Comme dans toute multinationale, seuls les investissements à succès résistent à l’épreuve du temps. C’est bien évidemment le cas de Sony Interactive Entertainment, qui ajuste perpétuellement son portfolio en fonction des jeux qui reçoivent les meilleures critiques et se vendent le plus. À ce titre, plusieurs exclusivités ont été mises au placard au fil des ans, victimes de ventes insuffisantes et de critiques parfois peu laudatives. Voici l’histoire de certaines de ces exclusivités, à toutes les époques de la PlayStation.
La grande machine à essorer les exclusivités
On a parfois tendance à l’oublier, car la passion du jeu vidéo nous anime avant tout, mais Sony et ses concurrents restent d’abord et surtout des entreprises. Ces firmes sont régies par des impératifs économiques ; elles ne font rien sans prévoir de retour en échange, même si parfois la communication peut faire croire que leurs actions sont faites pour faire « plaisir à la communauté ». À ce titre, il est normal que certains jeux soient abandonnés au fil du temps, si leur rentabilité ne justifie plus l’investissement. Analysons d’abord les raisons de telles décisions.
Les temps de développement de plus en plus longs
Au fil des années, avec des jeux qui sont devenus de plus en plus ambitieux, les temps de développement se sont allongés. Si l’on met de côté Insomniac Games, qui décidément est boulimique, le reste des studios qui font les exclusivités pour PlayStation travaillent désormais sur des cycles allant de trois à cinq ans. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Santa Monica a récemment annoncé vouloir clore le voyage de Kratos en terres nordiques avec God of War Ragnarok, car les équipes ne souhaitent pas passer cinq années supplémentaires dans cet univers, elle qui y travaillent déjà depuis 2013 et le début de la production de God of War.
En effet, prendre en compte l’allongement des temps de développement signifie forcément devoir faire des choix : si un jeu prendra entre trois et cinq années de production, le studio et Sony doivent être sûrs que le retour sur investissement sera suffisant. C’est dans ce sens que les décisions sont prises, car le jeu vidéo a cela de différent des autres médias que les studios basent à chaque fois leur survie et leur avenir sur une seule production à la fois. Là est le cœur du réacteur, qui fait que certaines exclusivités sont abandonnées, et que d’autres se développent : la rentabilité et les prévisions économiques dictent les réflexions.
Les ressources humaines, une donnée centrale
Récemment, Neil Druckmann déclarait qu’une partie non-négligeable des décisions de Naughty Dog étaient basées sur les volontés et les envies des équipes. Dans un environnement économique où le bien-être de l’employé est devenu primordial, et en particulier chez Naughty Dog où la culture du crunch a été critiquée, les ressources humaines doivent être prises en compte lorsqu’il s’agit de décider de l’avenir à moyen terme d’un studio.
À cet effet, il est nécessaire pour les décideurs, chez les studios et à plus haut niveau de PlayStation, d’aussi intégrer les velléités des développeurs quand une exclusivité est privilégiée par rapport à une autre. Il est compréhensible pour certains de ressentir une certaine lassitude lorsque le travail se concentre sur une ou deux licences et que le processus créatif, à comprendre celui de la nouveauté pure, est quelque peu délaissé. Chez Naughty Dog par exemple, même si Uncharted et The Last of Us restent des jeux chers au cœur des équipes et que des suites sont envisagées, Evan Wells indiquait fin août qu’il y avait de l’enthousiasme pour « développer une nouvelle propriété intellectuelle ».
Ainsi, parfois, et même si les impératifs économiques restent la donnée première, des exclusivités peuvent être mises au placard pour privilégier la nouveauté, et garder intacte la motivation des développeurs.
L’augmentation exponentielle des budgets
Dans la suite des temps de développement et des ressources humaines, le choix de privilégier une exclusivité par rapport à une autre dépend aussi de son budget. À une époque où les jeux triple A (qui concentrent la majorité des licences PlayStation) coûtent de plus en plus cher, provoquant des craintes sur la soutenabilité à long terme de l’industrie (par exemple chez Shawn Layden ici et ici), Sony n’a plus le droit à l’erreur en ce qui concerne ses investissements. Pour des ventes mitigées comme celles de Days Gone, Death Stranding ou The Order: 1886, PlayStation compense par God of War, Spider-Man ou encore Uncharted. De ce fait, si l’entreprise japonaise n’est bien entendu pas averse au risque, elle ne fait pas néanmoins dans la dentelle quand il s’agit de déterminer quelle production aura droit à une suite, et laquelle n’y aura pas.
C’est par exemple ainsi que la probabilité d’une suite à Days Gone, même si le jeu dispose d’une communauté soudée, est aujourd’hui faible. La proposition de Bend Studio a d’ailleurs été refusée par Sony en 2019, et les équipes, outre leur travail de support pour Naughty Dog, plancheraient actuellement sur une nouvelle licence.
L’évolution du jeu vidéo et de ses tendances
Abordons enfin le dernier axe qui guide le choix des éditeurs de jeu vidéo : les goûts des joueurs. Ici, l’équation est plutôt simple. PlayStation publie ce qu’il pense être en adéquation avec la volonté des consommateurs à l’instant T. L’inconvénient à cette pratique bien normale est une course à la satisfaction, qui peut parfois empiéter sur la créativité intrinsèque des équipes de développement. Si Sony réussit pour l’instant à éviter cet écueil, vu la diversité de ses productions, la firme japonaise n’est néanmoins pas immune au risque de vouloir un jour uniformiser ses titres pour plaire, car plaire signifie vendre.
L’évolution du jeu vidéo et de ses tendances pousse en effet ces dernières années à une concentration des grosses productions autour de quelques genres qui certifient une rentabilité rapide et forte. Si PlayStation garde un portefeuille divers, ce dernier témoigne tout de même de la prise en compte des tendances, plus dans la mise à l’écart de certains types de jeux (les aventures cartoonesques à la Jak & Daxter par exemple, qui ne sont plus à la mode) que dans la publication des nouveaux titres.
L’analyse des raisons de l’abandon de certaines exclusivités au profit d’autres étant faite, plongeons-nous désormais dans la boîte à souvenirs, avec une sélection (forcément subjective) des grandes exclusivités oubliées de PlayStation.
Les grandes exclusivités oubliées de PlayStation
Jak & Daxter, victime du succès d’Uncharted et The Last of Us
Durant les années 2000, Naughty Dog était connu pour être derrière les aventures loufoques de Crash Bandicoot et Jak & Daxter, des personnages cartoonesques et enfantins qui ont laissé des souvenirs à des millions de fans, avant le tournant mature du studio avec Nathan Drake et The Last of Us. Malheureusement pour la communauté, la dernière aventure de Jak et de son acolyte date de 2009, et le dernier jeu développé par Naughty Dog est Jak X, en 2005 (les épisodes Daxter de 2006 et The lost frontier de 2009 ont respectivement été développés par Ready at Dawn et High Impact Games).
Succès critiques et publics sur PlayStation 2, les jeux Jak & Daxter ont été abandonnés par Naughty Dog et PlayStation en raison du succès fulgurant d’Uncharted, et en particulier d’Uncharted 2, qui a installé le studio dans la cour des grands au niveau technique, narratif et économique. Entre Uncharted 3 et The Last of Us cependant, Evan Wells (co-président du studio aujourd’hui) avait révélé que les équipes dédiées aux aventures de Joel et Ellie avaient d’abord travaillé sur un reboot de Jak & Daxter, avec plusieurs concepts et artworks créés, avant que le choix ne se porte définitivement sur The Last of Us, avec le succès qu’on lui connaît. Admirez les artworks ci-dessous, tels que présentés en 2013 :
Aujourd’hui encore, la série garde une forte communauté de fans, à tel point que Naughty Dog est obligé de périodiquement déclarer qu’une suite n’est pas – malheureusement – en développement. C’était le cas en 2016, et aussi en avril 2021, quand Evan Wells déclarait :
Je suis désolé de l’annoncer, mais nous n’avons pas de jeu Jak & Daxter en développement aujourd’hui à Naughty Dog. Il y a encore un grand amour pour le titre chez les équipes, et voir ce qu’Insomniac Games fait par exemple avec Ratchet et Clank me fait penser que reprendre la série serait une bonne idée. Mais ce n’est pour l’instant pas le cas.
Evan Wells
Sly Cooper, ou l’évolution normale d’un studio
Ces dernières années, la rumeur d’une série télévisée autour de Sly Cooper a relancé l’intérêt autour de la franchise, d’autant plus qu’il reste quelques projets encore non-annoncés par PlayStation Productions. Comme Jak & Daxter toutefois, la franchise a surtout subi le tournant « mature » de son studio Sucker Punch, qui a créé par la suite InFamous et Ghost of Tsushima.
Ici, c’est surtout la donnée créative qui a primé. Repris par Sanzaru Games après que Sucker Punch ait laissé la main, Sly Cooper a tiré sa révérence sur PlayStation avec un dernier épisode en 2013, intitulé Thieves in time.
Ainsi, la mise à l’écart d’une exclusivité doit parfois être simplement comprise comme la volonté de mettre fin à une histoire pour en privilégier d’autres et laisser immaculé son bilan. Il est à certains égards rassurant de voir certains studios accepter de ne pas revenir sur leurs jeux pour en faire d’interminables suites.
Syphon Filter, exemple de la fatigue créative
Comme vous pouvez le voir dans notre histoire dédiée, le passage d’un genre à l’autre n’a jamais été de tout repos pour Bend Studio. Avec Syphon Filter toutefois, les équipes basées dans l’état américain de l’Oregon gagnent une reconnaissance critique et publique qui convaincra PlayStation d’en faire un studio interne, et de leur accorder pas moins de 7 ans après Uncharted: Golden Abyss pour développer Days Gone.
Entre 1999 et 2007, Bend Studio s’installe avec la série des Syphon Filter comme un maître du jeu d’action-espionnage en TPS. Conscient de la bonne carte que cela représente, PlayStation laisse le studio développer pas moins de six jeux dans cet univers. C’est au tournant des années 2007 et 2008 que l’entreprise japonaise accepte la demande de Bend Studio de laisser la franchise pour passer à autre chose, à cause d’une fatigue créative bien compréhensible. Aujourd’hui, Syphon Filter reste une série aimée des fans. Et, dans l’industrie telle qu’elle existe aujourd’hui, ce ne serait pas tout à fait une mauvaise idée pour Bend Studio de relancer le jeu, vu l’absence quasi générale de jeux d’espionnage dignes de ce nom, en particulier avec les arlésiennes Splinter Cell et Metal Gear Solid remake.
WipeOut, dernier baroud d’honneur du Studio Liverpool
Récemment, une rumeur a circulé autour d’un retour de WipeOut. Finalement, le revival sera sur… mobile, loin des attentes des fans de la première heure. Développée par feu Liverpool Studio, la franchise des WipeOut consistait en des jeux de course sans gravité et futuristes, qui ont notamment fait les belles heures de la PlayStation 2. Ici, et pour l’une des seules fois, aucune des raisons évoquées dans l’analyse du début de dossier n’est valable pour expliquer l’abandon de la licence.
En réalité, WipeOut a simplement connu le même destin que Liverpool Studio, qui a malheureusement fermé en 2012. Depuis, plus aucune actualité n’a filtré autour de la licence, à l’exception des remasters de l’Omega Collection ressortis en 2017. Néanmoins, avec la mise en avant de Firesprite Games et son rachat par PlayStation, certains fans se remettent à avoir de l’espoir. En effet, le studio Firesprite est composé en grande partie d’anciens de Liverpool Studio. Basé dans la même ville, le studio se spécialise dans des expériences en réalité virtuelle. Imaginez un instant que son prochain projet serait un jeu WipeOut, mais en VR…
Heavenly Sword, comme un miroir à Days Gone
Il y a quelques jours, nous fêtions sur notre Twitter l’anniversaire d’Heavenly Sword, le jeu de Ninja Theory.
Imparfait certes, Heavenly Sword ne s’est pas moins distingué à sa sortie en 2007 par son histoire originale, son héroïne forte, et son utilisation révolutionnaire de la technologie Sixaxis. Disposant d’un joli succès d’estime par la critique, le jeu a néanmoins souffert de ventes insuffisantes. À l’époque, le co-fondateur de Ninja Theory voyait pourtant les choses en grand :
La suite à Heavenly Sword est déjà écrite. Si le jeu rencontre du succès, et nous l’espérons, nous pensons lui offrir une suite, et même en faire une trilogie.
Tameem Antoniades, co-fondateur de Ninja Theory, lors d’une interview à Endgagdet en juillet 2007
Bien malheureusement, la décision finale de Sony, vu les ventes et l’écho du jeu, a été d’annuler toute suite, citant la faible viabilité commerciale du jeu, à l’image du choix aussi fait pour Days Gone. Si Ninja Theory s’est depuis très bien rattrapé, avec notamment la franchise Hellblade sur Xbox, Heavenly Sword demeure l’un de ces jeux qui reste dans la tête des années après y avoir joué, pour son univers, et aussi pour son côté technologie, qui, disons-le sans détour, se marierait très bien avec la manette DualSense.
Sports Champions, no move no party
Entre 2008 et 2013, pour prendre une large fourchette, l’industrie du jeu vidéo vivait à l’époque des PlayStation Move et des Kinect. À ce moment, une batterie de jeux plus ou moins qualitatifs a été publiée, dont l’un des meilleurs reste indéniablement la franchise des deux jeux Sports Champions. Développés par San Diego Studio, qui se spécialise dans les jeux de sports, Sports Champions et Sports Champions 2 figurent parmi les grandes expériences du PS Move.
Cette fois, l’abandon de la franchise, outre son succès qui n’a pas totalement rempli les attentes, a été le tournant technologique pris par Sony, qui a privilégié la PlayStation 4 dans son utilisation « de base » (à la manette) et qui a concentré son pôle recherche et développement sur la réalité virtuelle. Aujourd’hui néanmoins, il ne serait pas une mauvaise idée de sortir une suite à Sports Champions 2, tant le gameplay se prêterait à merveille à la VR. Imaginez une seule seconde un match de ping-pong en VR…
Il serait inutile d’aller plus loin dans cette liste. Dans ce dossier, nous avons souhaité transmettre les raisons derrière la mise à l’écart de certaines exclusivités au profit d’autres. Bien évidemment, plusieurs autres titres auraient pu être cités, comme l’échec The Order 1886, le discret Motorstorm, ou encore Resistance, que le prestige ne convainc pas Insomniac Games de relancer la série au grand dam de sa communauté. C’est là le cycle infini de l’industrie du jeu vidéo : parfois, des jeux ne s’inscrivent plus dans les tendances actuelles (Sports Champions, Heavenly Sword), ne donnent plus envie aux développeurs de s’y atteler (Syphon Filter, Sly Cooper), ne sont pas assez rentables (The Order: 1886) ou encore ne donneraient pas un retour sur investissement à la hauteur, vu les temps de développement consentis. Cela fait faire des choix à PlayStation, qui parfois ne sont pas en phase avec ceux des joueurs, mais qu’il faut accepter. Après tout, la passion ne pèse jamais grand chose face à la dure réalité économique…
Il serait intéressant toutefois de vous faire participer vous, la communauté qui nous lit. Ainsi, si vous trouvez qu’il manque la mention de certains grands jeux dans ce dossier, envoyez-nous en commentaires sur Twitter les titres de ces jeux, avec un petit texte racontant les raisons derrière leur abandon (dans le corps du tweet ou en screen Word par exemple), et nous les intègrerons dans le dossier en vous mentionnant, ici et sur Twitter.