À l’image des autres interviews proposées sur PSI, cette conversation avec Mathieu Bablet nous offre l’occasion de mettre en lumière différents acteurs du jeu vidéo, tout en découvrant des artistes qui contribuent à repousser les frontières de l’art tel qu’on le connaît. L’auteur que vous allez retrouver ici, déjà reconnu pour ses bandes dessinées à succès comme Shangri-La ou Carbone & Silicium (et prochainement Silent Jenny), a eu l’opportunité de collaborer sur Cairn, le nouveau jeu de The Game Bakers. En tant que directeur artistique du projet, il revient avec nous sur son approche, ses influences, et son rapport au jeu vidéo, pour mieux appréhender la vision unique que nous découvrirons dans le jeu, le 5 novembre prochain.

Les débuts de Mathieu Bablet
Gianni (PSI): Pour ceux qui ne te connaissent pas encore, est-ce que tu peux te présenter rapidement et nous parler de ton travail ?
Mathieu Bablet : Je m’appelle Mathieu Bablet, je suis avant tout auteur de bande dessinée depuis une quinzaine d’années et je suis plus particulièrement spécialisé dans la science-fiction. J’ai fait de gros one-shots, et notamment Shangri-La et Carbone & Silicium qui sont mes deux livres les plus connus. C’est mon travail principal et, à côté, j’officie au sein du Label 619, qui est un label de bande dessinée que je co-dirige avec trois autres artistes.
Gianni (PSI) : Pour revenir sur la genèse de ta carrière, qu’est-ce qui t’a amené à devenir auteur de bande dessinée ? Est-ce que tu as grandi dans un milieu artistique ou est-ce que ça t’est venu naturellement ?
Mathieu Bablet : Je n’ai pas grandi dans un milieu artistique mais j’ai grandi dans un milieu qui consommait beaucoup de culture. Mes parents avaient beaucoup de bandes dessinées et de livres chez eux. Ce sont des férus de cinéma, ce sont eux qui m’ont fait découvrir l’animation japonaise, par exemple. Disons que j’ai grandi dans un bain culturel où le dessin et l’imaginaire avaient, de manière générale, une part importante. De telle sorte que je me suis pris de passion pour le dessin très tôt, et ça a été une envie et un objectif assez rapide de me dire que j’avais envie de faire de la bande dessinée. Au départ, par amour du dessin et parce que ça m’intéressait vraiment, et plus tard, quand je suis sorti de mon école d’art, par amour pour le scénario et le fait de raconter des histoires. Aujourd’hui, les deux sont indissociables pour moi.
Gianni (PSI) : Tu as fais ton école à Chambéry et en 2011 tu publies La Belle Mort. Qu’est-ce que ça fait de publier une bande dessinée quand on dessine depuis toujours ?
Mathieu Bablet : C’est un aboutissement énorme. Je me rappelle où j’étais et à quel moment j’ai tenu entre les mains le premier exemplaire de La Belle Mort qu’on m’a donné. Donc oui, il y a une forme d’aboutissement parce que, finalement, le dessin, c’est une passion avant qu’il ne se transforme en métier. Et concrètement, quand tu as le bouquin entre les mains, tu te dis : « Okay, c’est mon métier aussi, c’est ce que je fais à plein temps et c’est ce que je vais continuer à faire dans les prochaines années ». C’était vraiment quelque chose de fort. Il y avait quelque chose de très concret dans ma pratique du dessin et quelque chose que je peux montrer à tout le monde maintenant.
Gianni (PSI) : La première fois que tu as publié, tu étais chez Ankama Editions. Là-bas, tu t’es fait repérer par Run. Quelques années plus tard, le Label 619 a pris son indépendance. Quand tu publies pour la première fois, est-ce que tu te dis que tu peux en vivre ?
Mathieu Bablet : Dès le départ, mon idée c’était de vivre de la bande dessinée. Pour La Belle Mort, j’en vivais mal, bien évidemment, mais plus particulièrement quand on fait des one-shots. De manière générale, quand on commence la BD, ça ne paye pas bien du tout, et c’est un peu pour ça que je suis arrivé au scénario d’ailleurs. Si je voulais pouvoir être payé à la planche et récupérer l’entièreté du travail, il fallait que je fasse le dessin, la couleur et le scénario. Et ça m’a un peu obligé à avoir toutes les casquettes. Parce qu’autrement, faire que du dessin, ça m’allait.
Il y avait vraiment cette envie, en me disant que si je vis modestement mais que je fais absolument tout dans la bande dessinée, je peux en vivre. Et c’était mon objectif. Je ne voulais pas être obligé de faire un autre travail à côté, de faire la course aux commandes, aux illustrations, etc. Je voulais vraiment me dédier à 3000% sur mes planches. Et c’est ce que j’ai fait avec La Belle Mort. Et c’est ce que j’ai pu faire de plus en plus confortablement au fur et à mesure que mes autres livres sortaient. Plus je rencontrais de succès, plus ça me permettait de pouvoir prendre mon temps et de savoir que j’étais attendu pour les prochains livres.
Gianni (PSI) : C’est clair qu’on attend toutes et tous Silent Jenny (rires). C’est d’ailleurs une année particulièrement riche pour toi. Il y a eu Shin Zero en janvier, Silent Jenny en octobre, Cairn en novembre. À côté, tu as ton rôle dans la direction du Label 619. Est-ce que tu te considères comme un auteur installé, avec ton rythme de croisière ? Ou est-ce que tu ressens encore l’envie d’explorer d’autres voies, de faire des projets en dehors de la BD ?
Mathieu Bablet : Ce qui est intéressant, c’est que c’est venu graduellement. Ça fait quelques années que j’ai des propositions en dehors du domaine de la bande dessinée. Quand j’ai fait Shangri-La en 2016, j’étais un peu rincé par le fait de faire de la BD dans son coin, des gros one-shots qui prennent des années sans voir personne ni collaborer avec d’autres artistes. Ça m’a beaucoup manqué. Et à partir de 2016, par chance, j’ai pu commencer à collaborer avec d’autres artistes, notamment via Midnight Tales, qui était un collectif d’histoires courtes que j’ai dirigé. C’est avec lui que j’ai commencé à travailler avec Guillaume Singelin, et qui nous a amené plus tard à travailler sur Shin Zero, où je suis seulement au scénario. À côté de ça, je me suis frotté à d’autres expérimentations. J’ai notamment travaillé pour France Culture sur une fiction radiophonique.
Le jeu vidéo, ça trottait dans ma tête depuis quelques temps. Après, il y a eu la rencontre avec The Game Bakers, qui est arrivée comme un cheveu sur la soupe. Mais dans ma tête, je me disais que ce qui est chouette avec la bande dessinée, c’est que c’est un art, un médium, qui te permet de tout faire. Il y a zéro limite sinon celle de ton imagination et de ta volonté. Tu peux créer une histoire tout seul, et il y a peu d’autres médiums qui te permettent de faire ça. Pour m’être un peu forcé à l’animation ou au cinéma, c’est très compliqué, ce sont des grosses machines.
Et à part la bande dessinée, il y a le jeu vidéo qui permet encore de faire émerger des gens qui font des jeux tout seuls ou avec des petites équipes, avec des propositions qui peuvent être radicales, tant sur le style que sur le concept. J’étais arrivé au fil des ans à me dire que la bande dessinée, c’est bien, mais j’aimerais bien rajouter des cordes à mon arc et essayer de toujours raconter des histoires, d’explorer graphiquement des univers, mais potentiellement à d’autres endroits que celui du livre.
Thèmes récurrents et militantisme
Gianni (PSI) : Dans tes récits, il y a souvent des civilisations qui s’effondrent ou qui se transforment. Dans la postface de Carbone & Silicium, Alain Damasio parlait de solastalgie, cette peur de voir les choses changer négativement et malgré nous. Qu’est-ce qui fait que tu te diriges souvent vers ce contexte pour raconter tes histoires ?
Mathieu Bablet : Paradoxalement, c’est pour mettre sur papier mes angoisses et les calmer un petit peu. Mais oui, je pense que je commence à être un expert dans l’art de l’apocalypse. Parce que, finalement, quels que soient les bouquins que j’ai faits, il y avait toujours cette notion de changement fondamental de civilisation, de détérioration des décors, des personnages, des systèmes dans lesquels on vit. Disons que ça arrivait un peu par accident, je ne l’ai pas intellectualisé tout de suite.
Mais aujourd’hui, je me rends compte que, souvent, la base de mes scénarios, c’est effectivement une angoisse que je vais filer au travers d’une histoire, de l’écriture des personnages, de péripéties. Mais à la base, c’est une peur sur le futur. À mesure que les années passent, les peurs ont tendance à s’accumuler et à se multiplier. Mais il y a toujours cette pensée de se demander dans quelle direction on va. Et pourquoi le mur se rapproche de plus en plus vite ?
Gianni (PSI) : Est-ce que tu considères tes bandes dessinées comme une manière d’apprivoiser toutes ces angoisses, de les exorciser ?
Mathieu Bablet : Les exorciser, un peu, forcément. Et puis surtout, essayer d’y apporter une réponse. Tous mes personnages, à chaque fois qu’ils commencent leurs histoires et jusqu’à la fin, ils mutent, ils se transforment, ils réfléchissent et se questionnent. Et le cheminement de pensée qu’ils ont va leur permettre soit d’accepter la situation dans laquelle ils sont, soit d’aller contre. Ce cheminement là, je l’ai aussi au travers de mon écriture.
Et pourquoi je le fais en BD ? Le but, c’est de le partager. C’est aussi de partager ses angoisses avec les autres, pas par sadisme, mais justement parce que je pense qu’on est tous dans ce bain commun. On est tous plus ou moins victimes des grands mouvements du monde qu’on ne peut pas contrôler. Et coucher ça sur papier, ça permet de partager l’angoisse, mais aussi de partager les espoirs, les solutions et les envies de changements qu’il y a au travers de ces grands bouleversements.
Gianni (PSI) : J’ai été surpris par le résumé de Silent Jenny, et j’imagine qu’il ne représente qu’une partie émergée de l’iceberg, mais j’y vois plus d’espoir que dans tes autres récits. Du coup, je voulais savoir comment tu te rapportais au futur. Est-ce que tu considères avoir une vision plutôt pessimiste ou est-ce que tu as quand même de l’espoir ? Est-ce que tu dessines pour essayer de faire une sorte de deuil du monde qu’on connaît et qui est en train de disparaître ?
Mathieu Bablet : Il y a quand même de l’espoir. En tout cas, il y en a de plus en plus. Par exemple, Shangri-La qui est sorti en 2016 était une espèce de pamphlet anticapitaliste, très nihiliste, où il y avait peu d’espoir, particulièrement à la fin du récit. Au fur et à mesure des années, Carbone & Silicium était déjà un poil plus lumineux et Silent Jenny le sera encore plus. Effectivement, je pense que je gagne en espoir et en optimisme au fil du temps, même si la situation globale et le monde dans lequel on vit, c’est plutôt l’inverse. Mais le pessimisme et l’anxiété, c’est un peu contre-productif.
Et il y a aussi une vraie réflexion plus globale par rapport aux autrices et auteurs de science-fiction, et au fait qu’on s’est beaucoup reposés pendant des décennies sur le genre de la dystopie, sur des manières de mettre en garde les lectrices, les lecteurs et plus globalement la société sur des choses qui pouvaient arriver en négatif. Et on se rend compte, finalement, que ça n’a jamais bien marché. Que les mises en garde ne sont pas prises en compte, et que ce n’est pas pour ça qu’on ne fonce pas droit dans le mur. Il y a tout un courant beaucoup plus optimiste, de l’ordre de l’utopie et que l’on appelle Solarpunk ou Hopepunk, qui est en train de se développer et qui est assez intéressant.
Parce que dans un monde et dans un présent où les thématiques de SF nous ont complètement rattrapé, où on a l’impression de temps en temps de vivre une des pires dystopies, on a besoin de récits plus optimistes pour notre santé mentale. Et ça peut permettre de créer des imaginaires, des possibles auxquels on n’avait pas vraiment pensé. Donc cette démarche là, j’essaye de m’inscrire dedans, parce qu’elle me paraît extrêmement pertinente aujourd’hui.
Et je pense que quand on fait de la SF, on a en besoin et Silent Jenny s’inscrit là-dedans. Et je ne suis pas le plus grand optimiste du monde, tu verras à la lecture mais c’est tempéré, ou en tout cas équilibré. Il y a quand même cette envie de se dire qu’on vit dans un monde extrêmement anxiogène, se demander ce qu’on peut en retirer, comment on peut avoir envie de changement, contrer une forme d’apathie ou de renoncement qu’on peut avoir face à l’ampleur des bouleversements qu’on traverse.
Gianni (PSI) : Ça peut sembler évident, mais est-ce que tu dirais que tes récits sont engagés ? Parce qu’on sent un véritable désir de sensibiliser tes lecteurs. Est-ce que tu te considères comme un artiste engagé ?
Mathieu Bablet : C’est toujours un peu compliqué, mais j’essaye, oui. Être engagé, ça a ses limites. Dans le sens où je ne pense pas qu’une œuvre puisse fondamentalement changer des personnes ni changer durablement une société. En tout cas, je ne sais pas si je me considère comme engagé. Mais j’essaie de l’être, parce que j’ai l’impression que c’est un peu ma contribution. En tant qu’artiste, tu ne travailles pas à l’hôpital, tu n’es pas soignant ou médecin. Chacun essaie de trouver un sens à son métier, et moi, faire des récits engagés, ça me permet de me dire que je divertis les gens, et si je peux essayer de faire passer des messages, c’est bien.
Si ce sont des messages qui peuvent donner à réfléchir sur la direction dans laquelle le monde va, c’est encore mieux. Donc oui, j’essaye autant que possible. Et c’est d’autant plus important aujourd’hui, où la culture est attaquée de toutes parts par des mouvements réactionnaires. Où on se rend compte qu’il y a beaucoup de choses qui gênent. Donc ça permet de tracer une ligne entre des récits qui seraient aseptisés de tout message, et des récits qui font l’effort, justement, d’être soit progressistes, soit avant-gardistes. Ou en tout cas, de développer des pensées qui peuvent aller dans le sens du progressisme.
Gianni (PSI) : Je te vois souvent militer sur Instagram, tu essaies de sensibiliser sur des sujets qui te tiennent à cœur. Tu disais qu’une œuvre n’avait pas obligatoirement la force de sensibiliser, mais est-ce que tu penses que la force de ton art, couplée à celle de tes réseaux, peut permettre une sensibilisation efficace sur un public plus large ?
Mathieu Bablet : Oui, complétement. Je me suis fait la réflexion, effectivement, qu’il y a le message dans le livre, qui est là pour accompagner un récit, et, à partir du moment où tu es autrice ou auteur, ton discours passe aussi par ce que tu dis en public. Parce que tu es plus ou moins un personnage public, et les réseaux ont ça de bon que je peux partager, de manière complémentaire, des problématiques qui m’ont touché, que j’ai inscrites dans les bandes dessinées et qui vont pouvoir se développer par ce que je vais partager ou par les échanges que je vais avoir avec les gens qui partagent des articles.
Ça me paraît hyper important. Aujourd’hui, il faut être capable de s’engager. Il n’y a rien de pire qu’un discours un peu tiède, un peu timide, qui ne va froisser personne. Tout est tellement polarisé, et particulièrement sur les réseaux sociaux. Dans tous les cas, tu ne pourras pas contenter tout le monde. Il faut être conscient et plutôt assumer ta ligne de pensée, ta ligne de conduite. Et les gens qui me suivent ne sont pas trompés par la marchandise dans la mesure où, s’ils ont lu mes bouquins, ils ont compris où je me situais. Donc ce que je partage, c’est quand même en adéquation avec les thématiques qu’ils ont pu lire.
Gianni (PSI) : Une autre chose qui me frappe dans tes histoires, et qui est un thème plus lumineux, c’est ce désir de liberté qui revient constamment. Les jeux de The Game Bakers exploitent aussi énormément cette thématique. Tu l’as mis en scène dans Shangri-La avec le personnage de John, dans Adrastée avec ce roi immortel prisonnier du temps qui passe, et dans Carbone & Silicium où tes personnages essayent de se libérer de leurs conditions d’existence. Qu’est-ce qui te passionne dans l’idée de quête de liberté ? Est-ce que, là aussi, c’est un thème que tu essaies d’apprivoiser ?
Mathieu Bablet : Oui. C’est vraiment ce désir d’émancipation. Il fait souvent face à un système oppressif et répressif, qui conditionne et qui aliène peu ou prou le système capitaliste dans lequel on vit. Mais oui, mes personnages sont en quête de liberté parce qu’on se rend compte que leur désir d’émancipation, leur quête du héros qui les mène à évoluer au sein du scénario, il passe par une remise en question du système dans lequel ils sont nés et du système qui leur impose de vivre selon une certaine manière.
Ça fait partie de la réflexion par laquelle je me rends compte que les solutions aux angoisses que j’ai sur le monde présent viennent, justement, par une émancipation de modèles qu’on perpétue et qui sont délétères et qui détruisent la planète, pour citer ce qui est décrit dans Carbone & Silicium. Donc oui, effectivement, ce besoin de liberté, il jalonne tous les personnages que j’écris depuis maintenant 15 ans.
Gianni (PSI) : Avec Midnight Tales, Midnight Order et la plupart de tes bandes dessinées, tu mets en scène des personnages féminins. Est-ce que tu ressens une responsabilité particulière dans la manière de représenter les femmes dans tes récits en tant qu’auteur masculin ?
Mathieu Bablet : Oui. Tout à l’heure, je te disais que je ne savais pas si un récit peut avoir la force de changer une personne. Ça, j’en suis pas sûr. Par contre, les récits façonnent notre grille de lecture du monde, j’en suis certain. Et aujourd’hui, la représentation, que ce soit des personnages féminins ou LGBT, que ce soit la couleur politique de ton récit, ça façonne l’imaginaire des gens. Dans un monde où, justement, il y a une vraie mouvance réactionnaire qui voudrait des récits apolitiques, des jeux apolitiques, des bandes dessinées apolitiques, il faut montrer que c’est tout l’inverse.
C’est ce qui permettra de baigner les gens dans une espèce de bain culturel qui les change durablement. Il y a une vraie responsabilité des autrices et auteurs, en termes de représentation, de ce qu’ils montrent, que rien n’est anodin. Chaque récit est politique, même celui qui se veut apolitique est politique, et probablement pas de la bonne manière d’ailleurs, mais il est politique. Donc oui, il y a une vraie responsabilité. Je pense qu’il ne faut pas nier qu’on a ce pouvoir là, de perpétuer un imaginaire réactionnaire ou essayer, justement, d’être dans un imaginaire qui se veut progressiste et qui questionne des normes imposées.
Architectures, styles et influences
Gianni (PSI) : Quand je pense à tes bandes dessinées, je pense beaucoup à ces cases qui représentent des milieux urbains, souvent écrasants, comme ceux dans La Belle Mort. Quand tu dessines des architectures, qu’est-ce que ça révèle pour toi au-delà de l’aspect visuel ? Est-ce que ce travail t’aide à explorer une certaine manière de voir le monde ou de rendre tes personnages plus petits ?
Mathieu Bablet : Un peu tout ça. Vis-à-vis des personnages, effectivement, je trouve ça toujours très intéressant. Que ce soit dans le dessin ou même dans le scénario, que les personnages soient remis dans un contexte plus général. C’est un travail que j’avais fait beaucoup sur Shangri-La, où finalement l’humain, par rapport à la station spatiale, la Terre et le système solaire de manière générale, est beaucoup plus petit, et donc décentré. Remis à une place minuscule. Je trouve ça intéressant. Et vis-à-vis du dessin plus spécifiquement, c’est vrai que pour les décors urbains, il y a une vraie volonté d’immersion.
Ce qui est bien avec la bande dessinée, c’est que si tu mets beaucoup de temps dans un décor et qu’il est très riche, la lectrice ou le lecteur qui contrôle le rythme peut rester 5-10 minutes sur une planche et s’immerger dans l’univers. Et je trouve ça chouette. C’est en tout cas un de mes objectifs quand je dessine. Créer des mondes à part entière, qu’ils soient tangibles, et donc que les décors ont vécu, qu’ils ne soient pas que des lignes de dessin et des couleurs que les personnages traversent. Je veux qu’on puisse ressentir qu’ils sont sales, qu’ils sont un peu abîmés, que les personnages vivent vraiment dedans, donc j’essaie d’y mettre presque plus d’attention que sur les personnages.
Gianni (PSI) : Je suis très sensible à ta manière de représenter l’architecture. Est-ce que tu as des inspirations fortes qui reviennent quand tu crées des architectures, ou est-ce que tu cherches plutôt à la renouveler, à aborder de nouvelles formes d’urbanisme ?
Mathieu Bablet : Il y a quand même des références assez fortes. En premier lieu, ce sont mes voyages en Asie, notamment en Chine et au Japon, qui ont vraiment construit mon intérêt pour une architecture grouillante. C’est vrai que les câbles apparents, avec du béton perforé à droite à gauche, avec du sale, des détritus, ça m’a tellement marqué quand j’ai fait ces voyages jeune, que c’est quelque chose qui est resté extrêmement prégnant dans mes dessins, et encore aujourd’hui. Et puis après, c’est marrant mais pour Carbone & Silicium, tout ce qui se passe dans le réseau, qui est un monde digital, je voulais m’éloigner de l’imaginaire digital qu’on pouvait avoir communément, qu’il y ait quelque chose avec des câbles, un peu circuit imprimé à la Tron. Donc je suis parti sur de l’architecture précolombienne.
Dans Silent Jenny, on sur des terres désolées, des paysages très très minéraux. Pour apporter du contraste, tout ce qui est construit, toute l’architecture va dans la direction du brutalisme. C’est un courant extrêmement à la mode en ce moment, mais qui, à mon sens, fonctionne vraiment bien pour avoir quelque chose à la fois de monumental et de déshumanisé. C’est assez intéressant d’aller dans cette direction. À chaque nouveau projet, si je peux aller dans une direction architecturale un peu différente, ça me permet de me renouveler et de tester de nouvelles choses.
Gianni (PSI) : Je pense que c’est ça qui fait que tu as une identité qui est très forte. En envoyant la couverture de Silent Jenny, je me suis dit que le véhicule ressemblait beaucoup au Château Ambulant. Du coup, à côté de tes voyages, est-ce que tu as des inspirations de certains artistes, notamment des réalisatrices, réalisateurs, des peintres, des gens que tu aimes bien ?
Mathieu Bablet : Oui. Pour en citer comme ça, puisqu’on parlait d’architecture, je pense que la personne qui m’a le plus influencé et donné envie de dessiner des gros décors, c’est Tsutomu Nihei avec BLAME!. Parce que ça a été un choc esthétique. Tu cites Miyazaki et ça parle à chaque fibre de mon être. Miyazaki est vachement présent dans chacune de mes œuvres. En termes de peintres, ça dépend des projets. Pour Silent Jenny, je me suis inspiré de la peinture romantique, parce qu’il y avait cette idée d’avoir des décors foisonnants, avec des jeux et des rayons de lumière qui passent au travers des nuages et des personnages tout petits dans ce genre de décors.
À chaque projet, je vais changer un petit peu. Pour Silent Jenny, il y a des trucs tout cons où je me suis inspiré de l’artiste abstrait Paul Klee sur certains passages précis. Je pense que ce qui fait aussi le style d’une personne, c’est l’agglomérat de tout ce qu’il a pu apprécier. J’essaie de me nourrir du plus de choses possibles, que ce soit en peinture, en cinéma, en littérature et même en jeu vidéo. Ça me permet, à la fin, d’avoir une espèce de masse informe d’inspiration et d’en extraire quelque chose qui m’est personnel.


Gianni (PSI) : Tu disais dans une autre interview que quand tu as vu le travail de Run et du Label 619, ça t’avait permis de voir qu’on pouvait faire de la BD autrement. J’aimerais beaucoup que tu reviennes sur cette remarque et que tu puisses me dire comment le Label 619 a changé cette vision. Est-ce qu’il t’a permis de te canaliser ta vision de la BD ou, au contraire, d’étendre cette manière de raconter des histoires ?
Mathieu Bablet : Je vais parler d’une époque où le monde de la BD n’était pas tout à fait comme il est aujourd’hui. Quand j’étais en école d’art et que mon but, c’était de faire de la BD, je me destinais à faire des albums de 46 pages et des séries. Vraiment un truc très classique comme les bandes dessinées franco-belges qu’on a aujourd’hui. Sans me poser de questions parce que, finalement, rien d’autre n’existait. Avec le Label 619 et surtout, la découverte de Mutafukaz, je me suis aperçu qu’il y avait ce qu’on appelait des romans graphiques. Aujourd’hui, il y a des romans graphiques partout, mais à l’époque, ce n’était pas si évident d’en trouver. Des romans graphiques dont le style était vraiment à la croisée de la BD franco-belge, mais aussi du manga et du comics.
Et Mutafukaz notamment, avec des pages de pubs au milieu, des trames, un passage en noir et blanc qui rendait hommage au manga, etc. Un format extrêmement libre où tu mettais ce que tu voulais dedans. Ça m’a vraiment débloqué, et à partir du moment où j’ai découvert ça, je ne me suis plus dit que j’allais faire de la BD franco-belge classique, et je suis parti dans une autre direction, à savoir des gros formats, ce qu’on appelle communément aujourd’hui des romans graphiques. Avec des titres qui empruntent en termes de style à la fois à l’héritage franco-belge, mais aussi au manga, aux comics. Et surtout, ça m’a permis de me débloquer sur un rythme pour mes récits. C’est-à-dire que j’ai un rythme assez lent et je veux mes récits très contemplatifs.
C’est quelque chose que je n’aurais jamais pu faire avec un format franco-belge classique où il faut écrire avec une forme d’efficacité, tandis que là, je peux avoir des pleines pages, encore une fois, très chargées en décors. Ça me permet de ralentir le rythme, d’avoir des moments de contemplation où les personnages principaux sont juste en train de déambuler dans des décors. Ce déclic là, je ne l’aurais jamais eu si je n’avais pas découvert le Label 619 avant.
Gianni (PSI) : Tu joues avec la précision des décors, mais il y a aussi les visages qui vont être beaucoup plus difformes. C’est quelque chose qui m’a marqué dans Cairn, avec ce côté très réaliste au niveau de l’escalade, et les mouvements du corps, qui vont vraiment se déformer dans des positions impossibles. J’ai l’impression que les visages dans tes bandes dessinées, c’est une manière pour toi de couper avec le réalisme, de te sentir plus libre quand tu dessines. Dans quel état d’esprit es-tu au moment où tu imagines et dessines les visages de tes personnages ? Est-ce que tu t’imposes moins de limites en les dessinant ?
Mathieu Bablet : C’est vrai qu’il y avait un enjeu, pour moi, sur les personnages et les visages : celui de proposer quelque chose qui pourrait distinguer mon style de celui de la majorité des autres. Quand tu rentres dans le milieu de la bande dessinée, on t’explique très rapidement qu’il y a 5000 titres qui sortent par an, le secteur est complètement bouché, c’est très dur de s’y faire une place. Donc avoir un style reconnaissable, c’est déjà la garantie de se dire que les gens verront mes dessins, ils sauront que c’est moi.
Donc il y avait cet enjeu là qui a été intellectualisé dès le départ et effectivement, il y avait un truc qui m’intéressait sur les personnages et les corps de manière générale, c’était qu’ils ne soient pas forcément beaux. Il y a un truc avec le beau qui ne m’intéresse pas, tu vois. Avoir des corps qui, parfois, sont presque à la limite du grotesque, qui ne sont pas anatomiquement justes, mais qui bougent bien, qui ont quand même une forme intéressante. Je vais privilégier ça plutôt que l’anatomie et la recherche de quelque chose d’esthétique au sens classique du terme.
Gianni (PSI) : Au-delà du visage, je pense que je n’ai jamais vu des regards comme ceux qu’il y a dans tes bandes dessinées. J’ai cette impression qu’ils ressentent tout en même temps. De la tristesse, de la nostalgie, de la joie… On a même parfois cette sensation que les personnages nous regardent. Est-ce que c’est quelque chose que tu cherches à provoquer chez les lectrices et lecteurs ?
Mathieu Bablet : Effectivement, il y a un peu cet effet, et ça se retrouve dans pas mal de mes bouquins, des cases silencieuses où tu as juste un gros plan sur le visage d’un personnage. Et ce qui est intéressant, c’est un principe de cinéma qui s’appelle l’effet Koulechov, démontré justement par ce Koulechov. Il expliquait que, par la magie du montage, si tu mettais le visage d’un personnage neutre, puis après, une scène de guerre, et puis tu remettais la même image du personnage neutre, et puis après, une scène joyeuse, etc, finalement, c’est le cerveau de la spectatrice ou du spectateur qui faisait le travail d’empathie et qui reliait les deux images. Il voyait la première image du personnage comme un personnage triste et effrayé par la guerre, et la deuxième image comme un regard apaisé par la scène de bonheur qu’il y avait dans le plan d’avant.
Cette technique là, je l’utilise un peu et j’essaie de faire en sorte que mes personnages soient expressifs par les yeux. Mais je pense que c’est aussi ce jeu de montage où on va voir ce visage de personnage silencieux en gros plan, précédé et suivi de toute l’histoire, qui permet de faire une pause sur sa psyché et de faire ressentir d’autant plus une émotion pour les lectrices et les lecteurs.

Gianni (PSI) : Ça rejoint ce que je ressentais sur Carbone & Silicium avec ces pages des personnages en gros plan. On vient de vivre quelque chose d’émouvant, de triste, et on se retrouve à faire face aux personnages pour continuer la lecture. C’est très puissant comme image. Je voulais aussi revenir sur les couleurs que tu utilises dans tes bandes dessinées, qui marquent souvent un changement géographique, temporel et émotif. Est-ce que tu utilises la couleur comme une narration parallèle, un moyen de raconter autrement et d’aller plus en profondeur ?
Mathieu Bablet : Oui. C’est vrai qu’il y a un constat au moment où, quand je n’étais pas encore auteur de BD et que j’étais en étude, je trouvais que la couleur en bande dessinée n’était pas toujours très intéressante et elle était utilisée pour appuyer l’encrage et pas bien plus. J’ai très vite eu cette envie d’avoir une couleur qui soit aussi importante et qui prenne autant de place que l’encrage, quitte à certains moments à littéralement manger l’encrage, à vraiment prendre le pas sur le dessin. Il y avait cette frustration de se dire que c’était dommage et qu’on peut aller plus loin en couleur et faire des trucs qui prennent plus aux tripes. Une couleur qui ne soit pas illustrative mais qui soit partie prenante de ce qu’on est en train de raconter par le dessin et le scénario.
Après, basiquement, je suis très influencé par la période impressionniste et cette idée que les couleurs vont être dans la prolongation des émotions d’une scène ou des personnages qui vivent cette scène. Donc, effectivement, les couleurs sont là, elles accompagnent la narration. En tout cas, j’essaye autant que possible, et avec un accent particulier mis sur le ciel, dans cette idée de contemplation et d’avoir quelque chose qui parle à notre sensibilité plus qu’à notre intellect. Je trouve que la couleur, de manière générale, ça marche bien pour ça.
Gianni (PSI) : On sait aussi que les couleurs ont toujours une symbolique particulière ou une signification. Comment tu choisis tes couleurs ? Par une logique symbolique ou c’est plutôt intuitif ? Et est-ce que ça t’arrive d’hésiter sur les couleurs d’une planche ?
Mathieu Bablet : Pour commencer, effectivement, c’est plutôt intuitif, à part pour des couleurs assez évidentes comme le rouge, qui va apparaître dans des moments de tension ou des moments dramatiques. Autrement, c’est plutôt intuitif et je n’ai pas trop d’hésitation. C’est vrai que quand j’imagine le dessin, quand je suis en train d’écrire le scénario, j’ai tout de suite des ambiances qui viennent. Quand j’écris le scénario, je me fais une énorme banque d’images de tout ce qui me passe sous la main, que ce soit de l’illustration, de la peinture, des photos, qui sont en lien ou pas avec ce que je vais dessiner, mais qui, d’une manière ou d’une autre, vont pouvoir m’inspirer de telle sorte que, quand je fais le noir et blanc de la planche, je sais déjà à peu près l’ambiance que je voudrais avoir.
Connexions avec le jeu vidéo
Gianni (PSI) : J’ai remarqué sur Adrastée cette page de garde qui laisse penser à une map de jeu vidéo. Est-ce que tu es un joueur ? Si oui, est-ce qu’il y a des jeux qui t’ont marqué ?
Mathieu Bablet : Je suis un peu moins un gros joueur en ce moment. Parce que la bande dessinée demande beaucoup d’heures de boulot. Mais oui, je joue depuis que je suis tout petit. J’ai eu des parents qui, avec ma sœur, nous ont mis avec une console entre les mains assez tôt, sans qu’on ait rien demandé. Par chance, ça a continué après. Je suis principalement de la génération de la PlayStation 1. Ma première grosse claque vidéoludique, c’est Metal Gear Solid 1. Même si Kojima m’énerve sur plein d’aspects, spécifiquement sur ce jeu, c’était la première fois qu’un jeu dépassait le côté jeu vidéo ludique que j’avais jusqu’à présent, où tu fais de la plateforme, des petits RPG. Et puis là, il y avait un jeu qui, dans son propos, sa technique et sa réalisation, racontait autre chose.
Gianni (PSI) : Je t’associe aussi beaucoup à Guillaume Singelin, j’ai découvert vos bandes dessinées en même temps. Lui a travaillé sur Citizen Sleeper, qui est un excellent jeu par ailleurs. Est-ce qu’il t’a encouragé, directement ou indirectement, à te lancer dans un projet comme Cairn en tant que directeur artistique ? Est-ce qu’il a eu un impact sur ta décision ou sur ta manière d’aborder le travail que tu allais fournir sur le projet ?
Mathieu Bablet : Non, parce qu’on ne s’était pas contactés ou concertés spécifiquement là-dessus. On n’en a pas discuté plus que ça. On discute beaucoup de bande dessinée au quotidien, parce qu’on a des projets ensemble ou des projets qu’on suit au label, on est toujours amenés à communiquer là-dessus. Je sais que quand il avait commencé à bosser sur Citizen Sleeper, et même avant ça, il avait fait pas mal de key art pour plusieurs jeux indés. Donc il avait un peu le pied dedans, ce qui me rendait profondément jaloux. Parce que je me disais qu’il était en train de faire son trou dans ce monde là qui me fait tellement envie.
Et puis finalement, quand on en a discuté, on s’est aperçus qu’on n’avait pas du tout eu la même expérience. C’est-à-dire qu’ils étaient trois dans le studio, en comptant le compositeur de la musique, donc c’est vraiment un truc minuscule. Et il ne s’est pas vraiment chargé du game design du jeu, mais vraiment de la partie visuelle des personnages, donc du chara-design. Moi, j’étais parti dans une direction différente, où j’ai fait du chara-design, mais il y avait aussi d’autres choses, et avec une équipe plus grande. C’est marrant à quel point deux studios différents, avec une taille et une approche différente, ne vont pas délivrer la même expérience.

Gianni (PSI) : On en parlait plus tôt mais tu as fait de nombreux projets en collaboration avec plusieurs autrices et auteurs, et le jeu vidéo, c’est sans doute l’art le plus collaboratif qui soit. Est-ce que c’est un des éléments qui t’a aussi motivé à t’installer dans le projet ?
Mathieu Bablet : C’est un sentiment que j’avais un peu perçu en faisant des histoires collaboratives en BD. À savoir que quand tu es tout seul à en faire, c’est un peu un sacerdoce. Il y a des moments où tu n’as pas envie, où le projet n’avancera que tu si tu es motivé, et où finalement, tu as quelque chose qui te ressemble, mais qui ne ressemble qu’à toi. En ayant collaboré au niveau de la BD avec d’autres personnes, tu t’aperçois que faire un projet à plusieurs, c’est faire un projet qui avance sans toi.
Et c’est un truc chouette, déjà, de faire un projet qui ne t’attend pas pour avancer, c’est plutôt cool. Et puis avoir la vision, la sensibilité et les avis d’autres personnes, je me suis dit que je ne vais pas raconter la même chose sur un projet collaboratif que sur un projet qui est foncièrement personnel. Pour autant, c’est une manière différente de travailler, et c’est tout aussi enrichissant.
Dans la bande dessinée, il y a la couleur, le scénario, le dessin. Le jeu vidéo à ça d’intéressant qu’il y a le game design, le level design, tous les programmeurs et programmeuses qui bossent. Ça reste encore de la magie pour moi, je n’y comprends absolument rien. Donc, à part des gens qui sont vraiment couteaux suisses, dans l’absolu, il n’y a pas le choix de bosser en équipe avec des gens qui font des choses que tu ne pourrais absolument jamais faire. Et je trouve ça hyper excitant, créativement parlant, d’arriver avec tous ces corps de métier qui sont finalement assez différents à proposer quelque chose de cohérent à la fin. Spécifiquement sur Cairn, c’était une expérience vraiment folle.
Gianni (PSI) : Il y a quelques temps, j’ai écrit un article sur la connexion transmédia entre la bande dessinée et le jeu vidéo. Je prenais pour exemple Marc-Antoine Mathieu, qui avait adapté sa bande dessinée SENS en réalité virtuelle, ce qui rend son concept à la fois différent et complémentaire. Qu’est-ce que tu penses de cette connexion ? Est-ce que tu la vois comme une opportunité de raconter des histoires que tu n’aborderais pas en BD, ou comme une potentielle extension de ton travail ?
Mathieu Bablet : Non, justement, je ne la vois pas comme une extension de mon travail. Les histoires que je raconte en bande dessinée, je ne pourrais les raconter qu’en bande dessinée. Elles sont adaptées à ce support là, et ça reste cohérent. Et justement, le jeu vidéo, c’est plutôt un nouveau terrain de jeu pour expérimenter une narration différente. Une narration qui ne passe pas simplement par une succession d’événements. Parce que dans le jeu vidéo, tu as la narration environnementale, et puis surtout, l’interactivité.
C’est pareil, mes plus grands moments de mind-blowing dans des histoires, c’est en jeu vidéo. Dans Metal Gear Solid 3, quand tu viens de combattre The Boss, et que finalement, le dernier tir pour la tuer, c’est toi en tant que joueur qui doit le faire, tu n’es plus du tout dans une cinématique. C’est un truc que tu ne peux absolument pas reproduire en jeu vidéo.
Je pense aussi au jeu vidéo Brothers: A Tale of Two Sons. Tu joues deux personnages de manière asymétrique, l’un avec une gâchette, l’autre avec l’autre gâchette. Jusqu’à la fin, il se passe quelque chose, et tu as une espèce d’épiphanie. Où tu comprends ce qu’on te demande en tant que joueur. Ça, il n’y a vraiment que le jeu vidéo qui peut te l’offrir, et donc ça ne raconte pas les mêmes choses. Et ce n’est pas la peine d’essayer de singer une narration de cinéma dans le jeu vidéo. Parce que tu peux faire des choses encore plus complexes et subtiles que dans n’importe quelle autre narration.
Gianni (PSI) : Du coup, j’imagine que si tu avais l’opportunité de faire un jeu ou un film toi-même, tu ferais totalement autre chose ?
Mathieu Bablet : Oui, complétement.

Mathieu Bablet, Cairn et escalade
Gianni (PSI) : Cairn a été développé par The Game Bakers. Tu m’as dis que la connexion s’était faite un peu sur le tas. Est-ce que tu peux revenir un peu sur cette connexion?
Mathieu Bablet : C’est simplement avec Emeric Thoa, le cofondateur du studio, qui m’envoie un mail en me disant qu’ils sont en train de bosser sur un jeu d’escalade. C’était même avant la pré-production, ils balançaient des idées. Ils avaient aimé Carbone & Silicium, qui était sorti peu de temps avant, et ils essayaient d’avoir une patte artistique différente pour chacun de leurs projets, ce qui est plutôt cool. Ils avaient pensé à moi au début pour voir si je pouvais leur proposer un univers. Le jeu d’escalade, ils savaient qu’ils voulaient le faire. Mais qu’est-ce que tu peux rajouter dedans pour que tu n’aies pas l’impression de juste grimper une montagne pendant 10 heures ?
Donc voilà, la connexion s’est simplement faite avec un mail que j’ai failli décliner. Parce que le jeu vidéo, c’était un de mes objectifs de carrière, de me dire qu’un jour je ferai du jeu vidéo. Le problème, c’est que concilier jeu vidéo et bande dessinée, c’est deux emplois du temps très énergivores. Donc ça me paraissait pas possible. Au début, je me suis dit que c’était une proposition qui arrivait dix ans trop tôt, que j’attendrais la suivante. Et en même temps, proposer à la fois le scénario et la direction artistique, il n’y aura probablement pas de deuxième chance, même dix ans plus tard. Donc j’ai accepté.
Au départ, on m’a demandé un pitch. J’ai fait un petit dossier avec quelques recherches de personnages, de décors, des idées de gameplay. Par exemple, des trucs tout bêtes, on est sur une trilogie sur la thématique de la liberté, commencée par Fury puis Haven. On est sur un personnage très solitaire, du coup, faut lui associer un petit robot qui va l’assurer, parce que dans l’escalade, on a souvent besoin d’être deux. Tu crées un univers un petit peu robotique, et puis l’idée, c’était d’avoir une espèce de peuple troglodyte qui habite ces montagnes. Parce que ça apporte de la variété. Tu as de l’exploration souterraine, t’es pas tout le temps sur ta façade de mur à essayer d’atteindre le prochain palier.
Donc voilà, je leur ai fait un premier pitch comme ça, ça les a convaincus, et on a commencé l’après production, pour aller plus en avant dans le détail des concepts, qu’ils soient narratifs ou visuels.
Gianni (PSI) : Quand j’ai découvert le jeu, j’ai tout de suite compris que ça venait de toi. On a un potentiel d’introspection et de contemplation assez énorme, en plus du personnage féminin. Ce sont des éléments narratifs qu’on retrouve souvent dans tes bandes dessinées. Malgré tout, ça reste assez distinct de ce que tu proposes. On est dans un milieu naturel qui n’est pas en train de s’effondrer. Est-ce que c’est plus contraignant d’imaginer un univers dans un jeu vidéo ? Est-ce que ton approche est différente ?
Mathieu Bablet : Ça a été beaucoup plus compliqué. Typiquement sur Cairn, si je fais une bande dessinée, je vais faire une case avec le bas de la montagne, une case avec le milieu et une case avec le haut. Si on ne voit pas ce qu’il y a entre, c’est pas grave. Le jeu vidéo, tu peux pas tricher, les joueuses et joueurs ont une vue à 360 degrés. Tout peut être vu.
Donc, quand tu construis un décor, une esthétique, il faut qu’elle marche de partout, et ça, c’est très compliqué déjà au départ. Notamment pour imaginer une montagne en entier. Tu l’imagines par le prisme visuel mais aussi par le prisme logique. Il faut qu’en termes d’échelle, elle corresponde à tant d’heures de jeu. Il faut qu’en termes de level design, il y ait quelque chose de logique, de pas redondant, qui renouvelle l’intérêt des personnes qui grimpent la montagne. C’était vachement complexe.
Là où c’est hyper intéressant, c’est que ça permet de poser de nouvelles questions. Je citais la narration environnementale au début. C’est un truc que je fais intuitivement en BD, dans la mesure où je raconte quelque chose par le décor. Si je mets plein de détails, ça raconte forcément quelque chose. Là, il fallait presque aller au-delà de ça. Qu’il y ait vraiment une narration principale avec les cut-scenes, ce qui est normal et puis il y a tout ce qui est secondaire. Tout ce que les joueuses et joueurs vont pouvoir découvrir d’eux-mêmes.
Il y a un truc très frustrant aussi de se dire que tout le monde ne verra pas tout, et il faut l’accepter. Venant de la bande dessinée, on commence à la première page, on termine à la dernière, et normalement, si on a pas sauté de page, on a l’entièreté du scénario, de l’univers, de ce que l’autrice ou l’auteur a voulu partager. Il faut accepter qu’il y a des gens qui vont aller tout droit au lieu d’aller à droite, ils ne vont pas croiser tel personnage, ils ne vont pas avoir cette cinématique. Pour autant, il faut que ça soit cohérent, que le voyage émotionnel du personnage principal soit logique malgré ce manque là. Donc je trouve ça extrêmement compliqué.

Gianni (PSI) : C’est vrai que ce qui caractérisait la démo de Cairn, c’est le nombre de chemins à emprunter. C’est assez cocasse mais le personnage principal d’Adrastée pose un cairn avant d’avoir les réponses à ses questions. Est-ce que tu t’es rapporté à Adrastée, et plus généralement à certaines de tes œuvres, pour construire le milieu naturel de Cairn ?
Mathieu Bablet : Oui, complètement. Et effectivement, beaucoup à Adrastée. Quand Emeric m’a contacté pour faire un jeu d’escalade dans un milieu naturel sans architecture, je me suis posé la question de savoir si c’était bien à moi à qui il voulait envoyer le mail à la base. Mais effectivement, avec Adrastée, il y avait ce côté ancienne civilisation et architecture un peu oubliée qu’on va retrouver. C’est pas encore visible dans la démo, mais ça se verra beaucoup plus dans la suite du jeu. Mais ça m’a permis de m’accrocher à quelque chose que j’avais déjà un peu fait pour itérer autour.
Et puis après, globalement, là où c’était pas si déconnant et où on est plutôt bien tombé, c’est que je fais moi-même de l’escalade et j’habite à la campagne. Je fais de la randonnée dans les Alpes régulièrement. Pour le coup, les paysages, je les avais devant moi la plupart du temps. Et ça a été assez évident quand il s’agissait de trouver une forme à la montagne, et de voir ce qu’on pouvait faire en étant réaliste, de m’inspirer de ce que j’avais devant moi.
Gianni (PSI) : Pour revenir à Adrastée, le personnage va toujours poser des petits cailloux sur son chemin avant de finir par construire un cairn. Ça a une signification précise pour toi, une symbolique particulière ?
Mathieu Bablet : C’était même l’intention d’Emeric dès le départ. Le cairn, pour lui, c’est le signe d’un passage, d’un humain qui a atteint un endroit et qui laisse une trace dans le monde. C’est quelque chose qui me parle beaucoup. D’ailleurs dans Adrastée, il y a cette scène du cairn, mais tous les petits cailloux que le personnage recrache, ça a exactement la même fonction. Il les pose dans les endroits importants, qui signifient quelque chose pour lui. C’est une trace de son passage sur Terre. Donc c’était forcément une thématique qui me touchait et qui a énormément inspiré l’écriture du scénario global. On étire cette thématique du personnage qui passe à un endroit et qui le marque.
Gianni (PSI) : Quand je pense à ton œuvre, je pense beaucoup au côté anxiogène. En relisant la postface de Carbone & Silicium, Alain Damasio qualifiait ta BD comme étant « solstalgique », ce mélange entre nostalgie et solastalgie. Est-ce que tu retrouves ce sentiment dans Cairn ? En jouant à la démo, je me suis demandé s’il n’y avait pas un message écologique. Si ce n’était pas la dernière fois que le personnage principal, Aava, pouvait monter la montagne avant qu’elle ne fonde. Est-ce qu’il y a eu une arrière pensée ou un certain pessimisme ?
Mathieu Bablet : Ça a été compliqué parce que, sur le scénario, j’écrivais quelque chose qui me parlait, mais il fallait aussi que ça corresponde aux envies d’Emeric et Audrey Leprince, les deux boss de The Game Bakers. Notamment cette envie d’avoir quelque chose à la fois sur la thématique de la liberté, et quelque chose de vraiment libérateur et explosif à la fin. Parce que c’est comme ça que Fury et Haven sont. Il y a cette espèce d’exutoire positif. Donc il a fallu naviguer entre mon espèce de pessimisme anxiogène et quelque chose de plus lumineux. Et je pense qu’on a trouvé le bon compromis.
En tout cas, je pense que l’histoire me ressemble quand même, et il y a un truc, non pas sur la fin du monde, parce que ce n’était pas la thématique, mais sur le côté mélancolique. On le retrouve sur les personnages qu’on va rencontrer. Et puis ce qui est vraiment intéressant, c’est qu’on le retrouve dans le jeu de manière non verbale. Ce qui m’a intéressé dans ce jeu, et qu’on peut rapprocher de Death Stranding, c’est que le personnage ne court pas, il ne peut que marcher. Il y a un gros travail sur les ambiances lumineuses, sur le sound design, qui invite à la contemplation, à passer des petits moments d’introspection.
Tu es entre deux murs à grimper, tu marches sur un bout d’herbe, et tu peux observer le paysage, etc. Et ce jeu, il l’offre même sans narration linéaire. Il le fait sans qu’on ait eu besoin de rajouter des couches scénaristiques, ce que je trouve très fort et très intéressant.

Gianni (PSI) : On a aussi l’impression que ton personnage est à bout mentalement, notamment le moment où elle frappe la roche avec son poing. Mais malgré tout, c’est un jeu qui fait du bien grâce à ses moments contemplatifs. En dehors de Cairn, est-ce que tu as envie de travailler sur d’autres jeux différents ou avec un style particulier ?
Mathieu Bablet : C’est un peu compliqué. Il y a trois ans, je t’aurais répondu oui, aujourd’hui je te répondrais « oui, mais ». J’ai envie de continuer à faire des jeux, mais en ayant vu ce que c’était de créer un jeu… Par exemple, faire des jeux AA ou AAA, ça ne m’intéresse pas du tout. C’est trop compliqué, c’est vraiment une usine à gaz. Des fois, je vois Emeric qui est au four et au moulin à devoir tout gérer, absolument tout. Du sound design à la QA, en passant par les cut-scenes.
Ça m’a un peu fait redescendre sur ce que j’ai envie de faire dans un jeu vidéo. Donc j’aimerais bien, mais probablement des petits jeux, des trucs qui permettent d’expérimenter des gameplays qu’on a pas forcément vu. D’avoir des esthétiques un peu tranchées, ça, ça me ferait envie. Mais est-ce que ça sera dans un avenir proche ou lointain ? Ça, je ne peux pas le dire.
Gianni (PSI) : Pour finir, est-ce que tu aimerais partager une œuvre, plus ou moins connue, sur laquelle tu as de très bons souvenirs et dont tu aimerais partager l’existence ?
Mathieu Bablet : C’est à la fois très spécifique et très large… Puisqu’on est dans la thématique, je vais partager un jeu. Je pense que le jeu qui m’a vraiment le plus touché, c’est Journey, comme beaucoup de personnes. Mais comme le jeu doit avoir pas loin de 10-12 ans maintenant, je pense qu’il y a plein de gens qui ne l’ont jamais fait. C’est une recommandation sur quelque chose de très minimaliste. Où il n’y a pas ou peu de narration, et où tout va passer par les sensations qu’on va pouvoir éprouver manette en main.