En cette rentrée littéraire, l’auteur Thomas Méreur a publié un livre sur Assassin’s Creed, intitulé « Les secrets d’Assassin’s Creed ; de 2007 à 2014 : l’envol« . Nous avons eu la chance de pouvoir faire une interview avec Thomas Méreur, pour parler de son ouvrage mais aussi de sa vision d’Assassin’s Creed, sa genèse et son avenir. Pour fêter la sortie d’Assassin’s Creed Mirage, nous publions cette conversation le jour de la sortie du jeu, le 5 octobre 2023.
Cette interview entre dans notre ligne éditoriale de toujours mettre en avant les artistes français du jeu vidéo. Sur PlayStation Inside, vous pouvez ainsi retrouver des interviews de Donald Reignoux, Adeline Chetail, des développeurs de Tchia, Dordogne, Tinykin, Fairgames, et aussi d’éditeurs comme Pixel Heart ou même de réalisateur tels Allan Ungar (fan film Uncharted). Nous soutiendrons toujours la France du jeu vidéo, et cette conversation avec Thomas Méreur en est une nouvelle émanation. Pour retrouver toutes les interviews de PlayStation Inside, c’est ici que ça se passe.
Cette introduction étant écrite, passons directement à l’interview (réalisée par Yacine Ouali, rédacteur en chef de PlayStation Inside). Et n’oubliez pas, comme le dirait un certain Altaïr… rien n’est vrai, tout est permis. Bonne lecture !
PlayStation Inside (PSI) : Bonjour Thomas Méreur ! Merci d’avoir accepté cette interview, nous sommes très heureux de la proposer à notre communauté. Commençons directement par une question de forme : on a souvent placé le changement éditorial d’Assassin’s Creed entre l’épisode Syndicate (2015) et Origins (2017). Mais ton livre s’arrête à l’année 2014 avec Assassin’s Creed Rogue. Pourquoi ne pas avoir directement traité les épisodes Unity et Syndicate dans ce premier livre ?
Thomas Méreur : Bonjour ! Merci de votre invitation. C’est une bonne question. Nous avons fait le choix pratique de s’arrêter à la fin de la génération PS3/Xbox 360 qui a vu naître Assassin’s Creed, en laissant l’épisode Unity à plus tard alors qu’il est sorti quasiment en même temps.
Comme vous pouvez le voir dans mon livre, je ne cite justement pas Unity car je n’ai pas voulu anticiper sur des épisodes ultérieurs pour les comparer avec d’autres. Ça n’avait pas de sens par exemple de convoquer Black Flag dans le chapitre sur Assassin’s Creed II. Le chapitre Unity sera donc dans le prochain livre, et c’est d’ailleurs l’un de mes chapitres préférés. Ce jeu est vraiment passionnant et j’ai adoré le refaire.
PSI : Tu fais le choix dans le livre de parler de la genèse des jeux Assassin’s Creed et d’analyser leur game design, mais pas leur scénario. Quelle a été la raison de ce choix éditorial ?
Thomas Méreur : Je me suis dit que c’était quelque chose qui existait déjà. Je n’avais pas envie d’entrer dans une paraphrase des scénarios, ça m’a paru fastidieux et peu utile. Ça aurait été tentant de réinterpréter les histoires, j’en conviens, mais mon propos a plutôt été de piocher dans chaque épisode un ou plusieurs éléments saillants pour donner une vision générale, avec par exemple la partie sur la méta histoire dans le chapitre sur Assassin’s Creed III. Je parle à ce moment là de Desmond car c’est ici qu’il est le plus mis en avant.
J’ai enchaîné ensuite dans le chapitre sur Black Flag sur la méta histoire car il y a un changement de perspective, de paradigme même, puisqu’on laisse Desmond derrière nous. Ça avait du sens par rapport à ce qu’Ubisoft tentait de faire, en unifiant ses histoires sur tous les supports.
Dans le chapitre sur Assassin’s Creed III, je me suis aussi permis d’écrire sur Connor. Je voulais le remettre en perspective car je l’avais trouvé un peu sous-traité dans le jeu. Je pense que les fans n’ont pas spécialement besoin de revivre les histoires, qui pourraient quasiment être l’objet d’un seul livre d’analyse.
PSI : Au début du livre, vous parlez de l’époque 2003-2007, quand Ubisoft était vraiment l’un des studios moteurs de l’industrie avec des jeux comme Rayman, Splinter Cell, Prince of Persia… On sentait une vraie volonté de créativité et d’originalité. Mais depuis Assassin’s Creed et Far Cry, on a le sentiment que Ubisoft n’essaie plus trop de proposer des jeux « originaux ».
Qu’est-ce qui, selon toi, était la raison à l’époque pour une telle créativité et une telle variété dans les productions du studio, par rapport à l’époque actuelle où il est devenu bien plus frileux ?
Thomas Méreur : Je pense que ça fourmille encore dans les studios. Pour avoir discuté avec plusieurs développeurs, dont des personnes travaillant sur Assassin’s Creed Mirage, la créativité est encore là. C’est plutôt au niveau de la direction éditoriale à Paris que ça se joue. Assassin’s Creed a été une formule très lucrative, et Ubisoft est passé dans une matrice open-world, avec Far Cry, Ghost Recon, même The Crew…
Le succès d’Assassin’s Creed a un peu étouffé les ambitions créatives à haut niveau. A l’époque, les équipes cherchaient beaucoup plus à se démarquer. Patrice Désilets a, par exemple, longtemps réfuté le fait qu’Assassin’s Creed soit un jeu d’infiltration, d’autant que Splinter Cell était développé quasiment dans le bureau d’à côté. Désilets ne voulait pas faire du Splinter Cell justement. Ça parait presque paradoxal aujourd’hui, quand on voit Ubisoft calquer les éléments qui marchent dans tous ses jeux, à l’image des points d’observation d’Assassin’s Creed justement, ou encore du loot/craft de Far Cry 3 qui s’est retrouvé dans AC Black Flag. Les séries se nourrissent entre elles aujourd’hui, alors qu’elles cherchaient plus à se démarquer auparavant. Au niveau éditorial chez Ubisoft, on va vers ce qui est sûr, vers ce qui va fonctionner, et on ne peut pas vraiment leur donner tort jusqu’à la moitié des années 2010.
Je sens toutefois qu’il y a un petit basculement aujourd’hui, avec des propositions qui recommencent à être un peu différentes (Avatar, Lapins Crétins, le retour de Prince of Persia en 2,5 D).
PSI : Tu montres dans ton livre à quel point les enjeux du présent étaient prégnants jusqu’à Assassin’s Creed III, à tel point que la « fin du monde » fixée au 21 décembre 2012 a obligé AC 3 à sortir avant juste pour coïncider avec la date. Comme tu le dis, la saga était prévue au départ comme une trilogie. Et puis ces enjeux du présent ont perdu en importance avec Black Flag, on est passés à des séquences en vue subjective qui n’ont pas intéressé grand monde.
Quel est ton point de vue sur l’abandon progressive de cet élément, alors que ça avait vraiment marqué les joueurs ? Les studios ont-ils simplement dit tout ce qu’ils avaient à dire, ou auraient-ils pu continuer sur cette voie, avec ou sans Desmond ?
Thomas Méreur : Les enjeux du présent ont vraiment rendu les premiers épisodes fascinants. A la fin des deux premiers jeux, on se disait que cette histoire du présent, mais aussi du passé avec les Précurseurs et toute cette civilisation disparue, était vraiment incroyable. C’était très malin à l’époque, mais si tu traites trop la méta histoire, tu peux perdre le grand public au détriment des seuls fans. Si tu prends un joueur qui commence Assassin’s Creed avec Black Flag, on fait comment, on fait un « précédemment » d’une heure ? (rires).
Ubisoft se demandait comment accueillir un nouveau public avec cette méta histoire compliquée. Le passage en vue subjective dans Black Flag a été impulsé par Jean Guesdon, qui avait aussi imaginé le projet « Initiates », une sorte de plateforme communautaire qui va revenir sous une autre forme avec Infinity.
Ça m’a tout l’air par conséquent d’être un problème insoluble, car tu dois atteindre toujours plus de public, mais tu dois aussi contenter les fans. On est sur une ligne de crête et ça a toujours été compliqué de savoir où se positionner par rapport à la méta histoire, qui a fini par être décalée dans les romans et dans le contenu transmédia.
PSI : Et puis en termes de gameplay pur, les scènes de la méta histoire à partir de Black Flag étaient ennuyeuses à mourir…
Thomas Méreur : J’ai interviewé Jean Guesdon pour les besoins du livre qui était le directeur créatif de Black Flag. Et il m’a bien chauffé pour refaire le jeu, même sur la méta histoire ! Mais c’est vrai que c’est un peu contre-intuitif quand on passe de l’open-world du jeu à la vue subjective limitée du présent.
PSI : Tu abordes dans le livre la recherche un peu éternelle et donc constamment inachevée d’équilibre dans les jeux Assassin’s Creed, que ce soit entre le passé et le présent, ou encore entre les différentes strates de gameplay, avec le combat, l’infiltration sociale et le free run. Selon toi, quel est l’Assassin’s Creed le plus équilibré à ces égards entre 2007 et 2014 ?
Thomas Méreur : Je pense qu’on revient toujours à la matrice qu’est Assassin’s Creed II. Comme me l’expliquait Jean Guesdon, AC 2 a vraiment donné à la saga toute une logique de construction. C’est vraiment le jeu qui a guidé la trilogie Ezio et même au-delà. C’est là que s’est cristallisée toute la période pré-Origins, et c’est AC 2 qui réussit le mieux à concilier l’ensemble des éléments.
En termes de gameplay pur, ce serait Assassin’s Creed III. C’est le premier jeu de la saga qui a vraiment réimaginé le gameplay, avec des animations complètement retravaillées, l’introduction de la possibilité de se cacher, la fluidification du free-run entre la forêt et les zones urbaines… Black Flag et Rogue n’ont fait que reprendre cette formule ensuite.
PSI : Et cette formule arrive à sa perfection dans Unity, qui est pour moi le jeu le plus souple de la saga.
Thomas Méreur : Carrément ! Unity est sur ce point inégalé. Sans préjuger de ce que j’écrirai dans le prochain livre, il a cependant été difficile pour Ubisoft de continuer sur les bases techniques du gameplay d’Unity car il y avait trop de vices cachés, il y avait trop de bugs, c’était trop compliqué. C’était le problème de l’Anvil Engine d’Ubisoft, qui était assez rigide.
Mais je suis d’accord que c’est le meilleur Assassin’s Creed en termes de gameplay, du moins le plus fluide et agréable. Mais de toute manière, si tu mets Arno en Egypte dans un open-world plat, ça ne sert à rien non plus qu’il bondisse comme un chat habitué aux ruelles de Paris. Ce que j’essaie d’expliquer dans le livre, le gameplay de chaque Assassin’s Creed dépend de l’endroit où ils évoluent.
PSI : Tu abordes énormément le sujet des développements multi-studios d’Assassin’s Creed. C’est clairement ce qui a sauvé Ubisoft quand la décision fut prise d’annualiser la série. Entre 2007 et 2014, les jeux ont grandement évolué, entre la différenciation des mondes ouverts, les phases de gameplay « exotiques » à l’image de la piraterie dans AC 3 qui devient la base de Black Flag…
À quel point ce développement multi-studios a aidé la série à atteindre un tel niveau de qualité ? Et de l’autre côté, cela a-t-il vraiment eu une influence sur l’industrie, notamment quand on voit que des jeux du même style développés par une seule équipe (Horizon, Ghost of Tsushima) sont généralement de meilleure qualité que les derniers Assassin’s Creed ?
Thomas Méreur : Les jeux que tu cites sont certes développés dans un seul studio, mais il y a énormément de sous-traitance, sans cet aspect partenarial d’égal à égal chez Ubisoft.
Même Larian (Baldur’s Gate III) est entré en mode multi-studios pour que BG3 soit en développement 24 heures sur 24, avec des équipes sur différents continents. C’est le cas pour Ubisoft avec par exemple Montréal et Singapour. C’est quand même un modèle qui a été assez repris, que ce soit en multi-studios ou à travers la sous-traitance. On est sur des mastodontes de développement, et c’est obligatoire de fonctionner comme cela pour mener les projets à bien.
Et en effet, le développement multi-studios a été une énorme force pour Assassin’s Creed, car ça a permis d’apporter une multitude d’idées intéressantes, comme les tombeaux d’Assassins qui étaient gérés par Singapour dans AC 2, Annecy qui travaillait uniquement sur Monteriggioni et qui s’est donc permis de créer ce système de city-building… De cette manière, les risques sont mieux répartis aussi. Dans AC 3 par exemple, une équipe était dédiée exclusivement aux bateaux pendant que le reste du jeu était développé ailleurs ; comme ça, si le gameplay naval n’était pas convaincant, Ubisoft l’aurait retiré sans que cela n’ait d’impact sur le reste du développement.
PSI : L’une des frustrations originelles d’Assassin’s Creed est l’ambition du premier jeu, qui a été revue à la baisse à cause des limitations techniques de l’époque, avec par exemple la zone entre les trois villes qui devait être une zone entière, de liberté totale, et qui a fini par n’être qu’un couloir entre les villes. Tu écris que ces limitations et le manque de temps ont été des freins pour Ubisoft, et que le résultat à ce sujet a été critiqué par la presse après la sortie du jeu.
De deux choses l’une : à quel point la saga Assassin’s Creed aurait pu être différente si AC 1 avait été développé suivant l’ambition du studio ? Et a posteriori, quel impact l’annualisation a-t-elle eu sur la qualité générale de la saga ?
Thomas Méreur : Si l’on va au bout des ambitions de l’équipe d’AC 1, le jeu serait encore en développement aujourd’hui (rires). Mais à un moment, et c’est normal, les choses doivent être cadrées. Parce que quand on développe un jeu, il y a un flot infini d’idées qui peuvent venir. On part d’abord sur un simili Prince of Persia, puis on passe à un jeu coop, puis on revient en solo, mais en monde ouvert, avec trois villes, et pourquoi pas une grande zone entre les trois… Forcément, il faut accélérer à un moment.
Objectivement, il y a des regrets pour le premier Assassin’s Creed. Jean Guesdon m’a raconté par exemple sa toute première réunion chez Ubisoft, quand il avait intégré l’équipe d’AC 1 côté production. À l’époque, il y avait 27 missions principales ! Ça avait beaucoup surpris Jean, qui avait été étonné de l’ambition du jeu, d’autant qu’à l’époque de son arrivée, seules 3 missions étaient finalisées. Il a donc fallu rationaliser, sinon on tombe dans le piège de Beyond Good and Evil 2 par exemple. Sur les fonctionnalités RPG par exemple, il aurait fallu gérer la foule, gérer les nouveaux mouvements, le système de combat complètement neuf, etc…
S’agissant de l’annualisation, c’est indéniable qu’elle a été problématique au niveau créatif. L’exemple parfait est celui d’AC Rogue, qui n’est pas un épisode que j’aime bien, parce que je l’ai trouvé trop bancal et dissonant, et dont les défauts étaient pour beaucoup dus au manque de temps. Faire un jeu sur un Assassin qui se retourne et devient Templier, ça prend du temps. S’ils avaient eu 3 ans pour le faire, le jeu aurait été canon ! Par exemple, tu joues un Assassin dégoûté de son ordre notamment à cause… des assassinats, et il finit par faire la même chose. Avec 10 mois de développement seulement pour un jeu AAA, Ubisoft a été obligé de reprendre plusieurs éléments de Black Flag, et donc les bonnes idées du jeu sont sous-exploitées.
PSI : 10 mois, c’est de la préproduction maintenant (rires) !
Thomas Méreur : On est d’accord ! L’annualisation a donc été problématique à cause des temps de développement raccourcis, donc tu recycles beaucoup, et tu finis par avoir beaucoup de redite et par donner l’impression de tourner en rond même si ce n’est pas toujours le cas.
PSI : On ne peut qu’être d’accord avec toi. Mais tout de même, en dehors de l’aspect financier, l’annualisation a-t-elle eu des effets positifs sur Assassin’s Creed ?
Thomas Méreur : On revient à cette idée du développement en multi-studios, qui a amené plusieurs collaborations dont ont émergé plein d’idées et de fonctionnalités intéressantes. Donc oui, effectivement, l’annualisation a aussi apporté cette émulation.
PSI : À propos du réalisme dans Assassin’s Creed, tu écris très justement que la série s’inspire beaucoup de faits réels. Elle s’est aussi inspirée d’œuvres artistiques, comme le roman « Alamut » de Vladimir Bartol (1938).
En miroir de cela, quelle est selon toi l’influence culturelle qu’a eu Assassin’s Creed sur le monde artistique, au-delà de l’utilisation de ses modèles chez la concurrence ?
Thomas Méreur : En termes de game design, Assassin’s Creed II est un épisode majeur, qui a sculpté les jeux AAA des années 2010. Il n’y a qu’à voir Ghost of Tsushima, Horizon, Infamous… Tout cela, ça vient d’Assassin’s Creed.
Sur un plan culturel plus large, je dirais qu’Assassin’s Creed a gardé une certaine singularité. On peut parler du respect historique de la saga, qui a fini par être utilisée comme modèle dans le domaine académique et universitaire. Mais au-delà de ça, on n’a pas trop retrouvé dans d’autres œuvres cette idée de replonger dans l’histoire réelle pour conter des histoires romancées. On pourrait quand même parler de Guerrilla Games, qui a essayé avec Horizon de rationaliser la formule en basant sa méta histoire sur des « faits » plus tangibles que l’Animus. Et finalement c’était peut-être mieux écrit qu’Assassin’s Creed, parce que Guerrilla savait où aller, alors que la méta histoire d’Assassin’s Creed s’est faite au fur et à mesure, sans véritable fil directeur.
Mais du coup, en dehors de l’aspect game design, je n’ai pas vraiment en tête d’œuvres influencées par Assassin’s Creed au niveau culturel.
PSI : Contrairement à plusieurs jeux AAA, Assassin’s Creed essaie toujours de s’ancrer dans un certain réalisme. La saga a multiplié les époques sans jamais perdre en fidélité. D’un côté, on a ce travail de recherche et de fidélité. De l’autre, on a les limitations techniques de développement qui empêchent un réalisme total pour favoriser le gameplay, notamment dans la construction des villes. Penses-tu qu’Ubisoft a réellement rempli sa mission de réalisme depuis 2007, en suivant la vision initiale de Patrice Désilets, ou penses-tu que les limitations techniques ont fini par sacrifier cette volonté de réalisme sur l’autel des capacités des moteurs graphiques ?
Tu en parles très bien par exemple dans ton chapitre sur Assassin’s Creed III, quand tu écris que la ville de Philadelphie a été abandonnée à cause de son urbanisme.
Thomas Méreur : Sur Philadelphie tu as raison, car la ville a autant été abandonnée pour son urbanisme trop carré, comme beaucoup de villes américaines, que pour les limitations techniques du moteur graphique.
Il est vrai que la première version de l’Anvil Engine avait ses limitations. À Philadephie, les chutes de framerate étaient conséquentes car les avenues étaient beaucoup trop larges au XVIIIème siècle. Il y avait trop d’éléments à afficher. Dans Assassin’s Creed Unity, on a déjà vu une belle évolution avec un nouveau moteur graphique qui a notamment permis de bâtir Notre-Dame.
Et au sein d’Ubisoft, il y a aussi toujours eu ces dissensions entre réalisme et « fantaisie », avec des artistes qui voulaient se lâcher un petit peu plus à l’image de Raphaël Lacoste, et au contraire des directeurs créatifs comme Jean Guesdon qui étaient plus pragmatiques. Il y avait donc des débats sur le placement du curseur au sein même des équipes.
Quand je suis allé à Bordeaux tester Assassin’s Creed Mirage chez Ubisoft, le directeur créatif Jean-Luc Sala m’a bien résumé la chose : l’idée est de faire une sorte de carte postale historique. Il faut évoquer une époque sans être 100% réaliste, comme avec la présence des drapeaux tricolores dans Unity ou l’agrandissement du Colisée par rapport à sa vraie talle dans Brotherhood. Selon Jean-Luc Sala, pour intéresser les joueurs à une période, il faut parfois transgresser le réalisme pour les émerveiller, car on reste tout de même dans un jeu vidéo.
Tout dépend de la volonté générale des équipes finalement. Celle d’Assassin’s Creed III a fait le choix conscient d’avoir une direction artistique avec des teintes exclusivement marrons et vertes. Même si ce n’est pas toujours beau, c’était la colorimétrie de la côte Est des États-Unis à l’époque et donc le choix a été fait d’y coller.
PSI : En parlant de débats créatifs, si l’on suit la vision initiale de Patrice Désilets, le jeu le plus fidèle à l’esprit d’Assassin’s Creed est le premier. Mais les jeux ayant le plus marqué les joueurs entre 2007 et 2014 sont bien évidemment ceux de la trilogie d’Ezio.
Ezio est un personnage si iconique qu’on se devait de poser la question. Selon toi, quels sont les éléments qui ont fait d’Ezio le personnage le plus iconique de la saga, encore plus qu’Altaïr ?
Thomas Méreur : La réponse évidente est qu’Ezio est le seul Assassin qui a eu une trilogie entière pour se développer. De mon avis, j’aime beaucoup Connor, et je le trouve sous-estimé alors qu’il est super intéressant. Mais il n’a pas de chance car il partage l’histoire avec son père, qui lui pique plusieurs heures d’aventures dans l’introduction, avec Desmond, qui a quelques missions principales, et avec son enfance même, dans laquelle il n’est pas encore Assassin et donc pas encore totalement charismatique. J’ai quand même trouvé très intéressant cet enfermement dans une spirale vengeresse délétère, au point que dans l’une des missions finales, on ne peut rien faire à part avancer sans merci vers notre cible.
Mais malgré cela, quelque chose émerge avec Connor, car on le suit tout de même dans toutes les grandes étapes de sa vie. C’est la même chose avec Ezio, mais sur trois jeux, car Ubisoft a pris le temps de développer le personnage, de nous montrer sa personnalité au-delà de l’Assassin. On construit un véritable lien empathique avec Ezio.
Dans Origins, si je peux aller au-delà de mon livre, je trouve le développement de Bayek intéressant, car on y abordait pour la première fois une véritable histoire d’amour et de deuil. Au contraire, Arno de Unity est nullissime, c’est l’Ezio du pauvre.
PSI : En dehors des jeux, quel a été ton processus d’écriture ? Peux-tu nous parler de la genèse du livre, de tes rencontres…
Thomas Méreur : Au départ, j’ai été approché par Third Éditions, qui me connaissait de mon travail sur Gamekult. Depuis la toute première preview d’AC 1, j’ai fait tous les Assassin’s Creed pour Gamekult, et donc j’ai énormément écrit sur les jeux.
Third Éditions m’a proposé d’écrire un livre sur la saga. Dans un premier temps, j’ai donc lu tout ce qui a été écrit sur Assassin’s Creed, j’ai regardé des interviews, j’ai écouté des podcasts, j’ai visionné des vidéos d’époque…
Ensuite, ça m’est venu assez naturellement à l’esprit de faire un plan chronologique. C’est assez courant chez Third d’avoir des plans thématiques, et je l’avais envisagé, notamment au niveau philosophique, par exemple sur le libre arbitre entre Assassins et Templiers. Il y avait vraiment des thèmes intéressants à creuser, mais j’ai préféré rester dans la chronologie car j’ai découvert tant d’éléments intéressants sur les développements que j’ai trouvé fastidieux de compiler dans des chapitres thématiques. Je ne voulais pas commencer à parler d’un jeu, pour ensuite le laisser de côté, et revenir dessus par la suite…
J’ai donc voulu éviter les redites en consacrant un chapitre à chaque jeu, en faisant des apartés sur tel ou tel sujet (par exemple la méta histoire que j’aborde surtout dans le chapitre sur AC 3) au moment où on a assez d’éléments pour en parler. On ne parle ainsi pas de musique dans ce livre, mais on en parlera dans le prochain.
Et puis j’ai aussi eu l’envie de parler aux gens qui ont fait les jeux. En lisant des interviews, je tombais régulièrement sur des choses qui disaient tout et son contraire, et donc j’ai voulu vérifier à la source. J’ai approché qui je pouvais.
PSI : Comment approche-t-on ces gens, qui pour certains ne sont même plus chez Ubisoft ?
Thomas Méreur : J’ai beaucoup utilisé LinkedIn. Pour Patrice Désilets, je l’ai contacté sur Facebook (ne le faites pas ! rires), puis on s’est arrangés. Pour d’autres personnes, ça s’est fait par plusieurs biais différents. La plupart des développeurs étaient accessibles. C’était moins évident pour d’autres, car Ubisoft est assez verrouillé dans sa communication et réticent à parler. L’année 2020, avec les scandales d’harcèlement moral et sexuel, a été traumatisante pour l’entreprise. Je n’ai par exemple réussi à parler à personne chez Ubisoft Québec. Personne ne voulait me parler, même en assurant de l’anonymat. J’utilise d’ailleurs l’anonymat dans le livre pour les personnes ne voulant pas être citées.
Franchement, j’ai eu beaucoup de chance avec ce livre, en parlant notamment à Jean Guesdon, Patrice Désilets, Raphaël Lacoste, Marc Albinet (directeur d’Unity), Alex Amancio (Révélations)…
J’ai vraiment accordé une grande importance aux interviews car je voulais partager la vision des développeurs sur Assassin’s Creed. Ça fait 15 ans que je reçois les jeux et que je les teste. On est dans une démarche critique, assez formelle, et on doit toujours marcher sur une fine ligne entre le respect des équipes et le nécessaire esprit critique. Là j’avais vraiment envie de leur parler directement, de donner leur vision, et de montrer que derrière les énormes AAA, il y a toujours des personnes passionnées et passionnantes.
J’ai aussi rejoué aux épisodes d’AC au fur et à mesure pour m’imprégner de l’ambiance de chaque jeu. J’avais du coup un fichier pour chaque chapitre, qui était d’un bazar sans nom, et qu’il fallait remettre en ordre quand le moment venait d’enfin écrire.
PSI : Pour finir, on a quelques questions plus légères. D’abord, partons sur quelques questions à la mode « quick fire ». Première question, quel est ton Assassin’s Creed préféré entre 2007 et 2014 ?
Thomas Méreur : Je dirais Assassin’s Creed II. Mais c’est difficile de choisir, car l’exploration est géniale dans Black Flag, la narration du 3 est vraiment cool… Mais le 2 a vraiment ce côté nostalgique, presque de madeleine de Proust. C’est le jeu qui a cimenté mon attachement à la série.
PSI : À l’inverse, quel est pour toi et dans cette époque le jeu le plus sous-estimé, et que tu voudrais donc réhabiliter ?
Thomas Méreur : Sans hésiter, Assassin’s Creed III. C’est un jeu un peu bancal, car il va un petit peu dans tous les sens. C’est celui qui mérite le plus qu’on s’y intéresse à nouveau.
PSI : Pourquoi tant de haine pour Assassin’s Creed Rogue ?
Thomas Méreur : Pour résumer, à cause de la dissonance ludo-narrative, car on fait absolument tout l’inverse que ce que le personnage a envie de faire. Les équipes n’ont pas eu le temps de créer des moments de tension sur cette opposition entre Assassins et Templiers.
PSI : Deux digressions enfin pour terminer, après 2014. Selon toi, quelle est la prochaine Frontière (clin d’œil à AC 3) d’Assassin’s Creed, pour vraiment révolutionner la série ?
Thomas Méreur : Je me dis qu’Assassin’s Creed est peut-être allé trop loin dans la surenchère de contenu. La saga puise sa force dans son excellente narration, dans sa manière de nous plonger dans une période historique. Typiquement, l’histoire de Valhalla est super intéressante mais elle est bien trop étalée à cause du contenu gargantuesque du jeu, ce qui fait qu’à la fin, on ne comprend plus grand-chose et on perd le fil directeur du scénario.
Je me demande donc si la prochaine Frontière n’est pas de revenir, comme avec Assassin’s Creed Mirage, à des jeux plus compacts et variés, sans forcément revenir aux sources de la série.
PSI : Quel potentiel vois-tu en Assassin’s Creed Mirage ?
Thomas Méreur : Le jeu est très prometteur (Thomas a réalisé depuis l’interview un test que vous pouvez retrouver ici). C’est Assassin’s Creed « hommage ». L’équipe d’Ubisoft Bordeaux est passionnée. Et comme moi, ils adorent Unity. Ils ont bien compris ce qu’il fallait en prendre et ce qu’il fallait en laisser. C’est un épisode qui pourrait réconcilier les fans de la première heure avec les plus récents.
PSI : En exclusivité interplanétaire, peux-tu nous dévoiler le programme de ton prochain livre sur Assassin’s Creed ?
Thomas Méreur : Je ne peux pas vraiment en parler, mais la conclusion de ce livre en dit déjà beaucoup (rires) !
PSI : On arrive à la fin de l’interview. Merci beaucoup de nous l’avoir accordée, et à bientôt, pourquoi pas pour une conversation autour du prochain livre !
Thomas Méreur : Merci beaucoup ! À très bientôt.