Bien que nous aimons parfois nous convaincre que la guerre des consoles ne se livre qu’entre les adorateurs les plus fanatiques des deux principaux constructeurs, force est de constater qu’elle a également lieu dans les coulisses de l’industrie. Les dirigeants de PlayStation et de Xbox aiment se réunir pour parler jeux vidéo, et aiment laisser apparaitre une bonne entente. Pourtant, depuis le commencement de la procédure de rachat d’Activision par Microsoft, les bonnes relations entretenues par les deux géants se fissurent de toutes parts. Il y a dix jours, lors d’une réunion avec les services de régulation brésiliens, PlayStation expliquait être particulièrement frileux à l’idée de voir atterrir Call of Duty dans le portefeuille de licences Xbox. D’ordinaire bonne camarade, et évitant toujours le conflit, la firme américaine a cette fois décidé de sortir les crocs en pointant les contradictions et les positions qu’elle estime indéfendables de l’entreprise japonaise.
La crainte d’un challenger trop imposant
Le 18 janvier 2022, nous apprenions que Microsoft rachetait Activision-Blizzard, le puissant éditeur en charge de licences majeures comme Call of Duty et World of Warcraft. Cette annonce a eu l’effet d’un véritable séisme dans l’industrie du jeu vidéo. Si tout n’est pas encore finalisé, car la FTC et d’autres organismes de régulation du marché doivent encore valider la transaction, la nouvelle ne fait pas que des heureux. Les dirigeants de PlayStation sont sans concession, et reconnaissent être particulièrement frileux à l’idée de voir ce rachat être validé par les instances internationales.
Pour les troupes menées par Jim Ryan, il est évident que la licence Call of Duty est l’une des plus importantes du marché, et qu’elle peut influencer l’achat d’une console au dépens d’une autre. Les représentants de Sony soulignent avec insistance que la célèbre saga militaire règne sans l’ombre d’une concurrence, ce qui n’est pas totalement faux depuis la perte de qualité progressive de la licence Battlefield. Call of Duty est l’une des marques les plus puissantes de l’industrie culturelle, siégeant aux cotés de mastodontes tels que Star Wars, Harry Potter ou Pokémon. Son réseau de joueurs fidèles est si bien ancré que PlayStation estime que même si un concurrent avait le budget nécessaire pour développer un produit similaire, il ne pourrait pas rivaliser.
Le paradigme a changé, nous ne sommes plus au début des années 2010 où la branche Xbox n’était pas une branche majeure de Microsoft. Le ratage du lancement de la Xbox One fit même apparaitre l’idée de se séparer de la branche, car la marque Xbox ressemblait de plus en plus à un poids mort pour l’image de l’entreprise. Bill Gates avait d’ailleurs publiquement fait savoir en 2014 qu’il supporterait Satya Nadella, le nouveau président de Microsoft, s’il décidait de se séparer du secteur console. Si aucune vente ne fut décidée, c’est grâce à l’arrivée en 2014 de Phil Spencer à la tête de la branche Xbox. Il est l’architecte de la reconstruction de la maison. Sans son acharnement pour faire prendre conscience à Nadella de l’importance du gaming, la marque Xbox n’aurait très certainement jamais été au centre de la politique grand public de la firme de Redmond durant les années 2010. Sans lui, aucun des investissements massifs consentis dans le secteur vidéoludique n’aurait été possible, et le principal concurrent de PlayStation aurait sombré peu à peu dans l’oubli.
PlayStation s’inquiète, à juste titre, de voir la branche Xbox de Microsoft devenir une légion avec laquelle il serait impossible de rivaliser. Lorsque le rachat d’Activision sera entériné, Xbox pourra compter sur une armada de près de 15 000 développeurs actifs répartis sur une trentaine de studios, dont la moitié proviendra des effectifs d’Activision-Blizzard. Le constructeur japonais est certes bien armé avec ses 20 studios first party, mais l’acquisition d’un tel niveau de ressources et d’expertises en développement de jeux vidéo fait apparaitre la menace d’un potentiel renversement de table de la part de Xbox, qui aurait suffisamment de main d’œuvre qualifiée pour pourvoir, à un rythme régulier, le Game Pass en contenu susceptible d’attirer le grand public.
PlayStation fait barrage au Game Pass
Le Game Pass est au centre de toutes les attentions. Il est présenté comme une véritable bénédiction par une partie de la communauté vidéoludique, ravie d’avoir accès à un riche catalogue de jeux régulièrement alimenté en nouveautés. D’autres voix sont cependant beaucoup plus prudentes, pour ne pas dire méfiantes quand il s’agit de parler du système d’abonnement de Microsoft, qui est aussi parfois perçu comme une boite de Pandore susceptible de détruire les méthodes de commercialisation traditionnelles. PlayStation est, sans surprise, l’un des leaders de l’opposition et n’hésite jamais à faire entendre sa voix. En mars 2022, Jim Ryan estimait que rendre disponibles des AAA dès leur lancement dans un catalogue d’abonnement n’avait aucun sens. Cette sortie permettait de rappeler que le nouveau système du PlayStation Plus est fondamentalement différent du Game Pass de Xbox, qui propose bel et bien les jeux des Xbox Game Studios dès leur date de sortie.
Lors de la fameuse rencontre avec les régulateurs brésiliens, PlayStation a partagé sans détour sa crainte vis à vis du Game Pass, le désignant comme un système dans une situation de domination, occupant 60 à 70% du marché mondial des services d’abonnement. Pour eux, il ne fait aucun doute qu’il faudrait plusieurs années à un concurrent, même avec des investissements conséquents, pour créer un rival capable de tenir tête au Game Pass. Il semble que ces prises de positions furent la goutte de trop pour la firme de Redmond qui, pour une fois, a décidé de répondre avec force au constructeur japonais, n’hésitant pas à révéler des informations particulièrement intéressantes.
Microsoft a confirmé ne pas être surpris que son concurrent soit le seul acteur du marché à se montrer aussi virulent à l’encontre du Game Pass, et de la politique de rachat menée par les équipes de Phil Spencer. PlayStation est décrit par l’entreprise américaine comme un géant, refusant catégoriquement que les nouvelles normes de consommations portées par le Game Pass viennent porter atteinte à sa domination sur le marché de la distribution de jeux vidéo. Le modèle économique de PlayStation est effectivement menacé par l’intérêt grandissant des consommateurs pour le Game Pass, qui devient rapidement très avantageux pour leur portefeuille. La grande importance des ventes dématérialisées, qui représentent maintenant la majorité du total des ventes de jeux sur PlayStation, contribue à orienter doucement mais surement l’industrie vers la consommation sous forme d’abonnement.
Ce que Microsoft nous apprend de réellement intéressant, c’est que le géant japonais ne fait pas que se positionner publiquement contre l’avancée du modèle Xbox Game Pass. PlayStation va en effet beaucoup plus loin que cela. L’entreprise japonaise ferait tout pour entraver activement la croissance du système de Microsoft. Pour ce faire, Sony, en échange d’une certaine somme d’argent, négocierait des clause anti-Game Pass dans des contrats avec des éditeurs tiers, y compris sur des jeux multi-plateformes. Cette confirmation vient ainsi donner du crédit à la fuite du contrat liant Sony et Capcom à propos de Resident Evil Village. Il y était clairement stipulé qu’il était interdit à Capcom de sortir le jeu sur tout type de service d’abonnement concurrent à Playstation.
Une position ambivalente
Face à la montée en puissance de la concurrence, l’image propre et scintillante de PlayStation s’écorne petit à petit. Dans l’absolu, ce n’est pas la faute aux accords commerciaux signés avec des acteurs tiers pour prendre l’avantage. Ces tractations font partie intégrante du marché, et il y a fort à parier que Microsoft s’adonne aux mêmes pratiques. Là où le bât blesse, c’est lorsque nous nous penchons plus en détails sur les différentes positions de PlayStation qui révèlent une certaine ambivalence, pour ne pas parler d’hypocrisie. La première d’entre elles concerne l’un des slogans de la marque, “For the players”, qui devient de plus en plus difficile à valider suite à l’augmentation du prix des jeux, à l’absence de rétrocompatibilité native, ou aux upgrades de jeux payantes. La politique commerciale de PlayStation est de plus en plus difficile à défendre, surtout quand son principal concurrent fait absolument tout pour caresser le consommateur dans le sens du poil. Être l’entreprise qui signe des chèques pour empêcher des jeux de débarquer sur un catalogue à bas tarif, accessible sur la console rivale mais également sur tablette, ordinateur, smartphone et smart TV, n’est pas la meilleure des publicités.
Le second point concerne l’alerte lancée par l’entreprise japonaise quant au fait que Call of Duty puisse devenir exclusif à l’écosystème de Microsoft. Sony voit rouge à ce sujet et risque gros. Cela n’a rien d’étonnant, car la licence Call of Duty est très populaire sur PlayStation et fait partie des licences les plus importantes pour la marque. Il faut cependant rappeler que la politique des exclusivités, qu’elles soient issues de studios first party ou tiers, fait partie intégrante du fonctionnement de PlayStation. C’est par ce biais que l’entreprise a pu développer une base établie de joueurs fidèles à la marque. Microsoft ne se prive d’ailleurs pas de le rappeler, en précisant n’avoir aucunement l’intention de retirer la licence Call of Duty des plateformes de Sony car cela n’aurait aucune logique économique. Le but n’aurait jamais été de priver des millions de joueurs de leur saga favorite.
La posture de PlayStation face à la potentielle perte de la licence d’Activision souligne cependant une forme d’ambivalence. Comme dit plus haut, PlayStation s’est historiquement construit sur des accords d’exclusivité. Ces exclusivités sont parfois définitives, d’autres fois juste temporaires mais avec une durée non précisée. Récemment, nous avons pu voir que le constructeur japonais a pu bénéficier du succès de NieR Automata pendant plus d’un an avant sa sortie sur les consoles Xbox. Il en est de même pour le remake de Final Fantasy VII qui, deux ans après sa sortie initiale, ne semble toujours pas prêt de pointer le bout de son nez sur les Xbox de Microsoft.
PlayStation ne semble pas apprécier la nouvelle tendance que représentent le Game Pass et ses émules. Pourtant, là encore, la position de la firme japonaise n’est pas toujours claire. Alors qu’elle était totalement contre au début de cette génération, elle a rapidement changé de fusil d’épaule en nous sortant une refonte complète du PlayStation Plus. Ce nouveau système d’abonnement propose désormais un large catalogue de jeux tiers et first party pour des tarifs compris entre 9 et 17 euros par mois. La sortie de Stray le 19 juillet directement dans le catalogue du PlayStation Plus, ainsi que les propos flous de Jim Ryan sur le fait que la sortie des jeux AAA directement dans leur catalogue puisse être envisagée dans le futur, viennent jeter le trouble sur la position anti services d’abonnement de PlayStation. En vérité, la firme japonaise a déjà un pied dans l’industrie des services. PlayStation a beau ne pas aimer ce nouveau paradigme, l’entreprise est contrainte et forcée de suivre le mouvement inéluctable de cette évolution, qui a déjà frappé les industries de la musique et de l’audiovisuel.
Une posture défensive inévitable
La posture défensive de PlayStation reste cependant compréhensible et justifiable. En leader du marché, ils ne peuvent pas rester les bras ballants face à la marche impériale d’un concurrent qu’ils pensaient avoir mis à terre lors de la précédente génération de console. Xbox a l’avantage de pouvoir compter sur le portefeuille quasi sans fond de Microsoft, ce qui n’est pas le cas de PlayStation qui doit penser chacun de ses coups, quitte à parfois avoir l’air plus roublard et vicieux que son concurrent. Microsoft a beau promettre que la licence Call of Duty restera sur PlayStation, car cela représenterait une perte de revenus trop importante, il n’en reste pas moins que cela place l’entreprise japonaise dans une position hautement inconfortable.
Depuis la sortie de Modern Warfare en novembre 2007, la licence Call of Duty est presque chaque année sur le podium des jeux les plus vendus sur les consoles de Sony. La licence constitue également un des principaux pourvoyeurs de fonds de l’entreprise japonaise grâce aux micro-transactions. Sur l’année fiscale 2021, PlayStation a ainsi engrangé 7,59 milliards de dollars uniquement grâce aux micro-transactions. Cette manne financière est rendue possible par les existences combinées de Call of Duty, Fortnite et Apex Legends, entre autres. Avoir une carte aussi importante en main que les micro-transactions de Call of Duty est une aubaine pour Microsoft. Cela leur donne un certain poids pour toute future négociation avec leur rival japonais.
Le récent tournant annoncé par Jim Ryan, qui souhaite sortir une dizaine de jeux-service d’ici à 2026, ainsi que l’acquisition du studio Bungie pour près de 3,5 milliards de dollars, témoignent de la volonté de l’entreprise japonaise de ne plus être dépendante d’une licence tombée dans l’escarcelle de leur concurrent principal. Il fait peu de doute quant au fait que la mission principale de Bungie sera d’aboutir à la création d’un jeu estampillé PlayStation qui pourrait atténuer l’importance de Call of Duty dans les revenus générés par les joueurs PlayStation (Destiny 3 ?). Cette remise en perspective permet de mieux appréhender les différents positionnements de l’entreprise japonaise.
L’industrie du jeu vidéo est compétitive et sans pitié. Cette réalité plonge PlayStation dans une situation inconfortable qui la pousse à devoir jongler entre le système économique qui a fait son succès, et une nouvelle méthode de consommation qui prend de plus en plus de place. L’entreprise mère d’Uncharted et de God of War se retrouve dans la position difficile du leader chassé par son challenger. Le problème est que ce challenger ne manque pas de ressources, au point de donner parfois l’impression qu’il continuerait sa traque, même si PlayStation triomphait pendant encore dix générations de consoles. Les dirigeants des deux entreprises ont beau déclarer qu’ils s’apprécient, qu’ils sont unis par leur passion du jeu vidéo, il n’en reste pas moins qu’en coulisses se livre une lutte terrible pour prendre l’ascendant sur l’autre. Est-ce que PlayStation se moque parfois du monde ? Très certainement. Cependant, plus que de la malice, il faut aussi et surtout y voir le signe d’un prédateur en perte de sérénité. Le but final de toutes les entreprises reste de dominer son secteur en générant le plus d’argent possible. Malheureusement, tous les coups sont permis, à partir du moment où aucune législation n’est enfreinte. Il appartient à chacun de se prononcer sur le manque de vertu ou non des actions menées.
Commentaires 2