on a fait pas mal d’autres choses en plus du jeu vidéo. On y fait de l’enseignement pour les ingénieurs de Polytechnique à propos du développement de jeux vidéo. On a aussi fait des rencontres entre scientifiques et chercheurs et industriels. Notre dernier gros colloque était sur le jeu vidéo et l’environnement.
SciFunGames est une société que l’on a créé l’année dernière pour commercialiser Exographer, et elle n’a pas vocation à faire autre chose que du jeu vidéo, ou alors éventuellement accompagner les scientifiques qui veulent en faire. C’est un vrai studio de création de jeux vidéo. On est trois associés, un graphiste, un développeur et moi.
Florian (PSI) : Comment s’est passé le recrutement pour SciFunGames ?
Raphaël Granier de Cassagnac : Avant qu’on ait la chaire, j’avais déjà recruté un associé. On a ensuite complété l’équipe avec Catherine Rolland, cheffe de projet et productrice du jeu, et avec un graphiste. On a aussi eu des aides plus ponctuelles d’UX Designer et d’autres développeurs. Et on ne s’est pas nécessairement concentré sur des gens au background scientifique, vu que notre public cible est tout l’inverse. Ce n’était pas un prérequis.
Florian (PSI) : Vous avez eu différents prototypes avant d’atterrir sur celui que nous connaissons pour Exographer. Peux-tu nous en parler ?
Raphaël Granier de Cassagnac : L’une des erreurs de débutant que j’ai faite a été d’embaucher un développeur avant un game designer. Je m’y suis un peu improvisé. Avec mon collègue dev, on avait un prototype de jeu mobile au départ, avec des contraintes mobiles. Ensuite on a fait un prototype différent. Et quand le game designer est arrivé, on a beaucoup réfléchi à tous les gameplays différents. Le jeu aurait pu être une gestion de labo aussi. Puis on a fini par se fixer sur l’exploration.
Florian (PSI) : Vous êtes soutenus par Abylight Studios. C’était difficile de trouver un éditeur pour un jeu qui a surtout une ambition scientifique dans son approche ? Avez-vous été soutenus aussi par le CNRS?
Raphaël Granier de Cassagnac : C’est difficile pour tout le monde en ce moment en vérité. De notre côté, on n’a pas réussi tant que le jeu n’a pas été fini. Mais on a eu la chance d’avoir des financements pour arriver à une version du jeu publiable. Et quand je suis allé voir les éditeurs avec le jeu fini, c’était plus simple, et Abylight a été convaincu. Concernant le CNRS, oui et non. Je suis moi-même payé par le CNRS donc c’est déjà cela, et puis notre structure est hébergée au CNRS et à Polytechnique. Il n’y a pas de support au-delà de ça. La quasi-totalité du budget de production d’Exographer vient de la chaire. Le CNRS nous a surtout aidés en termes d’exposition. J’étais par exemple récemment à la Cité des Sciences pour les 70 ans du CERN. Le stand était fait par le CNRS et on a présenté le jeu.
Florian (PSI) : Parlons maintenant d’Exographer ? Quel est finalement le concept du jeu, et ses inspirations ?
Raphaël Granier de Cassagnac : C’est un jeu de plateformes façon Metroidvania, mais sans combats. Il y a des obstacles, des puzzles. Le design est en pixel art un peu rétro. Le but des puzzles est d’amener le joueur à des phrases plus scientifiques, qui permettent de débloquer des phases Metroidvania. Et les moments scientifiques prennent 20 à 30% du jeu en réalité.
Au niveau des inspirations, on a bien sûr des Metroidvania, des titres comme Celeste, Hollow Knight, Ori… Dans les phases de plateformes, tout ce que l’on voit est inspiré par la science, comme les pouvoirs que le joueur gagne. Les décors sont inspirés d’endroits scientifiques aussi. Et même les personnages dans les pas desquels on marche sont inspirés de vrais scientifiques.
Florian (PSI) : Lors de sa présentation, Exographer s’appelait « Reveal ». Pourquoi avoir changé le nom ?
Raphaël Granier de Cassagnac : On adorait Reveal au départ. Mais c’est trop difficile à référencer sur internet, et puis le reveal de reveal… Si on tape « reveal jeu vidéo », on trouvait tout sauf le jeu. Avec Abylight c’est allé très vite, ils nous ont proposé deux noms dont Exographer. Il fallait que ça résonne avec le jeu, et surtout en anglais c’est très bien, car ça évoque des idées de cartographie et de photographie. On a un personnage qui cartographie une exoplanète. Ça collait bien, à tel point que l’on a adapté le nom du personnage sur le titre.
Florian (PSI) : Le jeu se découpe donc en deux phases, la plateforme et la cartographie. Comment fait-on cohabiter ces deux phases dans le game design, sachant que l’équilibre est à 75-25 pour la plateforme ?
Raphaël Granier de Cassagnac : On a un positionnement qui faisait qu’on voulait d’abord privilégier les phases de fun. Mais ça dépend surtout des capacités des joueurs et ce sur quoi ils sont le plus à l’aise. On a fait beaucoup de tests pour équilibrer le jeu, pour vérifier la difficulté des deux phases, et voir si la courbe de progression des joueurs était correcte.
Florian (PSI) : Comment avez-vous travaillé les puzzles scientifiques ? Les avez-vous ajustés avec des collègues scientifiques ?
Raphaël Granier de Cassagnac : Oui bien sûr. On a fait un aller-retour constant entre l’équipe de game design et moi. J’ai aussi consulté un ou deux collègues. Quand je proposais des puzzles trop compliqués, le game designer me les simplifiait. Et puis les phases de play test ont été cruciales. Notre UX designer a aussi fait une métrique de la courbe de difficulté.
Florian (PSI) : Comment peut-on raconter en termes vidéoludiques la science de la physique des particules ? Est-ce possible d’en faire un réel élément de gameplay, ou seulement un support de jeu, ou de la narration ?
Raphaël Granier de Cassagnac : La physique des particules est dans tous les secteurs du jeu, mais elle est discrète. Elle imprègne l’aventure mais on ne le sait pas forcément. Mon objectif est que chaque joueur trouve le petit coin du voile qu’il a envie de lever, que ce soit dans la narration, le gameplay, les graphismes…
Florian (PSI) : Comment as-tu fusionné ces mécaniques ludiques et scientifiques ? On pense à l’exemple des bottes qui permettent de se déplacer sur des murs, etc…
Raphaël Granier de Cassagnac : Il y a forcément des pouvoirs qui débloquent des zones et il faut les trouver, comme dans tout Metroidvania. Avec le game designer on a regardé dans la physique des particules. Ces dernières agissent de quatre façons différentes si je caricature un peu, et on s’est demandés comment inventer des pouvoirs à base de photons, de gluons, de bosons Z et de bosons W. On a trituré ces interactions pour les adapter au jeu. C’est une contrainte intéressante.
Florian (PSI) : Qu’avez-vous choisi de garder ou de ne pas garder dans le développement pour ne pas alourdir le jeu ?
Raphaël Granier de Cassagnac : Au début, on s’était fait une liste de concepts à mettre dans le jeu. Puis à force de se confronter au gameplay, on en a gardé certains, abandonné d’autres… On s’est focalisé sur les idées les plus prometteuses pour le gameplay et la science.
Florian (PSI) : Avez-vous avec l’équipe abandonné des idées parce qu’elles étaient trop connues ?
Raphaël Granier de Cassagnac : Je ne pense pas, car la physique des particules n’est pas très connue. On a tout de même laissé de côté le spin des particules, car on trouvait plus intéressant de faire un gameplay en termes de réaction des particules.
Florian (PSI) : Les particules s’appellent des « pixules » dans le jeu. Quel est le choix derrière le naming des éléments et personnages dans le jeu ?
Raphaël Granier de Cassagnac : Jusqu’à la dernière minute, j’ai hésité entre particules et « pixules ». J’étais divisé entre le champ lexical du scientifique et celui du merveilleux. On a fait plein d’associations de mots comme ça, comme le sanctuaire muonique. Typiquement, le mot « pixule » est plus dans le merveilleux, il accroche. Sur les chaînons, ce n’est pas du tout cela dans la physique des particules, ça s’appelle des hadrons. Sur l’écran ce sont des chaînes, donc j’ai inventé de mot de chaînon pour qualifier cela.
Sinon, les 17 particules que l’on connaît ont quasiment leurs noms réels dans le jeu, à l’exception donc des neutrinos. Sur les personnages, tous les noms sont travestis, aucun n’est vrai. Certains sont plus ou moins proches. J’ai une obsession par exemple avec les symétries, donc tous les personnages ont des noms à 5 lettres. Par exemple, Rucie c’est Curie. Schrödinger est devenu Dingo (rires). Il y a un easter egg dans le jeu où l’on découvre 81 noms avec des scientifiques connus, et des créateurs du jeu aussi.
Florian (PSI) : Comment écrit-on un jeu vidéo quand on vient du domaine de la science-fiction littéraire ?
Raphaël Granier de Cassagnac : D’après mon expérience, ça n’a pas grand chose à voir. Il faut souligner d’abord qu’Exographer n’est pas « narrative-driven », il est piloté d’abord par le gameplay et avec une contrainte scientifique. Et après la narration découle de ça. Surtout que la narration dans un jeu vidéo n’est pas linéaire car les joueurs ont nécessairement plus de liberté. Et l’autre contrainte est que la plupart des joueurs ne lisent pas. C’est donc à prendre en compte dans le game design. La narration dans un jeu c’est aussi l’environnemental, la cohérence du gameplay, etc… Même la musique peut jouer un rôle. Tout participe à la narration. Et donc pour Exographer, faire la narration a consisté à prendre tous les éléments de gameplay et de science pour en faire une narration.
Florian (PSI) : En termes de lore, t’es-tu appuyé sur des écrits passés ?
Raphaël Granier de Cassagnac : Non, pas en termes de narration. Par contre en termes scientifiques énormément. J’ai beaucoup enseigné l’histoire de la physique des particules et je me suis servi de cela.
Florian (PSI) : Pour finir cette conservation, le jeu vidéo est-il l’avenir de la médiation* scientifique malgré les limitations qu’il impose ?
Raphaël Granier de Cassagnac : C’est l’un des avenirs. Mais je pense au contraire que c’est le média dans lequel il y a le moins de limites, pour plusieurs raisons. La première est l’animation qui implique une liberté dans la représentation des objets scientifiques. Il y a ensuite celle sur la transcription avec les mécaniques de jeu, et le joueur est acteur et impliqué. On apprend mieux en étant impliqué. Et puis aujourd’hui c’est le média le plus consommé au monde, donc c’est là que se situe le plus grand public cible. Donc pour moi le jeu vidéo n’est pas un média limité.
Mais je suis d’accord qu’il faut le compléter avec d’autres médias, car tout le monde ne peut pas, ne veut pas ou n’a pas le droit de jouer. Et donc il est important que la médiation scientifique se nourrisse de tous les médias.
Florian (PSI) : Quelle est la suite désormais pour SciFunGames ?
Raphaël Granier de Cassagnac : Si Exographer marche bien, on peut utiliser la même mécanique pour parler d’autres sciences. On est aussi en train de bosser sur un autre jeu qui explore plus que la physique des particules. Rien n’est figé pour le moment, mais l’idée est de proposer au joueur de se proposer du big bang à nos jours. Ce sera plus un survol plus qu’une plongée profonde dans chacune des sciences, mais je veux donner un grand vertige global sur la science avec ce projet.
Florian (PSI) : Quel jeu voudrais-tu recommander à notre lectorat pour clore cette interview ?
Raphaël Granier de Cassagnac : Je ne sais pas s’il est inconnu, mais je citerais KarmaZoo de Pasta Games. Je crois assez fermement à l’intérêt de jouer à plusieurs dans le jeu vidéo, et puis dans KarmaZoo se sacrifier est utile à l’équipe, c’est astucieux.
Florian (PSI) : Merci beaucoup Raphaël pour cette conversation ! Nous avons hâte de suivre vos prochains projets chez SciFunGames ! Merci aussi à Yacine pour la retranscription !
* La médiation scientifique est une forme de médiation qui regroupe diverses pratiques visant à mettre en relation des gens — un public, des participants — avec des savoirs scientifiques. Proche de la notion de vulgarisation, la médiation scientifique s’en distingue par son caractère plus général et ses buts.