Sorti en 2018, le premier jeu du studio « La Moutarde », baptisé Old School Musical (que l’on abrégera parfois OSM dans l’interview), avait rencontré son petit succès. Le studio montpelliérain revient en cette année 2024, loin de la proposition de sa première création. On verse ici dans le JRPG, dans l’hommage appuyé à Breath of Fire et aux classiques du genre. Toutefois, l’équipe ne voulait pas s’en tenir qu’aux hommages. Elle voulait surtout offrir une opportunité unique au joueur occasionnel : le guider dans son tout premier RPG. Rencontre.
Florian Verdier (PlayStation Inside) : Bonjour François ! Merci de nous accorder un peu de ton temps pour cette interview ! Peux-tu nous parler du studio derrière la création de Terra Memoria ?
François Bertrand : Terra Memoria est notre second jeu. Il y a quelques années maintenant, on a d’abord sorti Old School Musical, qui a lancé le studio et qui nous a permis de montrer aussi qu’on était capables de sortir un jeu. C’est un peu le marqueur de crédibilité sur le marché des éditeurs. Des gens qui font des jeux aujourd’hui, il y en a plein. Mais ceux qui vont jusqu’à faire aboutir le projet sont peu nombreux. Old School Musical nous a permis de vraiment structurer le studio et d’aller chercher du budget pour faire un jeu plus ambitieux. C’est comme ça que l’on a monté l’équipe pour Terra Memoria.
Des cinq personnes qui composaient la core team d’OSM, trois sont restées : moi et mon associé Anthony Expert, co-fondateur du studio, ainsi que notre compositeur Yponeko. Pour les balbutiements deTerra Memoria, nous avons été rejoint par Elisa Beiram, scénariste et quest designeuse, le temps de monter un petit prototype et le dossier de présentation de ce qu’on voulait faire. On a quand même passé un an de préproduction, où l’on travaillait en parallèle le support de sortie Switch d’OSM ainsi que ses DLC. Ça nous a pris un peu de temps, ce qui fait que l’on avait du mal à trouver la ressource pour travailler sur le prototype de Terra Memoria, qui s’appelait à l’époque Arcania pour l’anecdote. Une fois le prototype fini, on l’a présenté à notre éditeur historique, Dear Villagers.
Ça leur a plu, et c’est à ce moment-là que l’on a pu vraiment se concentrer sur le jeu, et recruter plus massivement. Emerick Aussignac, Élise Ramseier, respectivement développeur et graphiste, ont ainsi rejoint l’aventure. On a aussi pris de nombreux juniors en alternance ainsi qu’un game designer, Robin Nicolet, pour terminer le projet. Au plus fort de la production, l’équipe était composée d’une douzaine de personnes, même si le plus gros de la création s’est fait entre six personnes.
Florian (PSI) : Je vois que de nombreux juniors ont rejoint votre équipe au cours de la création, dont un toujours présent dans l’équipe, Clément Garcia. Quels étaient leurs rôles et ton rôle dans leur accompagnement ?
François Bertrand : Clément Garcia est arrivé pour la correction de bug de fin de projet. C’est d’ailleurs lui qui a très largement contribué à la résolution des crashs de la Nintendo Switch dont on reparlera plus tard. On a eu trois alternants pendant la production, ainsi qu’une junior sortie d’école. On avait une équipe composée à 1/4 de juniors. C’est quelque chose qui nous tenait à cœur puisque le jeu vidéo est un métier dans lequel il est difficile de rentrer. Il y a en plus une barrière de l’information. Les écoles forment mal. Elles forment des Game Designers mais très peu de métiers dont on a forcément besoin.
On a pris le pari de prendre des jeunes d’école tout le temps dans l’équipe pour les former. Clément est, par exemple, un élément très intéressant, qui apporte aussi à l’équipe. Au fur et à mesure que l’on traine sur le marché du travail, on vieillit. En tant qu’entreprise, en tant que professionnels. Le set de compétence n’est plus à jour. Ramener des jeunes dans l’équipe, c’est aussi se challenger. Il faut les former, et donc se réactualiser sur les sujets. Des fois, ça m’arrive de perfectionner ma connaissance de certains points en l’enseignant.
Et eux, en retour, nous apprennent les nouvelles choses qu’on leur a enseignées ou découvertes. Ce sont aussi souvent des gens qui sont très orientés Recherche et Développement. Ils adorent parcourir internet à la recherche de nouveaux outils, de nouvelles façons de faire. Ça commence à faire quelques années qu’on officie sur Montpellier et qu’on bénéficie d’une belle aura. On laisse suffisamment nos jeunes s’exprimer, pour qu’ils puissent avoir un bon terrain d’expérimentation, leur laissant carte blanche pour tester des choses ou de la tech. Mais en même temps, ils ont un cadre avec des seniors qui les forment. Ils ne sont pas lâchés dans la nature, ne vont pas sur des postes où ils ne se sont pas supervisés. Ils ont tout le temps quelqu’un derrière pour apprendre.
Même si l’on est en lien avec l’IUT de Montpellier, on a également envie de se rapprocher de l’école publique. Ce furent personnellement mes meilleurs années de vie. Et on a envie de le leur rendre. D’ailleurs dans l’association Push Start, qui fait office d’incubateur sur la région, les étudiants sont membres du comité d’administration. C’est même dans l’ADN de l’écosystème Montpelliérain. Nos écoles formant nos futurs salariés, c’est normal de rétribuer.
Florian (PSI) : Old School Musical a eu un beau succès d’estime. Est-ce que cela a permis d’attirer davantage les équipes, d’aborder le second projet avec plus de soutien ?
François Bertrand : Old School Musical a eu un succès d’estime certes, mais on était très loin d’un gros succès commercial. Ajouter OSM sur un CV n’est donc pas vraiment une carte très impressionnante à jouer lors d’un recrutement. Par contre, quand les joueurs voient que Terra Memoria est fait par les développeurs de La Moutarde, ça clique tout de suite. « Ah ! Ce sont les gens qui ont fait OSM. Chouette, je vais voir ça de plus près ». Pour l’image du studio, c’est une très bonne chose.
Florian (PSI) : D’où vient d’ailleurs le nom de ce studio ? Viens-tu de Bourgogne, tout comme moi ?
François Bertrand : Tout a fait ! Je viens de Bourgogne, et plus précisément de Joigny dans l’Yonne. J’ai passé 18 ans là-bas, mais il m’a fallu par la suite faire mes études donc tout naturellement, je suis parti à Dijon avant de rejoindre Montpellier. J’avais un amour pour la ville donc je suis parti sur un coup de tête, mais pas pour travailler dans le jeu vidéo, puisque j’avais fait des études de Génie Logiciel, un truc pas aussi marrant que le jeu vidéo (rires). J’ai travaillé dans une boîte qui faisait du web marketing, où je bossais pour des clients afin d’optimiser leur campagnes pour Facebook. Je faisais des outils de développeurs pour aider la boîte du mieux possible. J’ai travaillé quatre ans là-bas.
En arrivant à Montpellier, j’ai découvert l’écosystème vidéoludique indépendant, qui s’est structuré depuis. Les balbutiements de cette structuration m’ont permis de me retrouver à l’inauguration de la French tech où il y avait une soirée apéro/jeux vidéo. J’avais mon petit projet Old School Musical sur lequel je travaillais depuis quelques années, sans réelles grosses ambitions. C’est là que j’ai rencontré finalement Guillaume Jamet, qui montera après coup le label indépendant qui est devenu Dears Villagers aujourd’hui, même s’il est passé par plein de noms différents.
C’est là que je me suis lancé vraiment et professionnellement dans le jeu vidéo. Je n’aurais jamais pensé en faire mon activité professionnelle. On avait de tout petits moyens à l’époque, mais on s’est débrouillés pour attraper la presse et essayer de faire des choses. De fil en aiguille, ça m’a amené aujourd’hui à faire ça de façon professionnelle. Quand je suis arrivé du coup à Montpellier dans tout cet écosystème, on a monté une association, Push Start, dont j’ai parlé plus tôt.
Et c’est quand j’ai rencontré tout le monde que le nom du studio est arrivé. Comme je disais que je venais de Dijon, tout le monde se moquait gentiment « ah oui comment tu t’appelles déjà ? Dijon la moutarde ». Et vu que tout le monde disait ça, j’ai suivi le filon. Avec mon associé, on a trouvé ça cool et on a gardé le nom. Un nom qui plait beaucoup à l’étranger, ils adorent dire « La Moutarde » avec un certain accent (rires).
Florian (PSI) : Qu’avais-tu comme ambition avec Old School Muscial avant de rejoindre cet écosystème ? Tu voulais le publier un jour ?
François Bertrand : Je voulais le rendre public. À l’IUT où je faisais mes études, on apprenait à faire vraiment du logiciel pur, et on avait eu un professeur, François Tavin, qui devait nous apprendre le C#. Et plutôt que choisir de le faire de manière logicielle, de nous le faire apprendre avec Windows Forms ou des trucs comme ça, il a choisi de nous le faire sous le prisme du jeu vidéo. À l’époque, il y avait XNA qui était un framework qui permettait de faire des jeux sur PC et sur Xbox. C’est d’ailleurs toujours utilisé aujourd’hui puisque MonoGame a pris la relève dans une version open-source et multiplateforme. C’est rare mais il y en a, et même des classiques sont portés dessus comme Braid, ou plus récemment Axiom Verge et Celeste.
Mes premières armes dans le jeu vidéo se forgent donc à ce moment-là. Et à la fin de mes études d’IUT, j’ai commencé à créer OSM, à le griffonner dans un coin. Il y a une version du jeu très précoce qui existe, faite sous XNA. Pendant plusieurs années, j’ai travaillé très peu dessus, excepté sur mon temps libre. Mais on a fait plusieurs salons avec cette version. Il y avait donc déjà la volonté de le montrer aux gens, de corriger ce qui n’allait pas. Scruter les réactions des joueurs, pour essayer d’ajuster un peu le gameplay qui ne ressemblait pas du tout à ce qu’il sera.
Au départ, ça ressemblait beaucoup plus à Project DIVA. J’étais un gros fan de jeu de rythme, donc j’avais vraiment envie de faire un jeu de ce style. J’ai beaucoup joué à StepMania quand j’étais ado. J’ai même fait des musiques pour le jeu. C’était un peu l’évolution naturelle des choses : faire mes premiers pas dans le jeu vidéo mais avec quelque chose que je connais un peu. Je voyais progressivement comment ça fonctionnait. On a avancé petit à petit. Mais il y avait un soucis avec XNA : il n’y a pas d’interface. Si tu en veux une, il faut la faire toi-même, ce qui est très contraignant. La conséquence a été la démotivation de l’équipe, avant son abandon. Deux ans plus tard, on a repris le jeu sous Unity. Il a fallu tout réapprendre mais finalement, nous y sommes arrivés.
Florian (PSI) : Parlons désormais de Terra Memoria. Peux-tu nous décrire ce jeu ?
François Bertrand : Terra Memoria est un jeu d’aventure très chill, inspiré de tous les RPG qu’on a adoré quand on était gosse. Je suis un énorme consommateur de RPG. J’ai grandi avec Breath of fire, avec Final Fantasy, Chrono Cross, Secret of Mana, et j’avais envie un peu de transmettre ça. Je trouve qu’aujourd’hui, le genre s’est dilué un petit peu dans plein d’autres genres, mais les RPG tels qu’on les a connus quand on était gosse, les grosses aventures qui te font grandir un petit peu, n’existent plus. Je pense que c’est aussi le format JRPG qui a un peu vieilli aujourd’hui.
C’est un peu dur de le consommer tel quel, donc on a essayé de faire une proposition un peu différente. On voulait plaire à un public qui est un peu plus occasionnel. Celui qui aime un peu plus être accompagné, tout en ayant ce côté un peu exigeant des RPG traditionnels. On voulait toucher les enfants, les adolescents, les adultes qui ne jouent pas trop, qui veulent des jeux décontractés, en leur disant : « attendez, il y a un genre de jeu qui d’habitude est un peu réservé aux gens qui sont plus passionnés, et on va vous offrir une expérience qui ressemble à ça, et qui vous donnera peut-être envie après d’aller chercher du JRPG un peu plus costaud, qui réserve plus de challenge ». Si on devait synthétiser notre philosophie, ce serait plus celle du « mon premier RPG ».
Florian (PSI) : Justement, comment rend-on ce genre accessible à un public jeune ou inexpérimenté ?
François Bertrand : Ça passe par pas mal de décisions qu’on a prises sur le projet. Il fallait par exemple aider suffisamment le joueur pour qu’il ne se sente pas perdu, les JRPG de l’époque n’offrant souvent jamais de réelle indication sur la marche à suivre. On découvrait ses secrets en parcourant les forums, ou en voyant quelqu’un qui avait fait une manipulation précise, comme donner tel légume à un Chocobo pour qu’il devienne tel autre Chocobo. On a essayé de notre côté de donner quand même des informations, mais avec parcimonie.
Le joueur n’a pas de marqueur sur la carte qui dit où aller, mais il peut retracer les points importants des dialogues dans un quest log, pour planifier le reste de son aventure. C’était important pour nous. On ne voulait pas juste que ça se transforme en ramassage de quêtes où seule la complétion importe. Ce qui compte dans Terra Memoria, ce n’est pas la destination mais le voyage. On voulait que les gens découvrent ce monde.
Si ça peut paraître un peu troublant au départ, parce que les joueurs sont habitués à être très accompagnés, les retours que nous avons eus sur la démo pour l’instant sont assez bons. On voit qu’il y a même des gros studios qui commencent un petit peu à revenir là-dessus. Le dernier Avatar d’Ubisoft (Avatar : Frontiers of Pandora ndlr) a par exemple un mode optionnel d’exploration qui permet de retirer un peu tout le guidage, ce qui prouve quand même qu’il y a une demande.
Par ailleurs, on a rendu les combats assez accessibles. Je cite tout le temps un peu Pokémon, car c’est un bon exemple. La plupart des joueurs qui ont fait l’expérience de Pokémon se sont finalement retrouvés à faire toute l’aventure avec un seul compagnon qu’ils ont fait évoluer au maximum. Au bout d’un moment, il y a un tel écart de niveau qu’ils roulent sur absolument tout le jeu, sans se poser des questions de type ou autres. C’était beaucoup le cas sur les premiers Pokémon. Peu de gens vont faire l’expérience du système de jeu, qui est ultra profond en réalité. La plupart d’entre eux va se contenter d’attraper un Pokémon assez bas niveau dans la zone, ils vont l’utiliser, puis après, ils vont en attraper un plus puissant afin de constituer une équipe redoutable.
On cherchait à faire quelque chose de similaire à Pokémon. Nous avons rendu ce système volontairement simple et accessible. Le joueur ne va pas devoir recommencer 10 fois un boss parce qu’il n’a pas adopté la bonne stratégie. Elle se comprend normalement assez vite, surtout s’il a de l’expérience dans les RPG. Il risque de trouver Terra Memoria très très facile, même s’il y a quand même un peu de challenge pour ceux qui ont une expérience légère ou modérée du JRPG.
La dernière chose à laquelle nous avons procédé, c’est de rajouter des éléments un petit peu cosy. Par exemple, il y a de la construction de village. Ce point est très inspiré de Dark Chronicles (Dark Cloud 2 ndlr) qui est un de mes RPG préférés.
Florian (PSI) : Enchaînons donc sur cette caractéristique originale du jeu. Est-elle centrale comme elle peut l’être dans Dark Chronicles sur PS2 ?
François Bertrand : Je n’ai jamais revu de jeux comme ça, même s’il y a eu White Knight Chronicles entre temps, mais cette idée a fini par être abandonnée. Aujourd’hui, c’est soit l’un, soit l’autre. Soit tu as de la construction à la Animal Crossing ou des trucs comme ça, et tu n’as strictement rien d’autre après au niveau histoire, ou alors une trame très fine, soit c’est l’inverse. On a voulu rajouter cette mécanique parce qu’on pense que le combo des deux peut bien fonctionner.
Surtout que l’outil de construction qu’on a mis en place pour les joueurs afin de construire le village est celui dont on s’est servi pour faire tout le jeu ! Ce qui en fait l’outil le plus beta testé du jeu (rires), parce qu’on a passé vraiment notre quotidien dessus. Évidemment, le joueur a un set très restreint de fonctions par rapport à ce que nous avions.
Toutefois, ce n’est pas vraiment une pierre angulaire de Terra Memoria dans le sens où je pense qu’on a été peut-être un peu trop timide sur son application, parce qu’on avait un peu peur de rompre l’équilibre. On ne voulait pas que les joueurs soient forcés de construire le village. Il y a bien deux ou trois quêtes obligatoires à faire pour te montrer comment cela fonctionne, mais très rapidement, on peut s’épargner la construction si l’envie n’est pas présente.
Si on doit refaire un autre jeu avec cette mécanique, peut-être qu’on poussera les curseurs plus loin. Là, c’est un peu un test pour voir ce que les joueurs en pensent. Peut-être que ça ne reviendra jamais… mais je n’espère pas quand même. On attend les retours à la sortie du jeu.
Florian (PSI) : On a évoqué Breath of Fire, Dark Chronicles. Terra Memoria tire-t-il d’autres inspirations ?
François Bertrand : La plus grosse inspiration de Terra Memoria, c’est clairement Breath of Fire, spécifiquement le 3 et le 4. Ce sont mes RPG préférés. Même si je préfère le 3, le 4 est plus beau au niveau des sprites, donc nous avons pris modèle sur lui pour notre réalisation. Pour l’anecdote, notre prototype avait les sprites de Breath of Fire 4.
Et après, on a puisé dans plein d’éléments, de dynamiques de jeux qui étaient très intéressantes à prendre un peu partout, même dans les jeux récents. Si je dois citer un autre exemple, je parlerai de la mécanique de break inspirée d’Octopath Traveler. On s’est également inspirés de lui pour les réglages du post process, avec cet effet de tilt shift et le flou d’arrière plan.
Le guide régional dont tu récupères les pages progressivement pour mieux comprendre la région que tu traverses, ou les dangers que tu peux y rencontrer, s’inspire de Ni No Kuni : la Vengeance de la sorcière céleste. J’avais eu la chance de posséder la version collector du jeu, donc le vrai grimoire. On avait envie de reproduire ça en distribuant des PDF dans toutes les langues, que les gens peuvent avoir à côté d’eux, jusqu’à même les imprimer.
Sinon, c’est un espèce de melting pot de tout ce qu’on a joué pendant notre enfance. Cette façon de prendre toutes ces inspirations, c’est ce qui fait l’identité du studio et qui continuera à en faire son identité.
On fait des jeux auxquels on aurait aimé jouer, et le jour où ça ne sera plus le cas, on fermera le studio.
Florian (PSI) : Le genre du RPG est assez bien représenté désormais, que ce soit en terme de grosses productions ou de plus confidentielles. Est-il difficile de se faire une place au soleil ?
François Bertrand: Pas vraiment. On est vraiment sur du JRPG très light même si l’esthétique tend beaucoup plus là-dessus. Et s’il y a beaucoup de lancement de kickstarters, peu aboutissent, même avec parfois de gros noms derrière. J’ai encore dans mon cœur meurtri Project Phoenix avec Nobuo Uematsu à la BO qui n’est jamais sorti. Souvent ça prend des années, comme par exemple avec Sea of Stars qui a bénéficié de cinq ou six ans de développement. On peut aussi citer Chained Echoes dans cette optique. Quoiqu’il en soit, ce sont des projets qui sont faits par des gens qui adorent les RPG, qui y mettent vraiment leur âme et souvent, ils peuvent devenir très vite hors de contrôle.
Au début, on paraît avancer rapidement et c’est là qu’on se rend compte qu’un RPG, c’est beaucoup de composantes à créer, à ajuster, puis à tester. C’est un espèce de monstre qui devient alors incontrôlable, et on peut facilement perdre pied si l’on a pas les bonnes méthodes pour faire face à ça. Cela explique pourquoi beaucoup d’amateurs se cassent les dents dessus, notamment quand tu passes du prototype au jeu en lui-même.
Paradoxalement, le genre qu’on propose bénéficie de beaucoup de demandes mais peu d’offres, même si on retrouve des composantes RPG partout ou presque désormais, comme dit précédemment. Nos concurrents, si je peux dire ainsi, se comptent finalement sur les doigts d’une main. Je ne sais pas pourquoi je dis concurrent puisque notre industrie a cet avantage de se nourrir de la création, donc plus il y a de jeux qui sortent, plus c’est profitable pour cette dernière au global. Il n’y a pas tellement à se démarquer en réalité. Tant que tu respectes les codes de ton genre, les gens seront au rendez-vous. Sea of Stars et Chained Echoes en sont deux exemples. Ils ne cherchent pas à révolutionner le genre, ils cherchent juste à être excellent (et ils le sont). C’est pareil pour Octopath Traveler.
Florian (PSI) : Qui dit RPG dit aventure épique. Peux-tu nous en dire plus sur l’histoire de Terra Memoria ?
François Bertrand : On s’est imposé un challenge. Je ne sais pas s’il va être payant, mais on voulait une aventure qui soit volontairement à l’opposé de l’épique. On ne voulait pas un monde qui soit en guerre, on ne voulait pas que les héros en soit les sauveurs. On ne voulait pas de ces poncifs là. Ça nous a amenés à réaliser une histoire qui était un peu plus à taille humaine.
Nos héros ont leurs propres problèmes, ils vont progresser en tant que groupe et en tant qu’ami(e)s. Le thème du jeu, c’est le road trip entre ami(e)s. On voulait avoir un aspect familial, tout l’inverse d’un Final Fantasy 16 où l’on enchaine les combats épiques sur des musiques symphoniques toutes les 20 minutes de jeu. Nos enjeux sont très locaux. Le joueur va se déplacer de zone en zone, et va devoir régler des problèmes dans les villes dans lesquelles il débarque. On les a liés tous entre eux à la fin pour quand même établir une certaine cohérence. Ça collait bien avec ce qu’on voulait faire.
Florian (PSI) : J’ai été surpris de voir que le jeu n’avait pas de carte du monde, mais des zones interconnectées entre elles sans chargements. Comment en êtes-vous arrivés à cette prouesse ?
François Bertrand : Mine de rien, on a passé quand même pas mal de temps à faire de la tech. C’est l’avantage d’avoir une équipe qui était composée avec deux développeurs. Il y a plein de jeux qui arrivent à leur sortie sans aucun développeur. C’est possible de faire du jeux vidéo sans, mais ça amène à de très gros problèmes à un moment ou un autre. Ce qui n’était pas notre cas. On a par exemple fait nos portages consoles et autres machines nous-mêmes, ce qui est très très rare dans les équipes indépendantes. La plupart du temps, les équipes confient leurs portages à d’autres studios qui sont spécialisés dans le domaine.
Unity de base n’est pas du tout capable d’offrir la possibilité de se balader dans un monde gigantesque sans aucun chargement. Il faut donc développer des systèmes qui permettent de le faire. On s’est inspirés de ce qu’on avait fait sur OSM, où l’on pouvait se mettre en réunion et travailler sur une musique comme si c’était un Google Docs. La possibilité de travailler sur une musique, tout en voyant ce que faisaient les autres en temps réel, et donc tester de manière ultra fluide nos modifications, était un gros atout. Surtout quand on télétravaille, le studio n’ayant pas d’existence physique.
On voulait faire pareil sur Terra Memoria, ce qui était un beaucoup plus gros challenge parce qu’il fallait qu’on puisse voir où les gens étaient en train de travailler sur la carte en temps réel, en recevant les modifications de tout le monde. Ça nous a permis de créer le monde, et c’est ce fameux outil qui s’est finalement retrouvé dans le jeu pour le joueur. Un outil accidentel puisqu’au départ, il n’y avait pas cette idée de construction. Mais comme il était très drôle à utiliser, on s’est dit que ce serait trop bête de ne pas en faire quelque chose.
C’est un outil qu’on a fait pour supporter la production et pour pouvoir avoir un format de monde qu’on maîtrise. L’ outil génère des fichiers de map qui sont dans un format qu’on peut interpréter comme on a envie de l’interpréter. En conséquence, on a mis de côté toute une partie du moteur de Unity que les gens utilisent normalement, que les studios utilisent normalement, qui leur facilite la vie sur plein de trucs. Notre liberté à un coût, puisqu’il faut soutenir notre outil, mais c’était un beau défi.
Florian (PSI) : Comment porte-t-on un jeu sur une autre plateforme ?
François Bertrand : Quand tu utilises Unity, tu as un gros avantage puisque le moteur te mâche une partie du travail. Il y a beaucoup de problèmes que tu t’évites surtout quand tu fais attention. Dès le début, il y a un set de bonnes pratiques à avoir que l’on a appris notamment avec ce que l’on a fait sur OSM, ce qui a permis déjà de s’éviter des problèmes au moment où tu vas devoir faire les portages. Pour OSM, on avait déjà l’expérience du portage pour la version Switch. Ça nous a déjà donné une bonne idée de ce qu’on allait pouvoir avoir comme problème, de ce dont il fallait faire attention. Il faut toujours réfléchir en amont, parce que le portage console est souvent réalisé très tard dans la production.
Les portages se sont donc globalement très bien passés pourTerra Memoria. Excepté la version Switch qui a été un cauchemar, on y reviendra. Une fois le portage réalisé, qui demande beaucoup de travail, il faut contacter les consoliers, ce qui est bien plus simple quand tu as un éditeur puisque c’est lui qui s’en charge. Il a la crédibilité nécessaire pour se faire entendre directement.
Néanmoins, on a décidé de contacter directement Sony pour obtenir des dev’ kits, et ils ont été vraiment incroyables puisqu’ils nous les ont prêté gratuitement. Notre relation avec eux a été excellente. Pour le portage chez Nintendo, l’existence de notre compte de développement pour OSM aidant, nous avons pas eu besoin de les recontacter. Et sur Xbox, c’est notre éditeur qui a géré les démarches. Avec eux, c’était un peu plus compliqué mais on a fini par y arriver aussi. Une fois que tu as les dev’ kits à la maison, il faut faire les versions consoles et là, il y a plein de surprises. Et notamment, la liste des TRC (Technical Requirements Checklist).
En gros, c’est la liste des spécifications techniques que tu vas devoir respecter par console. Bien sûr des fois, ça se contredit d’une console à l’autre donc tu dois faire des portages qui sont un peu différents. Il y a ainsi des fonctionnalités obligatoires à implémenter en fonction des plateformes. Par exemple chez Sony, il faut au moins une Activity Card (ce qui permet de suivre la progression du joueur), quelque chose qui n’existe pas sur les autres plateformes. Et ensuite, il faut tout tester, même les choses les plus absurdes.
Qu’est-ce qui se passe si la manette ne marche pas ? Si la sauvegarde est corrompue ? Si le joueur essaie de sauvegarder alors qu’il n’y a pas de place sur la machine ? Et des fois, on tombe sur des bugs de l’espace. Je peux parler par exemple de notre premier échec de soumission chez Sony, ce n’est soumis à aucun régime de NDA. Quand tu lances un jeu sur PlayStation 5, il y a un Splash Screen qui s’affiche pendant une seconde et demi. Si on appuyait sur croix pour lancer le jeu et que la manette n’avait plus de batterie à ce moment-là, il ne démarrait pas. C’est un bug qui a très peu de chance d’arriver mais il a dû être corrigé.
Une partie des problèmes peut être détectée de façon automatique. Il y a des checks qui sont faits sur les packages, mais d’autres éléments sont purement liés au gameplay. On a eu un autre cas de de problème à la soumission avec Sony, où un trophée qui ne doit pas s’obtenir en battant un boss avec une certaine magie se débloquait quand même. Pour détecter ce problème, il faut obligatoirement jouer au jeu.
Et puisque tu poses la question de la certification, voilà comment ça se passe : on compile d’abord le jeu pour faire une build, qui correspond à une version du jeu, qu’on envoie aux consoliers. On programme alors une date avec eux pour qu’ils démarrent les vérifications de cette version. À partir de cette date, le jeu est en vérification pendant généralement une à trois semaines. Dès qu’ils trouvent quelque chose qui ne va pas, ils nous le font savoir. Si après les vérifications rien n’a été trouvé, le jeu passe la soumission et peut sortir. S’il y a des choses qui sont détectées, on doit les corriger et recommencer à l’étape 1.
C’est aussi pour ça qu’on a attendu le dernier moment pour annoncer notre date de sortie. On avait le 27 mars en tête depuis décembre dernier, mais on était frileux à l’idée de l’annoncer. Ça devait se faire au Steam Next Fest mais des crashs aléatoires sur la Nintendo Switch nous ont obligés à revoir notre copie.
On n’arrivait pas du tout à les résoudre. Ça faisait deux mois qu’on était dessus, qu’il y avait même deux équipes de QA externes qui essayaient de trouver le souci pour détecter cette faille critique. Alors on procédait à des guess, en appliquant des correctifs aléatoires en espérant trouver le problème. Mais rien n’allait. Pendant une journée, on n’avait pas de crashs et on se disait qu’on y était pour que le lendemain, ça plante à nouveau en boucle. Ça nous a tellement pris notre énergie ! C’était sans doute le moment le plus pénible de la production.
Si on ne corrigeait pas ce problème, on ne pouvait pas sortir le jeu sur Switch, et par conséquent, on ne pouvait pas annoncer sa date de sortie. On a fini, en persévérant, par y arrier, trouvant le bug la veille du festival, notamment grâce à Clément. On a alors envoyé le jeu qui a passé la soumission.
Il faut bien comprendre à quel point la Switch est une épine supplémentaire. Les moteurs évoluent dans l’industrie, et c’est ainsi que l’on augmente le minimum de spécifications de performances à avoir pour développer un jeu. Unity part du principe que tout le monde a maintenant une machine correcte, et quand ils sortent des nouvelles features, ils ne se posent pas spécialement la question de savoir si ça va tourner chez Nintendo alors que la Switch… bah ça commence vraiment à être un dinosaure !! (rires).
C’est du matériel informatique de très très très très basse puissance. La plupart des gens se disent « oui mais regardez, il y a Breath of the Wild ouTears of the Kingdom qui tournent dessus ». Mais Breath of the Wild, c’est de la magie noire !! (rires). Je suis fasciné à chaque fois que je joue au jeu. Quand on est dans les airs et qu’on voit toute la carte, je ne sais même pas comment ils ont fait ça techniquement ! Ils ont une maîtrise et une connaissance de la Nintendo Switch qui est hors de portée des équipes indépendantes.
Personne n’a cette connaissance de la Nintendo Switch. C’est pour ça que tous les jeux ont l’air moins beaux que TOTK sur Switch, parce que c’est vraiment le summum de ce que l’on peut faire sur la console. On ne pourra jamais faire mieux que ça. Nous, on est coincés. Unity est un moteur généraliste. Il n’est pas spécialisé pour ce qu’on fait donc on perd déjà de la performance même à blanc, même si on n’affiche rien à l’écran, juste quand il tourne en tache de fond, ce qui consomme déjà pas mal de ressources. Et c’est de pire en pire avec les versions avancées puisqu’elles sont de plus en plus gourmandes à vide. Et quand on ajoute la Switch dans l’équation…
Aujourd’hui, la Switch a 3 misérables Go de RAM accessible pour le jeu. Si on les atteint, le jeu crash. Il faut donc qu’on tienne toujours notre jeu sous les 3 Go de RAM d’utilisation. On est alors obligés de faire des concessions et c’est pour ça que les jeux sur Switch sont moins beaux. On sacrifie la taille de tes textures, pour qu’elles soient moitié moins grosses pour que ça prenne moins de place dans la RAM. Parce que, bonus ! La RAM est partagée entre le CPU ET le GPU donc 3 Go de RAM au total. Quand le travail de texturage a lieu, on peut perdre 30 Mo puis 300 Mo si le travail est démultiplié. Là, ça commence à devenir compliqué.
En résumé, la Nintendo Switch, c’est un monde à part. La première fois qu’on a lancé Terra Memoria sur Nintendo Switch, je crois qu’il était à 10 FPS, peut-être quelque chose comme ça. On a dû faire un gros travail d’optimisation. Savoir ce qu’on allait dégrader aussi, parce que si on pouvait gagner 10 FPS en faisant en sorte que le jeu tourne dans une résolution 10 % inférieure grâce à l’algorithme qui upscale ton jeu derrière, il n’y avait aucune hésitation à avoir. On n’a pas le temps de faire une version qui master le hardware de la Nintendo Switch. Comme nous n’avons pas le temps de faire en sorte que le jeu soit vraiment ultra optimisé pour une plateforme spécifiquement. Il faut que ça sorte partout.
Terra Memoria, c’est par exemple un million d’euros de budget de production, ce qui est énorme. Si on voulait affiner l’optimisation, il fallait a minima compter le double. On est toutefois contents de notre résultat. La version Nintendo Switch est certes moins belle que les autres versions mais elle tourne à un 30 FPS plutôt stable. Mais c’est vrai que l’on se prive de faire des choses supplémentaires sur Terra Memoria parce qu’on savait que le portage Switch serait très contraignant. Il reste encore d’autres points mais je ne peux cette fois pas rentrer dans les détails, puisque ce ne sont pas des données publiques. Cela dit, il y a certaines choses que la Switch n’aime pas trop, qui sont des choses que n’aimaient pas les téléphones portables d’il y a 10 ans.
Il est tempsque la Nintendo Switch 2 arrive !
Florian (PSI) : Je conclus toujours mes interviews par demander à mes invités s’ils ont des recommandations à faire de jeux peu connus, français ou étrangers, que nos lecteurs et lectrices pourraient découvrir. Lesquels sont-ils pour toi ?
François Bertrand : Un jeu qui n’a, selon moi, pas eu le succès qu’il méritait, c’était Hi-Fi Rush. C’est pas un petit jeu certes, mais j’ai l’impression qu’il est passé sous les radars alors que c’est l’un des meilleurs jeux de ces dernières années. Il est incroyable. Il faut aimer un peu les jeux de rythme, ce qui est mon cas. En tout cas, c’est le dernier jeu qui m’a vraiment marqué profondément, et où je me suis dit « Tiens, ça c’est bizarre. Même moi j’étais passé complètement à côté ». Je l’ai vu passer dans les Game Awards, et je me suis même demandé ce qu’il y faisait.
Sinon, les copains de la Splashteam de Montpellier ont sorti Tinykin que j’ai adoré. Et plus anciennement, je vous recommande la duologie Guacamelee, une de mes séries de jeux indépendants préférés, avec une BO incroyable.
Merci François de nous avoir accordé autant de temps ! On rappelle la sortie de Terra Memoria le 27 mars sur Steam, Xbox Series, Nintendosaurus Switchus et PS5 !