Le jeu vidéo est un univers riche, qui propose autant d’expériences qu’il y a de joueurs. Certains recherchent des expériences graphiques éclatantes, portées par des histoires grandiloquentes, quand d’autres s’intéressent principalement au gameplay. Dans cet océan créatif, certains développeurs tentent d’apporter des réflexions philosophiques en exploitant le caractère ludique de leur discipline. Hideo Kojima, célèbre créateur de la saga Metal Gear Solid, est le plus connu d’entre eux. Plus discret, mais non moins talentueux, le nébuleux Taro Yoko a fait du ludisme, comme vecteur de questions métaphysiques et philosophiques, son principal cheval de bataille. Sa personnalité interroge et fascine depuis que les projecteurs se sont braqués sur lui.
C’est la saga NieR, plus particulièrement l’opus NieR : Automata sorti en 2017, qui capte l’attention du public, et permet à son créateur de se faire connaître en dehors des petits cercles fermés d’adorateurs de jeux vidéo japonais. C’est une licence assez jeune dans le paysage vidéoludique, mais qui, par son prestige et son aura, donne l’impression d’être présente depuis toujours. Cette impression est cependant trompeuse, même si la licence puise ses racines dans un jeu PlayStation 2 sorti en 2003. Il s’agit de Drakengard, le premier titre façonné par l’imaginaire de Taro Yoko.
Notoirement reclus, antisocial ambigu et un brin provocateur, Taro Yoko a démontré avec son travail qu’un jeu pouvait traiter de thématiques complexes sans oublier d’être amusant. L’élément-clé de son succès est sa conviction en l’efficacité des codes du jeu vidéo pour raconter des choses que nous ne pourrions voir dans aucun autre média. Fatigué de voir les jeux vidéo essayer d’imiter le cinéma, il veut plus. Le ludisme est sa boussole. Mais résumer NieR à une œuvre ludique serait trop simple. Le créateur japonais est fasciné par le genre humain et sa licence en est la représentation. À travers ce diptyque, Taro Yoko nous interroge sur la nature de l’humanité et lui permet d’exorciser ses nombreuses interrogations sur notre rapport à l’amour, à la violence et à l’existence. C’est une anthologie démiurge qui se penche sur tout ce qui fait de nous des êtres vivants. Il nous aborde sous toutes nos facettes, dans notre grandeur et dans notre décadence.
Une naissance discrète
C’est au début de l’année 2006 que Taro Yoko commence à réfléchir à son prochain jeu. Le dernier projet auquel il a participé, Drakengard 2, est sorti moins d’un an auparavant. Nous sommes alors à l’aube de la septième génération des consoles de salon, qui a démarré avec la sortie de la Xbox 360 en novembre 2005. Si les premières ébauches évoquent un troisième opus de la série Drakengard pour la PlayStation 2, le projet change rapidement d’orientation. Avec l’arrivée de la troisième console de Sony, Taro Yoko comprend toutefois qu’il ne trouvera aucun soutien pour le développement d’un projet destiné à une console vouée à mourir dans peu de temps. Le producteur Takamasa Shiba, avec qui il a déjà travaillé par le passé, l’invite à revoir sa copie afin de lancer la production d’un jeu digne de la puissance des nouvelles machines. Après plusieurs semaines de réflexion, le fantasque créateur japonais se rend compte que ses premiers jets ne peuvent pas s’inscrire dans la lignée des deux premiers épisodes de Drakengard. Il a désormais d’autres envies artistiques. Taro Yoko veut laisser de côté la noirceur et la violence absolue de ses précédents jeux, pour se diriger vers quelque chose d’un peu plus lumineux, même s’il souhaite pouvoir continuer à sonder l’âme humaine. Le projet, qui devait porter le nom de Drakengard 3, est renommé NieR en interne. Les premiers concepts de cette nouvelle licence font mention d’une grande bataille qui se déroule dans un monde fortement inspiré par les contes européens, tels ceux des frères Grimm, Charles Perrault et Carlo Collodi. Square Enix fait part de son intérêt, mais demande à Taro Yoko d’envisager une autre approche. Malheureusement pour notre jeune développeur, l’éditeur japonais dispose déjà dans son portefeuille d’une licence qui exploite les contes pour enfants : Kingdom Hearts.
La piste du merveilleux est abandonnée pour se tourner vers la création d’un monde fantaisiste et mature, mais l’idée de produire un récit plus chaleureux est conservée. Du projet initial, il ne reste que quelques traces, tels les noms de certains boss qui font écho aux contes. Taro Yoko et le studio Cavia poussent la réflexion et décident du « sort » de NieR : ce sera un spin-off du premier Drakengard, puisque le récit présentera les conséquences d’une bataille finale, à savoir celle de la cinquième fin optionnelle du jeu sur le monde parallèle dans lequel elle se déroulait. En réponse à la proposition d’un J-RPG traditionnel, Square Enix demande à Taro Yoko de changer ses plans, afin de marcher dans les pas de Kingdom Hearts et de Final Fantasy VII : Crisis Core qui avaient démontré le grand potentiel commercial et critique des Action-RPG. Le développeur accepte la nouvelle orientation, même s’il ne se contente pas de livrer un A-RPG classique. Avec NieR, il compte exploiter de nombreux genres du jeu vidéo et il ne veut rien se refuser. Il planifie ainsi de nombreuses séquences qui empruntent à d’autres typologies : le hack and slash, la plateforme en vue de côté, le puzzle game et bien d’autres. NieR est l’occasion pour Square Enix de diversifier son catalogue avec un jeu d’aventure pour adultes. Exploiter ce registre, qui lui fait alors cruellement défaut, doit permettre à l’éditeur japonais d’attirer les joueurs qui désirent vivre des aventures plus sombres et moins naïves.
Le partenariat entre Taro Yoko et les dirigeants de Square est productif. Le créateur imagine de nombreux concepts ludiques et visuels novateurs qui exploitent à la perfection le budget restreint alloué au développement. NieR devient porteur de nombreux espoirs pour un succès à l’international. Le projet change de dimension et les développeurs doivent expliquer le concept de leur jeu aux équipes occidentales de Square Enix. Accompagné de son producteur, Taro Yoko présente le scénario de son titre qui met en avant un jeune homme cherchant à sauver sa sœur d’une maladie dans un monde en ruines. Malheureusement, les dirigeants américains refroidissent son enthousiasme. L’idée de faire incarner aux joueurs un héros aux traits fins, presque androgyne et d’à peine 20 ans, ne passe pas. Cela ne correspond pas du tout aux standards américains. Le héros doit être modifié. Le créateur de Drakengard se plie aux nouvelles demandes et travaille à la création d’une version alternative de son protagoniste. L’histoire ne sera plus celle d’un frère, mais d’un père taillé comme un roc, à la voix rauque et au visage buriné.
Taro Yoko refuse d’abdiquer. Contre toute attente, il va tout de même au bout de sa vision et fournit à Square Enix deux versions de son jeu. La première se nomme NieR Gestalt et raconte l’histoire du père. Elle sort au Japon sur Xbox 360. L’autre mouture est intitulée NieR Replicant et constitue la version inaltérée du récit. Elle est commercialisée uniquement au Japon, en exclusivité sur PlayStation 3. Le constructeur japonais a foi en la pertinence du récit initial et décide de faire un geste. Pour les territoires européens et américains, le jeu est sobrement nommé NieR et ne contient que l’histoire du père. Cela peut paraître anecdotique, mais la simple existence de la version Replicant grâce à PlayStation constitue une véritable victoire artistique pour le directeur créatif, chose suffisamment rare dans une industrie où les artistes sont souvent soumis aux financiers. Le fantasque créateur japonais et ses hommes réussissent à accoucher d’un jeu qui déborde d’audace en avril 2010. NieR ne convainc malheureusement pas la critique professionnelle, notamment en occident. Les journalistes américains et européens, dans leur grande majorité, démolissent le jeu, trop habitués à la généralisation des standards des nouvelles grosses productions de l’ère HD. Le titre récolte difficilement un 68/100 sur la base de données de Metacritic. Son aspect technique fait pâle figure face à Final Fantasy XIII sorti un mois plus tôt.
NieR est décrit par le magazine PlayStation Official Magasine UK comme un jeu d’action ne répondant pas aux critères techniques que les joueurs sont en droit d’attendre, balayant d’un revers de main le fait qu’il s’agisse d’une petite production. Le jeu est ignoré par le public. Le studio Cavia ne résiste pas à l’échec commercial et est vendu par Square Enix. Le père de Drakengard et de NieR se retrouve ainsi au point de départ, et décide de partir de son côté en tant que travailleur libre. Toutefois, cela n’empêche pas sa patte de s’implanter dans le cœur des joueurs. Son bébé reçoit un succès d’estime tardif, grâce à la profondeur de son scénario et la qualité de sa bande-originale. Alors que rien ne le prédestinait à cela, NieR devient un jeu à l’aura culte, grâce au travail de propagande acharné des joueurs tombés sous le charme de l’aventure. L’effet boule de neige est sans équivoque, et ne passe pas sous le radar du producteur Yosuke Saito, fidèle partenaire de Taro Yoko.
La consécration
Si la licence NieR existe grâce à l’esprit torturé de Taro Yoko, elle doit sa pérennité à l’acharnement de Yosuke Saito. Malgré l’échec du premier opus, il est convaincu de tenir un univers à fort potentiel. Il ne cesse de revenir à la charge auprès des dirigeants de Square Enix. Dans un premier temps, il tente de faire porter NieR sur PlayStation Vita, afin de lui donner un second souffle. Il doit toutefois faire face au recul de l’éditeur japonais, qui enchaîne les déconvenues commerciales, et ne se sent donc pas de remettre un coup de projecteur sur un ancien échec majeur. Fort heureusement pour lui, il suscite l’intérêt d’un potentiel partenaire de choix au sein de la direction de Square qui n’est pas opposé à l’idée de développer une suite à NieR. Cette personne est Yosuke Matsuda, propulsé au poste de président de l’entreprise japonaise en avril 2013. Les astres sont ainsi parfaitement alignés pour Saito qui compte désormais un allié puissant, désireux de rendre son prestige à Square Enix. C’est ainsi que Taro Yoko est rappelé par l’éditeur.
Le chantier de ce deuxième opus est lancé, et les deux hommes promettent d’éviter les erreurs du passé. PlatinumGames est rapidement choisi comme studio pour accompagner Taro Yoko. La première raison de cette alliance est la solide réputation du studio japonais pour sa capacité à créer des systèmes de combat époustouflants avec une fluidité technique à toute épreuve. L’autre raison est que le studio regorge de fans du premier NieR, dont un certain Takahisa Taura qui travaillait, sur son temps libre, à l’ébauche d’un projet qui aurait pu se faire passer pour une suite spirituelle du premier jeu. La coïncidence est trop belle pour ne pas unir ces développeurs sous une seule et même bannière. De plus, PlatinumGames compte de nombreux adorateurs à travers le monde, et leur association au projet devrait attirer les regards de nombreux amateurs de jeux d’action qui n’auraient pas été intéressés par la suite d’une licence aussi confidentielle.
Alors que Taro Yoko décide de rempiler avec Keiichi Okabe pour les compositions musicales, un dernier grand nom est ajouté au projet : Akihiko Yoshida. C’est un illustrateur de renom connu pour son travail sur des titres aussi cultes que la licence Final Fantasy ou Vagrant Story. Tous espèrent que ce renfort attirera également les fans de J-RPG traditionnels. Ces 5 noms réunis forment l’équipe de choc en charge de ce nouveau NieR. La stratégie de Square Enix est payante, comme en témoigne l’engouement énorme lors de l’annonce de NieR : Automata à l’E3 2015, en exclusivité temporaire sur PlayStation 4. Depuis sa sortie, Automata totalise un peu plus de 7 millions d’exemplaires vendus, ce qui est un bond énorme quand on se rappelle que le premier épisode n’avait pas dépassé la barre du million de ventes. La réception critique est dithyrambique, et lui attribue la note moyenne de 88/100, en plus d’en faire un des candidats au titre de jeu de l’année face à des opposants tels que Breath of the Wild ou Super Mario Odyssey. Taro Yoko devient alors un artiste reconnu et plébiscité par de nombreux joueurs.
Le succès de NieR : Automata marque le début de la NieRmania. La licence n’est plus une production de niche, mais un phénomène culturel. Les goodies autour de cet univers s’arrachent et Square Enix lance un véritable business autour de la saga. Vêtements, jeux de cartes, accessoires de mode, vinyles, peluches, bijoux, boites à musiques, recueils de nouvelles pour compléter le lore des jeux, concerts, rien n’échappe aux équipes marketing de l’éditeur. La bande originale de NieR est même utilisée pour la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Tokyo en 2021. Un cross-over improbable entre Final Fantasy XIV et l’univers de Taro Yoko vient ensuite alimenter le périple des fans du célèbre MMORPG. La licence franchit pleinement la frontière du cross-média avec la sortie, en 2022, d’un premier manga qui retrace les événements de l’opération Pearl Harbor qui se déroule avant Automata. Puisqu’un manga ne suffit pas, une série animée est également attendue pour janvier 2023.
Si le succès de ce second jeu est inespéré, le premier jeu reste confidentiel. De nombreux joueurs ne savent pas que les aventures de 2B et 9S sont la suite d’un jeu sorti au début des années 2010. Il faut dire que les 8000 ans qui séparent les deux récits ne rendent absolument pas nécessaire d’avoir arpenté de fond en comble la première histoire. Avec un tel essor de la popularité de la jeune licence, il n’est pas surprenant de voir Square Enix profiter de l’engouement général afin d’encourager Taro Yoko et Saito à dépoussiérer le prédécesseur d’Automata. Comme symbole du chemin parcouru par le développeur japonais, l’opportunité de retravailler son jeu, en prenant comme base la version NieR Replicant sortie uniquement sur PlayStation 3 au Japon, lui est accordée. Pour la première fois, l’occident va découvrir le récit original de l’œuvre. Il n’est plus question d’incarner un père virilisé à l’extrême, mais bien de suivre le récit de ce jeune frère aimant. La victoire de Taro Yoko est totale.
Les racines du monde de NieR
Au début de la conception du premier jeu NieR, la volonté de développer un jeu joyeux laisse place à un constat implacable : le développeur japonais est incapable de créer autre chose qu’une œuvre étrange et marginale. Il abandonne rapidement ses plans initiaux pour embrasser le bizarre et l’inconfortable. C’est dans la guerre contre le terrorisme, plus précisément la guerre en Afghanistan, qu’il trouve le moteur thématique de son nouveau projet. Si ses premières œuvres montraient sa conviction profonde que seuls les fous s’adonnent aux massacres de masse, son rapport à la violence change du tout au tout à cause des événements récents. Taro Yoko réalise qu’il suffit d’être convaincu d’agir au nom du bien pour tuer tous ceux qui osent se dresser sur notre chemin. Il ne sait encore rien du monde qu’il va créer, si ce n’est que le but de sa création sera de jouer sur les notions de points de vue et de perspectives. Lorsque NieR devait encore prendre racine dans un monde basé sur les fables, l’histoire racontait comment un groupe de héros allait se mettre en travers des méchants issus des contes européens. Au cours de l’aventure, le joueur aurait fini par apprendre que leurs motivations n’avaient rien de maléfique. Conscients que, dans le monde des contes, leurs histoires étaient vouées à se répéter, et qu’ils étaient condamnés à avoir les mauvais rôles et à être châtiés pour l’éternité, les antagonistes souhaitaient simplement trouver un moyen de briser ce cycle.
Le besoin de Taro Yoko de faire réfléchir le joueur sur le bien et le mal reste le cœur de la version finale de NieR. Fidèle à ses habitudes, il utilise pleinement la mécanique de « Nouvelle Partie + » afin d’éclater les points de vue, et de déstabiliser le joueur, en détruisant ses convictions les plus profondes sur les événements du jeu, à chaque fois qu’il relance l’aventure. NieR est donc pensé comme une réflexion sur nos certitudes. Pour attirer le joueur dans ses obsessions, Taro Yoko doit d’abord instiller de l’émotion. Il doit mener le joueur dans un récit qui lui donne envie d’avancer et de terrasser ses ennemis sans ressentir le doute. Il se retrouve donc à la croisée des chemins. Que peut-il faire vu que l’existence de Kingdom Hearts bloque son souhait initial et qu’il ne trouve rien qui lui permette de prolonger les événements de Drakengard 2 ?
Au fond, qu’est-ce que NieR Replicant ? C’est un spin-off de Drakengard, qui prolonge l’une de ses fins optionnelles. Cette fin bonus montre l’arrivée dans notre monde au début des années 2000 de la monstrueuse Reine Géante ainsi que de Caim, le héros du jeu, qui chevauche son dragon après une longue poursuite à travers les dimensions. Leur lutte se conclut au cœur de Tokyo. Le protagoniste et le dragon rouge achèvent la créature gigantesque, avant d’être eux-mêmes abattus en plein vol par les forces armées du Japon. La mort de ces trois entités étrangères à notre monde libère des particules de magie qui sont farouchement rejetées par notre environnement. Ceci marque le départ d’une pandémie baptisée le Syndrome de Chloration Blanche. Cette maladie, digne des pires visions apocalyptiques, fait soit perdre la raison à ceux qui en sont victimes, soit les transforme en statues de sel. Il ne faut pas plus de quelques décennies pour que l’ensemble de la civilisation humaine se retrouve dans une impasse mortelle.
NieR Replicant commence en 2053. Nous incarnons NieR, un adolescent qui essaie de protéger sa sœur face aux hordes de monstres qui gangrènent ce qui était autrefois une grande ville industrielle. C’est dans le flou le plus complet que le joueur est propulsé 1412 ans plus tard, toujours en compagnie de NieR et de sa jeune sœur Yonah qui n’ont pas vieilli. L’humanité vit dorénavant de façon rudimentaire, dans une époque à l’apparence médiévale. Elle est au bord de l’extinction, et vit dans des cités repliées sur elles-mêmes. Les hommes peinent à faire face à des monstres, appelés les Ombres, qui deviennent de plus en plus agressifs avec le temps, et n’hésitent plus à s’approcher des centres névralgiques. Un problème n’arrivant jamais seul, l’humanité se retrouve à devoir gérer l’apparition d’une affliction mystérieuse et incurable appelée la Nécrose Runique. C’est pour sauver sa sœur de cette maladie que NieR prend la route, habité par l’espoir de trouver un remède. S’il commence son périple seul, il est très rapidement rejoint par une brochette de personnages hauts en couleur.
Le premier d’entre eux est Grimoire Weiss, un livre magique à la langue bien pendue et qui, selon une vielle légende, doit sauver l’humanité de la Nécrose Runique et se dresser contre une entité appelée le Maître des ombres et son Grimoire Noir. Ils partent en quête des Vers Scellés, une forme de magie qui devrait permettre à Grimoire Weiss de retrouver la pleine possession de ses moyens. Au cours de leur quête, ils doivent terrasser toutes les Ombres qu’ils croisent afin de collecter les « mots » susceptibles d’abriter ces fameux Vers Scellés. Ils sont rejoints par Kainé, une jeune femme au langage fleuri et habitée par un profond désir de vengeance, ainsi que par Émile, un jeune garçon curieux de découvrir le monde au-delà des murs qui le retiennent captif. Bien que profondément mélancolique, cet effet de groupe permet de diluer la noirceur du récit, ce qui le rend parfois curieusement chaleureux. Taro Yoko réussit ainsi à créer un jeu avec du cœur. Si son titre nous plonge au cœur de la violence, Replicant parle avant tout d’amour.
L’amour justifie les moyens
Au cours de ses réflexions sur la violence, Taro Yoko arrive à la conclusion que l’amour est le plus puissant des moteurs. Quiconque en a fait l’expérience est en mesure de vous dire qu’il serait prêt à brûler le monde pour sauver ceux qu’il aime. Replicant utilise ce sentiment pourtant si noble pour cogner nos certitudes, et nous rappeler la nécessité absolue du doute comme garant de l’humanité. Le récit parle d’un frère sain d’esprit et profondément bon qui fait passer des monstres par paquets de dix au fil de sa lame, afin de sauver une sœur gravement malade. Le personnage de NieR est unidimensionnel et fait écho en chacun de nous : il poursuit son but sans relâche, même si ses compagnons émettent parfois des doutes sur la pertinence des actes commis. Il ne connaît pas le doute, ne conteste jamais ses propres intentions et s’accroche du début à la fin au fait de réaliser ce qui est juste. Il est défini tout entier par les sentiments qu’il voue à sa sœur, et peu importe s’il doit tuer tous ceux qui osent se mettre en travers de sa route. L’amour apparaît alors comme une fin qui justifie tous les moyens.
La mécanique de groupe de NieR Replicant permet de nourrir ce propos sur l’amour, car le joueur se retrouve dans la même disposition mentale que le protagoniste : seuls comptent les gens que nous aimons, même si nous devons précipiter le monde en enfer pour les protéger. Sans le savoir, toutes les actions vont provoquer la fin de l’humanité et l’avènement du monde mort que nous arpentons dans Automata. On apprend dans les derniers instants de l’aventure que NieR, ainsi que tous les habitants, ne sont pas humains. Ce sont de simples répliques conçues avec une conscience limitée il y a plus de 1000 ans, dans le but de sauver l’humanité de la maladie foudroyante qui s’est abattue sur notre planète. Les ombres, massacrées tout au long de notre périple, se révèlent alors être les âmes des véritables êtres humains qui avaient été extraites de leurs corps.
C’est par le biais du projet Gestalt que les âmes ont été séparées des corps afin d’éviter l’annihilation du genre humain. Une Ombre existe en tant que Gestalt, une version éthérée de son enveloppe physique. Chaque Gestalt coexiste avec sa propre réplique, son Replicant, construit sur les bases du code génétique de l’humain qu’il était autrefois. Celui du maître des ombres, figure antagoniste principale de qui le joueur doit libérer Yonah, n’est autre que NieR lui-même. Les deux partagent le même but : sauver leur petite soeur. Là où NieR estime légitimes les massacres qu’il opère avec ses compagnons, pour un jour être en mesure de sauver Yonah, NieR Gestalt se considère également dans son bon droit lorsqu’il capture ce qui n’est pour lui qu’un corps artificiel destiné à accueillir l’âme de sa soeur qui dépérit gravement. NieR Gestalt, Grimoire Noir et Grimoire Weiss représentent la clé de voûte du projet Gestalt. Ils existent pour réinsérer les âmes humaines dans leurs corps, le jour où la terre sera totalement débarrassée de la maladie. Weiss se rappelle de son rôle dans les derniers instants de l’aventure. Contre l’avis des androïdes jumelles Devola et Popola chargées de surveiller la réussite du projet, la version éthérée de NieR décide d’enlever le Replicant de Yonah, car la maladie semble avoir disparu. Il est animé par la certitude que sa soeur ne survivra pas plus longtemps loin d’une enveloppe corporelle viable. Il se terre ainsi dans sa demeure pour veiller sur elle et la transposer dans le corps qui lui est réservé.
NieR Gestalt et NieR Replicant sont les deux faces d’une même pièce, habités par une dévotion sans limite pour leur petite sœur. Cet amour est l’origine d’une divergence absolue, et le responsable d’une collision brutale entre eux. Les Hommes et les Replicants ne peuvent coexister éternellement sur terre. La grande erreur du projet Gestalt est de ne pas avoir anticipé l’éveil d’une conscience sur ces êtres artificiels. Cet éveil chez un Replicant entraîne de manière imprévue une décrépitude de son Gestalt, qui finit par sombrer dans la folie. Comble de l’ironie, lorsqu’une âme connaît une chute de sa conscience, la réplique qui lui est attribuée entre également dans une phase de dégénérescence. C’est la Nécrose Runique. Cette importance du lien permet d’appuyer que c’est dans son rapport aux autres qu’un être vivant construit son identité. Ce qui nous rend humains et nous permet de transcender notre enveloppe corporelle, ce sont les connexions que nous établissons avec ceux qui nous entourent. C’est dans l’amour que se trouvent les fondements de l’humanité. Weiss incarne à sa manière une parfaite représentation de cette notion de l’importance du lien pour se définir. Alors qu’il n’est qu’un outil créé par l’homme pour assurer la survie de son espèce, il se détourne volontairement de sa mission. Il rejette ce qui est supposé le définir, impacté par tout ce qu’il a vécu en compagnie de NieR. Les années passées avec le garçon ont transcendé son existence, le poussant à choisir ce que son cœur lui dicte et à refuser la disparition de son compagnon, plutôt que de se soumettre à une volonté impersonnelle. Il se démarque ainsi pleinement de Grimoire Noir, qui n’existe que pour remplir sa fonction primaire.
La peur de la disparition est le moteur de la partie A de l’aventure. L’agonie et l’évaporation de Yonah poussent NieR , et donc le joueur, à verser le sang. Là où un jeu normal se serait contenté de conclure son propos sur la victoire du héros qui accomplit sa quête, NieR Replicant va plus loin que cela. C’est là que le parcours B intervient, afin de donner un sens lourd de conséquences aux actions effectuées. Les révélations nous sautent au visage, et la perception globale de l’univers est alors complètement chamboulée. Au cours de son aventure, conclue par l’exécution du maître des ombres et l’échec du projet Gestalt, NieR ne fait pas que libérer sa sœur, il condamne les vestiges de l’humanité et les Replicants à l’extinction. NieR Gestalt était le premier résultat concluant du processus de gestaltisation des âmes aux alentours des années 2050. Il était la clé de voute du projet, celui dont l’essence permettait d’éviter à tous les Gestalts créés après lui de sombrer totalement dans la démence. Ainsi, si l’amour est un moteur merveilleux, capable de transcender l’existence, il peut aussi nous transformer en destructeur si on se laisse submerger par la peur. Cette dernière, égoïste, se matérialise de façon diégétique, via le parcours de NieR, et de façon extra-diégétique lorsque le jeu décide de briser le quatrième mur et de confronter le joueur à cette notion de disparition, en lui laissant le choix de décider de plonger ou non dans le néant.
Tout au long de l’aventure, il se passe quelque chose de fort entre Kainé et NieR. Lorsque notre héros la rencontre, elle n’est qu’une fille obsédée par son désir de vengeance. En l’aidant à accomplir sa quête vengeresse, nous obtenons ses faveurs, et elle décide de nous suivre. Avec NieR, elle se retrouve au côté de quelqu’un qui l’accepte telle qu’elle est sans jamais la juger, et qui lui pardonne toutes les errances qui ont pu ponctuer sa vie. Elle fait ainsi pour la première fois l’expérience de l’amour. La beauté du personnage de Kainé est décuplée par le parcours B, car le joueur découvre qu’elle était en mesure de comprendre les ombres depuis le début. Elle doit cette capacité à l’ombre qui habite une partie de son corps pour la maintenir en vie. Elle a donc suivi NieR dans sa quête en toute connaissance de cause, par pure dévotion. Avec la fin D, le jeu met le joueur face à un choix terrible : laisser mourir Kainé qui est sur le point de se faire engloutir par l’ombre qui la maintenait en vie, ou la sauver en sacrifiant définitivement la sauvegarde de son aventure. Le joueur peut refuser, laissant ainsi Kainé à une mort certaine, mais il peut aussi décider de se donner corps et âme à celle qui l’a suivi jusque dans les tréfonds de l’enfer pour sauver Yonah. La fin D est un don de soi absolu (possible seulement grâce aux codes du jeu vidéo), qui voit la disparition complète du garçon qui a condamné l’humanité et sauvé les deux femmes de sa vie. Il ne reste rien de lui, même pas l’ombre d’un souvenir.
Cette peur de la disparition devient terriblement fertile, car c’est ainsi que naît dans le cœur des joueurs quelque chose de très spécial, qui fait écho à la mélancolie profonde du jeu, symbolisée en grande partie par le personnage de Kainé. Il n’y a pas d’amour sans peur de perdre ce qui nous est cher. Dans ses derniers instants, NieR, le titre comme le personnage, apparait comme étant immatériel et intangible, et se laisse apercevoir telle une silhouette informe et obsédante sans qui rien n’a de sens. Alors que le joueur a tout sacrifié, il peut, si il le souhaite, lancer une nouvelle partie et faire l’expérience du génie ludique de Taro Yoko. Le jeu semble identique, mais réserve encore une dernière surprise de taille. Quand NieR rencontre Kainé, le titre déclenche une nouvelle voie scénaristique. Alors que la sauvegarde du joueur a disparu, le jeu se rappelle pourtant de ce qui a été et le propulse trois ans après la fameuse fin D, lançant le parcours E, qui permet de retrouver une Kainé hantée par la sensation d’avoir perdu quelque chose qui donnait sens à son monde. Le joueur accompagne Kainé dans cette ultime quête, au sein d’un immense complexe chargé d’archiver les souvenirs du monde, pour se remémorer l’existence de cet être qui a changé sa vie. Le titre nous offre une dernière séquence visuelle et poétique, au cours de laquelle Kainé retrouve Nier dans le cœur d’une fleur qui bourgeonne. En un sens, le jeu cherche à nous rappeler que si l’être humain est une créature empathique, celle-ci va rarement au delà de notre cercle intime. Quand bien même nos actions pourraient être une menace pour le bien commun, le monde dans lequel nous vivons n’a aucun sens sans la présence de ceux que nous chérissons. Dans ces actes d’amour résident malheureusement la chute de l’humanité. Cela ne signifie pourtant pas la fin de tout, ce qui permet à la saga NieR de rebondir et d’afficher sa volonté de comprendre les fondations de l’existence.
NieR Automata : les ruines d’un monde à la gloire de l’humanité
Tout ce qui vit est voué à mourir. Nous sommes pris au piège d’une spirale sans fin de vie et de mort. Est-ce une malédiction ? Un châtiment, peut-être ? Je pense souvent au dieu auquel nous devons cette énigme, et je me demande si un jour nous aurons l’occasion de le tuer.
2B dans NieR : Automata
Dès son introduction, NieR : Automata nous expose les bases de son questionnement idéologique. Exprimer cette pensée par le biais d’un androïde n’a rien d’innocent, car la prise de conscience de la mort est indivisible d’une réflexion sur le but de l’existence. Taro Yoko se demande s’il est possible d’exister sans croyance, et donc sans raison de vivre. La croyance prend alors bien des formes. Il peut s’agir de la religion, comme de la politique, du travail, de l’argent, ou de ceux que nous aimons. D’une certaine façon nous sommes tous plus ou moins aveuglés par ce en quoi nous avons foi. Nous avons toujours besoin de trouver une chose en laquelle croire pour avancer. Automata est beaucoup plus sec et froid que son aîné. S’il est toujours question de mettre le joueur face à l’absurdité des certitudes, la méthode est différente. Dans Replicant, le joueur incarnait le bras armé d’une croyance. Dans Automata, le créateur japonais nous montre l’envers du décor, comme l’explique Nicolas Turcev dans son livre L’oeuvre étrange de Taro Yoko. C’est ainsi que nous incarnons les opprimés enfantés par le péché d’amour du personnage de NieR. Si près de 8 000 ans séparent les récits des deux jeux, il ne fait aucune doute que les protagonistes de ce nouvel épisode subissent de plein fouet les préjudices des actions du premier jeu, et des choix pris par celui qui est surnommé le « Destructeur du monde » par Taro Yoko. Nous ne sommes pas plongés dans une quête, mais dans une lutte désespérée contre un système cyclique impitoyable.
Nous sommes en l’an 11945, la Terre est sous le joug d’une armée de machines extraterrestres organisées et puissantes. Face à cela, les humains ont dû fuir leur monde natal et trouver refuge sur la lune, où ils vivent cloîtrés dans une base en attendant le jour où ils pourront revenir à la maison. Au sol, une armée d’androïdes forme la résistance et continue le combat. Depuis peu, tous les espoirs de reconquête de la planète sont placés dans l’organisation YoRHa qui, depuis une base orbitale, envoie des bataillons d’androïdes ultra sophistiqués afin de mener le front contre l’envahisseur pour « La gloire de l’humanité ». Le joueur incarne l’unité YoRHa 2B, une androïde de combat envoyée en mission sur terre. Elle se retrouve seule à devoir se frayer un passage dans les dédales mécaniques d’un immense complexe industriel. Elle trouve de l’assistance auprès de l’unité de reconnaissance 9S. Le duo est singulier, mais fonctionne. D’un côté, nous avons 2B, figure forte à la démarche assurée, au chara design sexy et dont la tenue quelque peu osée marque un contraste magnifique avec sa personnalité froide et mortelle. De l’autre côté, nous avons 9S et son allure adolescente qui épouse parfaitement son caractère ô combien enthousiaste et curieux. D’emblée, le jeu nous offre un duo qui se complète, avec plus d’un échange savoureux, tantôt humoristique, tantôt philosophique sur l’humanité et la condition des machines.
Nous suivons donc l’affrontement entre deux camps que tout oppose. Il y a les machines d’un côté et les androïdes de l’autre. Deux espèces qui ne se définissent que par la volonté de leurs lointains et absents créateurs. Les androïdes sont condamnés à aimer et protéger l’humanité. Les machines ne sont pas différentes, totalement inféodées au désir de leurs créateurs d’exterminer leurs ennemis. Toutefois, quand notre seul motif d’existence est la guerre contre l’ennemi, le risque de se retrouver à errer sans but est beaucoup trop grand et terrifiant. Face à ce constat paradoxal, les machines prennent leur destin en main et exterminent leurs créateurs, et déconnectent sciemment des unités de leur réseau afin d’expérimenter plusieurs cycles d’évolution. Le combat millénaire entre les deux groupes apparaît alors comme une farce cyclique, au sein de laquelle chacun des deux camps est prêt à repartir de zéro lorsque suffisamment de données ont pu être analysées. Les androïdes ont besoin des machines pour exister, et inversement. De cet affrontement absurde résulte une étrange fascination pour le spectre de l’humanité. Si les androïdes pensent en être les protecteurs, les machines prennent le rôle surprenant d’adorateurs. Tout chez elles traduit une fascination profonde pour cette espèce qu’elles n’ont jamais pu côtoyer. Ces amas de rouage mécaniques se plaisent à expérimenter tout ce qui a fait la grandeur et la décadence de l’histoire humaine.
Tout au long de l’aventure, le joueur découvre que la 14ème guerre des machines ne correspond en rien à ce que l’introduction survitaminée du jeu semble indiquer. Les androïdes présents sur terre désertent leurs avant-postes, font l’expérience de l’amitié, de l’amour et de la frustration. Ils s’intéressent à l’art, à la cuisine, et cherchent même des moyens de stimuler leurs systèmes cognitifs. Il en va de même pour les machines. C’est ainsi que 2B et 9S découvrent que de plus en plus de groupes de machines ont eu accès à une forme de conscience, et organisent leurs propres modèles de sociétés en marchant dans les pas de l’humanité. Dans la première partie de son récit, les rencontres avec toutes ces différentes communautés permettent à NieR: Automata de prendre la forme d’un voyage philosophique, qui nous amène à réfléchir sur la conscience, les désirs et les émotions de chacun. Le jeu nous interroge sur des concepts abstraits en rapport avec l’individu et le genre. Des concepts que des êtres mécaniques ne devraient pas être en mesure de comprendre.
Les quêtes secondaires permettent au joueur d’observer la motivation des androïdes et des machines : devenir le plus fort, le plus rapide, protéger les siens, rendre hommage, chercher vengeance. Il n’est pas rare de voir ces personnages s’auto-détruire une fois leur objectif accompli. Comme s’il était préférable de mourir plutôt que de vivre sans but. Dans Automata, un personnage qui n’a plus de raison d’exister meurt. C’est ce caractère absurde de l’existence qui précipite la perte de raison de certaines machines et la création des antagonistes Adam et Ève. Les machines sont en réalités prisonnières d’une boucle d’évolution, condamnées à répéter encore et encore les mêmes schémas de sociétés, dans l’espoir qu’un jour elles évolueront dans une forme de vie supérieure. Avec le parcours B, le joueur découvre que l’humanité n’est absolument pas à l’abri sur la lune et qu’elle a périclité il y a des millénaires à cause de l’échec du projet Gestalt. Le commandement des YoRHa est le seul groupe à connaître la vérité et entretient le mensonge, convaincu par le fait que toute entité à besoin d’un Dieu au nom duquel se battre. Le spectre de l’humanité prend ainsi la forme d’une religion. Le jeu ne cherche pas à raconter l’histoire d’entités mécaniques qui se découvrent une conscience, mais celle d’un monde hanté par le fantôme de l’humanité. L’œuvre de Taro Yoko est obsédée par le sens de la vie, mais elle semble pourtant incapable d’y trouver autre chose qu’une profonde absurdité tant tout ce qui nous entoure est futile. Serions-nous capables de vivre sans but ? Sans raison ?
C’est ce besoin viscéral de trouver un but à son existence qui permet au jeu de développer sa dramaturgie via le personnage de 9S. Au début de l’aventure, il se définit par sa bienveillance, sa dévotion totale pour l’humanité, ainsi que par son amour pour 2B, mais il perd rapidement tous ses repères. La première atteinte à son intégrité mentale frappe lorsqu’il apprend la vérité. Le personnage devient alors maudit par le savoir et prend conscience que sa propre existence repose sur un mensonge honteux. La mort de 2B, achevée par une A2 miséricordieuse sous les yeux de 9S, marque la fin de ce qui le définissait. Si la mort revêt un aspect libérateur pour son équipière, le jeune androïde curieux et jovial est perdu dans l’absurde, privé de cause pour laquelle se battre. Il se noie dans un océan de sentiments qui s’entrechoquent, et s’enferme dans une spirale de violence suicidaire qui se conclut par sa mort lors de la fin D. Désabusé par l’absurdité de son existence et de celles de tous ceux qui l’entourent, il finit par trébucher et s’empaler sur la lame d’une A2 mourante, que 9S associait à l’une des causes de ses tourments, alors qu’elle est aussi victime que lui de cette grande blague existentielle.
Les androïdes des YoRHa sont tous morts, la volonté cyclique des machines est brisée, et ce qui reste d’entre elles s’élancent dans l’espace intersidéral en quête d’un autre avenir. Tel le personnage de NieR avant lui, 9S précipite les derniers vestiges de l’humanité vers leur annihilation. Le fantôme du protagoniste de Replicant se ressent aux quatre coins du monde arpenté par le joueur. La surface de jeu est un mausolée nostalgique à la gloire de ce qui fut. Le chemin de croix des deux androïdes de classe Devola et Popola, reprogrammées pour ressentir une culpabilité permanente à cause de l’échec de leurs semblables du premier jeu dans la supervision du projet Gestalt, est là pour nous le rappeler. Le personnage de NieR trouve écho indirectement dans l’existence d’Adam et Ève, ces entités créées de toutes pièces par les machines, et calquées sur le même modèle que les androïdes. Si toute la première partie du jeu présente Adam comme la principale menace à cause de sa fascination pour la haine et la violence, il apparaît rapidement comme un boss mineur. Encore une fois, c’est l’amour qui peut engendrer les pires choses. Suite à la mort d’Adam, Eve apparaît comme le reflet thématique inversé de NieR. Consumé par son amour pour son frère, il menace de tout détruire, androïdes comme machines. Il est ce que NieR aurait pu devenir s’il n’avait pas pu sauver Yonah, comme en témoigne le fait que, durant son combat de boss, Eve reprenne les patterns du maître des ombres et de certains Gestalts. Cette thématique se prolonge jusque dans son chara design évolutif lors de cet affrontement titanesque. Son corps est comme scindé en deux : une moitié évoque la pureté virginale des Replicants, alors que l’autre est aussi sombre et inquiétante que les Gestalts. Dans ses derniers instants, il se laisse totalement submerger par l’aspect obscur des Gestalts et, donc, de l’humanité. Il n’est jamais aussi humain que lorsque la rancoeur, qui découle de son amour pour son frère, prend le pas sur tout son être. Le constat à ce moment du jeu est alors implacable : l’humanité n’est qu’amour et violence.
L’enfer de l’humanité réside ici. Toutes les initiatives collectives ont conduit à des massacres sans précédent. Nous avons tué pour la gloire des rois, pour la vénération de textes sacrés, pour la libération d’un peuple, pour venger ou protéger un être aimé. La violence est ancrée en nous, c’est un besoin primitif qui s’exprime sous bien des formes. Nous pourrions presque être tentés de dire que tout ce qu’entreprend l’homme est juste une quête perpétuelle pour chercher une raison à l’expression de sa violence. NieR Replicant et NieR : Automata en sont gorgés. Les deux jeux finissent dans une révolte. Si NieR se conclut dans un refus du RieN, Automata offre un refus de la fatalité. Le nihilisme aride de l’œuvre trouve cependant une note d’espoir dans la fin E. Dans sa conclusion, le seul espoir d’une fin heureuse pour nos protagonistes est de briser le cycle qu’ils ont tous hérité de ce Dieu, suite à 15 000 ans d’histoire faits de conflits sans fin et qui continuent de se perpétuer même une fois l’humanité remplacée par une conscience digitalisée. Après avoir lancé plusieurs « Nouvelle Partie + », la grande question de l’existence reste non résolue. L’ascension de cette grande structure blanche, aux allures de tour de Babel à la fin du jeu, est mortelle pour tous nos protagonistes. S’ils détruisent l’intelligence artificielle robotique à l’origine de ce cycle de guerre sans fin entre machines et androïdes, ils ne vivent pas assez longtemps pour vivre le moment charnière de l’aventure. Il ne reste plus que les Pods de support qui nous ont accompagné depuis le début. Ils se refusent cependant à accomplir leur mission de collecter les données de l’exercice, et d’effacer toute trace du projet YoRHa avant de relancer un nouveau cycle. La multiplication des expériences a fait naître entre eux quelque chose de semblable à de l’amour. C’est ainsi qu’une forme de conscience émerge, en particulier chez le Pod 042. Il refuse de voir partir ses camarades, et estime que sa mission n’a plus de raison d’être. Il devient le nouvel avatar du joueur dans une séquence dont le but est de détruire le système, afin de donner une occasion à 2B, 9S et A2 de vivre. Le joueur prend alors part à une séquence de Shoot Them Up dont les ennemis sont les noms des gens ayant travaillé sur le jeu. Il est l’heure de tuer Dieu. Pas le Dieu de la diésège de l’œuvre, mais celui qui a façonné le jeu que nous venons de traverser.
Nous anéantissons Square Enix, Platinum Games et Taro Yoko. C’est l’insurrection de l’humanité contre une existence biaisée. À de nombreuses occasions, le jeu nous demande d’abandonner, et nous questionne sur le bien-fondé d’un tel acharnement. C’est l’occasion pour les joueurs et les personnages de dire non. Non, tout n’est pas vain. Non, les jeux vidéo ne sont pas insignifiants. Non, le monde n’est pas vide de sens. Des messages d’encouragement, de tous les joueurs qui ont enduré ce passage avant nous, apparaissent alors à l’écran. Dans ce moment d’une grande beauté, le jeu explose les frontières du quatrième mur, et nous relie tous les uns aux autres. Les joueurs, comme les personnages, s’unissent pour trouver le courage de faire face et de continuer le combat. Nous nous levons pour une rébellion au nom de l’espoir, contre le nihilisme et la fatalité.
Après un certain nombre d’échecs, le jeu nous demande si nous souhaitons appeler à l’aide. Si le joueur répond oui, les avatars d’autres joueurs viennent à la rescousse. La musique, jusqu’alors synthétique, laisse place à des chœurs qui chantent à l’unisson dans de multiples langues et dont la puissance va crescendo. La révolte est alors la seule manière de vivre l’absurde. Les trois héros sont sauvés. Ils ne sont plus des androïdes qui servent les dessins d’un Dieu, mais des êtres conscients. Une chose ressort de tout cela : nous pouvons tous fabriquer du sens dans l’optique d’un avenir plus heureux. Au final, une vie absurde, une vie humaine, vaudra toujours mieux que de suivre la voie tracée et imposée par un maître divin. Face à cette conclusion, le jeu offre un ultime choix au joueur, celui du sacrifice. Le joueur peut décider de sacrifier l’entièreté de sa sauvegarde, et donc tous ses accomplissements personnels pour accepter de venir en aide à un autre joueur qui pourrait avoir besoin de lui pour arriver au bout de l’aventure. Il peut ainsi, comme ceux qui l’ont précédé, choisir de devenir un phare dans l’obscurité, car la révolte contre la fatalité ne peut être que collective. Il ne faut jamais cesser de combattre. Cela peut paraître vide de sens, mais le jeu nous invite à croire que nous finirons tous par vaincre, que la vie ne se résume pas au fait d’affronter les autres. À une époque où tous les jeux, dont Automata lui-même, sont sujets à la fièvre des trophées, un tel dénouement est d’un impact sans commune mesure. Oui, il est possible de donner un sens à la vie dans un pur acte désintéressé de compassion.
NieR et la mécanique des fins
Taro Yoko est passé maître dans l’art de balancer ses meilleures cartes pour les segments finaux de ses créations. La fin n’est pas seulement un bouquet final pour le développeur japonais, elle fait partie intégrante de la structure ludique de ses jeux. Les jeux vidéo répondent à des codes spécifiques et il est hors de question pour lui de simplement singer le cinéma ou les séries télés pour raconter une histoire. Prenons la structure de Replicant. Il y a d’abord le premier arc qui permet d’introduire toutes les zones du jeu, ainsi que les personnages. Vient ensuite un premier affrontement avec l’antagoniste principal ouvrant la porte à l’acte 2, qui nous plonge cinq années plus tard. La première fin, appelée la fin A, s’obtient après être arrivé au bout de l’acte 2 de l’aventure. Alors que tout semble terminé, le joueur peut, s’il le décide, charger sa sauvegarde de la fin A pour reprendre l’aventure au début de l’acte 2. La petite nuance est que l’on se voit offrir une nouvelle perspective sur les événements du jeu. C’est ce qui lance le parcours B. Le jeu fonctionne ainsi de suite jusqu’à l’obtention de la fin D. Contrairement à Automata qui offre véritablement de nouveaux arcs à chaque continuité de la sauvegarde finale, Replicant nous fait revivre peu ou prou les mêmes événements, et traverser les mêmes lieux dans le même ordre. Bien que les perspectives changent, le jeu crée une boucle répétitive pouvant s’avérer éprouvante.
Le résultat est pourtant magnifique. Cette réussite improbable sur le premier NieR est rendue possible grâce à la symbiose parfaite entre la narration et ce qui se passe manette en main. Chaque décor parcouru est marqué par une guerre entre les humains et les Ombres, provoquant des enchaînements de drames sans fin. De façon très basique, le jeu nous fait commencer l’aventure dans une posture de défenseur vengeur qui tue ses ennemis sans se poser de question. Le développeur met un point d’honneur à nous immerger dans un bouleversement morbide de notre perception des événements. C’est là que la partie B intervient, afin de nous marteler l’importance du doute. Kainé devient alors le personnage charnière de NieR Replicant. Cette relecture des événements de l’acte 2 commence sur une séquence toute simple mais accrocheuse, qui permet d’en apprendre plus sur le passé du personnage et de faire comprendre immédiatement que le joueur est loin d’avoir tout découvert de ce que le jeu est prêt à lui offrir. Taro Yoko pousse les curseurs très loin et demande de retraverser les mêmes événements, mais en infligeant au joueur la fameuse malédiction du savoir.
Une fois que le joueur comprend que Kainé est condamnée à cohabiter avec un Gestalt capable de penser, une toute nouvelle perspective s’ouvre, car le jeu donne accès à la compréhension des paroles et des pensées des Ombres, ce qui était impossible avec seulement le prisme du protagoniste principal. Cette mécanique nous plonge au plus profond de l’horreur de nos actions et nous amène à nous interroger sur la nature véritable des monstres. Les combats que le joueur se voit forcer de refaire deviennent alors absurdes mais surtout terriblement malsains, car ce qui est fait ne peut être défait. On aimerait pouvoir tout annuler, mais il n’en est rien. Taro Yoko force ainsi à faire face aux conséquences morales de toutes les actions menées lors de la première partie. Si le personnage de NieR sauve sa soeur, il le fait au prix d’un nombre incalculable d’âmes de femmes, d’hommes et d’enfants qu’il terrasse sans jamais défaillir. Des siècles de combats sanguinaires apparaissent comme le résultat pitoyable d’une incapacité à communiquer, ce qui donne à la mécanique des mots, la magie du jeu, un sens nouveau et percutant. Si le joueur est sensible à la démarche, il vit un déplacement d’empathie perturbant qui montre la grandeur du titre. La formule est abrupte et répétitive, notamment à cause d’un budget minimaliste, mais cela permet à Taro Yoko de faire preuve de sa capacité à transformer des contraintes en outils de narration. Le parcours E survient alors comme une libération qui n’aurait pas le même impact si nous n’avions pas été prisonniers d’une boucle. La mécanique des fins permet au créateur de NieR de jouer avec les contrastes pour cueillir le joueur en plein cœur dès qu’il commence à chanceler.
La volonté d’aller jusqu’au bout de toute la démarche donne ainsi accès à l’ensemble de la thématique du jeu sur l’amour. Toute la réflexion sur le refus de la disparition prend un sens beaucoup plus profond. Le joueur, après avoir décidé de tout sacrifier pour sauver Kainé, vit avec elle la disparition du personnage de NieR et de tout ce qu’il a accompli avec lui. La sauvegarde disparaît et nous laisse contempler les menus du jeu qui s’effacent peu à peu. Nous sommes alors la victime d’un créateur qui fait vivre un ascenseur émotionnel. D’abord persuadé d’avoir perdu toute sa progression, celui qui réussit à faire le deuil de sa sauvegarde et qui est suffisamment piqué par l’aventure peut être tenté de relancer le jeu. Il le fera soit immédiatement, soit quelques jours ou semaines plus tard, une fois le travail d’acceptation mené à son terme. Il sera récompensé par le parcours E, alors que rien ne laissait présager une telle tournure. Là où la grande majorité des jeux n’ont rien de plus à offrir lorsque le joueur décide de relancer une nouvelle partie, la création de Taro Yoko se sert de cette mécanique si anodine pour récompenser celui qui ne le condamne pas aux oubliettes dès que le générique de fin commence à défiler. Au travers de sa mécanique des fins en tiroir, NieR Replicant nous rappelle que la mémoire c’est l’existence, et que se souvenir équivaut à la perpétuer.
Si le caractère répétitif de Replicant est excusable, que ce soit en raison de son budget ou parce que cela sert parfaitement le propos de l’oeuvre, la même errance ne pourrait être pardonnée dans une suite. Automata est un projet bien plus ambitieux ; il nous délivre donc un résultat plus raffiné. Il n’est en aucun cas question de refaire 4 fois la même aventure. Si les parties A et B sont similaires, car elles retracent le même segment de scénario, elles demeurent très différentes. Ceci va au-delà du changement de point de vue qui nous fait passer de 2B à 9S. Le cœur du gameplay et sa manière de s’incruster dans la narration changent du tout au tout. Dans la partie A, la mécanique de piratage semble anecdotique et utile seulement pour ouvrir des coffres. La partie B lui donne bien plus de profondeur. Le piratage ne donne plus seulement accès aux objets, mais aussi aux systèmes des androïdes, aux machines et aux réseaux informatiques qui composent l’univers. Le piratage prend des éléments connus du joueur et modifie notre perception dessus. Le lore est enrichi et complexifié. Les actions effectuées lors de ces séquences sont représentées de façon minimaliste. Ce monde est blanc, rempli de formes géométriques épurées. Une fois que les strates matérielles et physiques tombent, il ne reste plus que de la simplicité conceptuelle : des formes géométriques basiques dans Nier, des lignes de codes classiques dans Matrix. Nous y arpentons malgré tout le réel du monde, une version épurée et étrange de notre réalité. D’un point de vue narratif, ces séquences de piratages permettent à 9S de faire l’expérience de l’absurdité du réel, qui n’est finalement qu’un ensemble de codes et de règles. Par ce procédé, 9S s’infiltre à plusieurs reprises dans le subconscient des machines, découvrant ainsi leurs souffrances et leur incompréhension du monde. Cette mécanique de gameplay est utilisée par l’auteur pour stimuler l’empathie du joueur. Le piratage devient le chemin du jeu vers la vérité.
Taro Yoko ne s’arrête pas là et pousse le curseur encore plus loin. La partie B a beau changer l’approche ludique du jeu, il s’agit toujours de la même histoire, même si cela en épouse les thématiques. Le fait d’incarner 9S permet de développer l’aspect cyclique de la vie de 9S. Sa nature très sophistiquée, et son empathie prononcée, font qu’il est régulièrement amené à découvrir la vérité sur l’annihilation de l’espèce humaine. La réponse du système est l’existence de 2B, dont la mission est de tuer 9S à chaque fois qu’il s’approche de la vérité. Ce dernier est ensuite reconditionné, quasiment vierge de tout souvenir. Cette seconde partie du jeu permet de faire comprendre cet aspect au joueur en mêlant l’intra-diégétique et l’extra diégétique. C’est-à-dire que, lorsque nous vivons les événements de la première partie du jeu aux commandes du jeune androïde, ce dernier va exprimer son impression de déjà-vu. Le joueur sait que c’est impossible, car les événements de la partie A et de la partie B se passent sur un seul et même moment, mais cela permet d’insister sur le fait que ce n’est pas la première fois que 9S arpente le monde aux côtés de 2B avant de voir son existence repartir de zéro. Lorsque la partie B arrive à son terme, Taro Yoko nous sort un dernier joker de sa manche, car il veut pousser son concept bien au-delà de ce qui avait été fait sur Replicant.
Alors que le joueur voit défiler le générique de fin pour la deuxième fois, une bande-annonce des événements à venir apparaît à l’écran. Le jeu nous invite à lancer la partie C qui répond au doux nom de Meaningless [C]ode. Une autre aventure commence et s’inscrit dans le prolongement des événements racontés au cours des deux premières parties. Tout ce que le joueur a vécu jusqu’à présent n’était en fait qu’une simple mise en bouche. Si le jeu était déjà excessivement dépressif, cette seconde moitié de l’histoire enfonce le clou. La désolation, la violence et la mort sont partout, comme en attestent la mort de 2B, le suicide des enfants machines de la communauté pacifique de Pascal, la folie suicidaire grandissante de 9S, l’errance d’Émile après des millénaires de solitude, et la pénitence des modèles d’androïdes Devola et Popola pour ce qui s’est passé lors des événements de Replicant. Le seul horizon d’espoir vient alors d’A2 qui suit le chemin inverse de 9S et se rappelle que le monde est un endroit merveilleux. En un sens, elle participe à l’apparition de l’étincelle de conscience chez Pod 042 qui permet l’existence de la fin E et de son caractère libérateur. Pour ces raisons, il est extrêmement difficile de raconter un NieR, ou de l’envisager dans un autre format. La manière d’utiliser la fin dans un jeu vidéo offre une narration plus éclatée que ce qui se fait traditionnellement. Un NieR est une expérience vidéoludique dans son sens le plus extrême, car Taro Yoko a compris que le tout est supérieur à la somme des parties.
Le tout supérieur à la somme des parties
La passion de Taro Yoko pour l’industrie du jeu vidéo et son histoire transpire dans NieR. Au premier abord, nous faisons face à deux actions A-RPG très classiques, même si Automata a un aspect Beat Them All plus accentué que son ainé grâce à la patte de Platinum Games. Nous pouvons asséner des attaques rapides, des attaques lourdes, parer des attaques, esquiver des ennemis, utiliser la magie de Weiss dans Replicant ou les attaques de supports des Pods dans Automata, et avoir recours à des objets de soutien en plein combat. Dans les deux titres, la surface est structurée à l’aide d’un hub central, autour duquel sont connectées des zones multiples et thématiques, qui reprennent l’architecture d’un parc d’attraction à thème. Vu de loin, ce sont des titres d’action dans lesquels nous découpons nos ennemis avec des épées. Ni plus, ni moins. Cependant, au bout de quelques minutes, on se rend compte que nous sommes face à des jeux ambitieux qui refusent d’être enfermés dans une catégorie. Du début à la fin, ils sont prêts à faire exploser les cadres techniques et financiers qui auraient pu les contenir et les empêcher d’atteindre leur plein potentiel.
Le diptyque NieR est une véritable anthologie du jeu vidéo. Sa composante principale ne l’empêche à aucun moment de s’essayer à d’autres genres. Par moments, il prend l’aspect d’un titre d’aventure à l’ancienne. À l’occasion, il rend un hommage appuyé au genre du Hack and Slash avec une caméra en vue du dessus. Il s’essaie au puzzle. Il fait aussi un crochet par le genre de la plateforme avec une vue de côté. Avec Replicant, nous avons même, le temps d’un niveau, un bel hommage au genre du survival horror grâce à l’utilisation pertinente de la caméra fixe dans un manoir lugubre. Toute ressemblance avec Resident Evil n’est alors pas fortuite. À quelques reprises, nous sommes également plongés dans des séquences de jeux d’aventures textuels qui rendent hommage à un genre aujourd’hui désuet, et pourtant si populaire dans les années 80. NieR Replicant parvient à faire ces variations sans changer le cœur de son gameplay. Il adopte simplement un angle de caméra différent. Ce tour de force créatif interroge sur la nature des genres dans le jeu vidéo, et permet de se rendre compte qu’un genre se définit d’abord par le choix de la caméra. L’aventure proposée aux joueurs prend forme par l’immersion et l’utilisation de la culture commune de tous les genres. Pour la première fois, il apparaît comme une évidence que la caméra est aussi un outil vidéoludique et qu’il ne s’agit plus seulement d’un moyen de singer le septième art.
Avec Automata, l’aspect anthologie schizophrénique de l’histoire du jeu vidéo persiste. Sujet à l’ennui, Taro Yoko ne peut se résigner à faire une seule chose. Peu de jeux ont autant de systèmes ludiques aussi différents que ses deux titres. Alors qu’Automata est vendu partout comme un classique Beat Them All à la sauce J-RPG, il nous prend au dépourvu dès son introduction, par le biais d’une séquence de gameplay de type Shoot Them Up. La première claque ludique se fait sentir en moins de 5 minutes, alors que le joueur doit prendre les commandes d’un vaisseau pour virevolter entre les tirs des machines adverses qu’il doit abattre. Comme son ainé, Automata ne loupe pas une occasion de passer d’un genre à l’autre. Le titre n’est jamais pris à défaut quand il cherche à faire éclater ses barrières, notamment grâce à des transitions d’angle de caméra d’une fluidité absolue, qui donnent un rythme incroyable aux péripéties traversées. C’est ici que la maestria des équipes de Platinum Games se fait ressentir le plus. Le studio parvient à créer un équilibre parfait entre une prise en main relativement simple et une technicité suffisante pour parler aux fans des productions passées du studio. Les combats ont des allures titanesques, et mettent le joueur au cœur de situations qui fourmillent de détails à gérer en même temps. La grandeur de ces affrontements oblige le joueur à ne pas essayer de tout voir pour gérer au mieux ces situations, mais l’incite à ressentir ce qui se passe à l’écran, manette en main, ce qui donne une résonance ludique aux bandeaux qui cachent les yeux des androïdes : voir ne sert à rien, il faut ressentir le monde.
Le système de puces se pose comme l’une des plus belles trouvailles de Taro Yoko pour ce second épisode. Il confirme la volonté du développeur de ne pas implanter dans son titre ce qui ne saurait avoir une répercussion méta-ludique. C’est l’équivalent du traditionnel arbre de compétences que l’on retrouve dans pléthore de jeux. C’est avec ces puces que le joueur peut adapter son personnage à sa manière de jouer. Ce qui le démarque, c’est son aspect gestion. Chaque puce occupe une place dans les systèmes de l’androïde. Il faut donc faire des choix. Le fait de jouer un androïde est ainsi totalement intégré au gameplay. Lorsque nous mettons le jeu en pause, nous avons simplement accès au menu interne de notre androïde. Si nous prenons trop de dégâts nos puces peuvent être endommagées, ce qui dérègle nos paramètres de luminosité, de son ou même nos capacités offensives. Toute l’interface est régie par les puces installées sur notre avatar. Il en est de même pour l’affichage de la barre de vie, de la barre d’expérience, des dégâts infligés ou même de la mini-carte. Tout ce qui fait partie de l’interface classique est remis à notre bon vouloir, à nos choix. En intégrant parfaitement dans son gameplay et dans son histoire que nous incarnons un androïde, Taro Yoko joue donc en permanence avec les codes classiques du jeu vidéo. Il en est de même pour la mort qui n’existe pas véritablement. Si le joueur meurt, la mémoire de son androïde est simplement transférée dans une autre copie de son corps, et il lui est laissé le choix de récupérer, ou non, son équipement sur la dépouille de son ancien corps. Une mécanique qui n’est pas sans rappeler ce que propose FromSoftware.
NieR refuse les conventions et renie en bloc les limitations de genre. C’est une quête perpétuelle de réinvention. Le périlleux exercice mené par Taro Yoko ne se loupe jamais. Le développeur arrive à créer un ensemble cohérent d’idées dans un jeu paradoxalement informe. Grâce à ses va-et-vient de genre, la licence NieR est indescriptible. Elle se construit et se déconstruit en permanence. C’est l’histoire d’un chaos numérique au format Zip. Ces deux jeux ne font rien mieux que tout le monde, mais combinent tout mieux que personne. Ce ne sont pas les meilleurs Beat Them All, et pourtant, ils apparaissent comme la seule façon de faire un Beat Them All. Ce ne sont pas non plus les meilleurs jeux de rôle japonais, et pourtant, ils se placent comme la seule façon d’en faire. C’est de cette absence assumée de lignes claires que la licence tire sa singularité. Sans cette absence de forme, les deux jeux ne pourraient pas jouer sur les perspectives, et ne pourraient pas incarner la volonté de leur créateur de renverser les codes et de briser les certitudes. Replicant et Automata ne sont jamais plus grisants que lorsqu’ils nous prennent au dépourvu et nous hurlent au visage qu’ils ne nous ont pas encore montré toutes leurs cartes, même après une quarantaine d’heures de jeu.
La musique comme expression de l’âme humaine
La place occupée par la bande-son dans les jeux vidéo est très souvent centrale, en particulier dans les productions japonaises. Les grands jeux japonais ont en commun le fait de tous avoir des compositions musicales mémorables. Des licences mythiques comme Final Fantasy ont pu sortir du cadre vidéoludique grâce à leurs thèmes musicaux, comme en attestent les nombreux concerts symphoniques organisés dans des salles prestigieuses partout dans le monde. Si dans les premières heures du jeu vidéo la musique permettait de nourrir l’imaginaire, de nos jours, elle sert à décupler les émotions. Dans le cadre de NieR, la musique ne sert pas à juste donner plus d’intensité dramatique, elle transcende l’œuvre et son propos. Keiichi Okabe est le grand architecte d’une des plus grandes bandes son de l’histoire vidéoludique et il est impossible de faire l’analyse de NieR sans en parler. Aucune piste musicale de la saga n’est utilisé au hasard. Le son accompagne une scène pour sublimer son propos. L’objectif est de fondre la musique dans une atmosphère qui pénètre le cœur et l’inconscient du joueur plutôt que de capter son attention sur les notes qui retentissent. La collaboration entre Okabe et Yoko est possible par la longue relation d’amitié qu’ils entretiennent depuis l’université. Ils partagent leur passion pour le fait d’utiliser et de tordre les spécificités de leur art respectif pour en tirer la quintessence.
Après son travail sur le premier opus, Okabe a expliqué la complexité de composer pour un jeu comme NieR Replicant, car l’attention du joueur n’est pas focalisée que sur le gameplay, mais est éparpillée entre l’histoire, les graphismes, le gameplay et la musique. Lui qui avait jusqu’alors composé principalement pour la licence Tekken s’est retrouvé face à un défi de taille. Il a pris conscience de la nécessité de trouver un équilibre parfait afin de ne pas voler la vedette à l’un des autres éléments. Sa musique est un serviteur du contenu du jeu et ne doit pas être plus que cela. Très modeste de nature, il refuse de se donner le statut d’artiste. À ses yeux il n’est qu’un simple compositeur qui doit trouver des moyens d’accompagner ce qu’il se passe à l’écran. Il ne se considère pas comme un créateur mais comme un accompagnateur. Toujours selon lui, son rôle est de contribuer à la création d’un univers harmonieux. Flatté par les nombreux éloges reçus depuis 2010, au point que certaines des musiques de la saga NieR sont reprises pour des événements aussi prestigieux que l’ouverture des Jeux olympiques de Pékin en 2021, il martèle qu’il a simplement suivi les recommandations de Taro Yoko. Sa mission était de fournir un éventail large de compositions allant avec la tristesse et la mélancolie que le créateur du jeu souhaitait retranscrire.
Pour le compositeur, il est important que les musiques soient diluées dans l’œuvre. Okabe joue avec les couches d’instruments pour provoquer des glissements, ce qui donne parfois l’impression que la musique fait écho à la narration du jeu. Cela s’observe notamment lors du combat concluant la fin E dont la musique suit la logique rythmique inverse du combat final de la fin A. L’utilisation de cette grammaire musicale donne ainsi l’impression de revenir en arrière pour inverser le cours des choses et reprendre de force ce qui a été perdu par le personnage de Kainé. Il y a également d’autres moments plus précis, comme lorsque la voix du personnage de Devola rejoint la piste audio de Song of the Ancients pour faire partie intégrante de la composition musicale, ce qui permet à la chanson de faire partie intégrante de la diégèse de l’œuvre. Comprenez par là que la musique n’existe pas que pour le joueur, mais qu’elle existe également dans le monde de NieR. Elle est la chanson qui narre la légende du Grimoire Weiss et de son rôle pour sauver l’humanité. Précédemment, nous abordions le piratage, et la manière dont cette fonctionnalité vient peindre la réalité dans sa forme la plus pure. Ici encore, la musique suit ce qui se passe à l’écran et épouse la sobriété visuelle pour accoucher d’une sobriété sonore. Les grandes envolées lyriques et instrumentales laissent place à des partitions épurées, qui évoquent les sonorités de ce qui se faisait à l’époque des consoles 16 bits.
Si Okabe tient à rester d’une modestie à toute épreuve, c’est parce que la grandeur des pistes sonores de la saga de Taro Yoko ne repose pas que sur la maestria des partitions du compositeur japonais, mais également sur la voix de sa principale collaboratrice. Ce qui rend l’usage des voix unique et propre à cette licence, c’est que le langage utilisé ne correspond à aucune langue connue. On peut, tout au plus, avoir l’impression de reconnaître des bribes de langues de notre monde éparpillées aux quatre coins des chansons. La volonté était de confronter le joueur à une évolution crédible de notre langage, propre au futur dépeint dans le monde de NieR. C’est là qu’intervient la divine Emi Evans en charge du chant. Passionnée de linguistique, sa seule condition pour accepter d’être la voix de la bande originale du titre était d’être responsable de l’écriture des textes. Il n’y a toutefois que la piste Song of The Ancient qui est chantée dans une langue complètement inventée. Le thème de Kainé par exemple est le résultat d’un travail d’Evans afin d’aboutir à une version futuriste de notre actuel gaélique. Les autres chansons sont construites en se basant sur les racines de langues diverses telles que le français, l’anglais ou encore le japonais. Ce caractère opaque et indéchiffrable des paroles est une volonté assumée de toute l’équipe afin de créer une surcharge émotionnelle rendue uniquement possible par l’abstraction. C’est au joueur de ressentir et donner du sens à ce qu’il entend.
Ce n’est qu’en 2017 que le travail musical d’Okabe et de ses troupes sera pleinement reconnu par ses pairs de l’industrie. Si le cœur du public était déjà conquis par les musiques de la saga NieR, la consécration artistique est totale lorsque NieR : Automata remporte le CEDEC Award 2017, l’équivalent des Césars au japon pour le monde du jeu vidéo, dans la catégorie bande-son. Le caractère marquant de la bande originale de NieR est dû à sa justesse musicale, mais pas seulement. Chacune des partitions représente parfaitement l’univers de la saga de Taro Yoko. La joie, la dramaturgie et la bizarrerie débordent de chaque note d’instruments, et des voix qui les accompagnent. À leur écoute, on se sent plongé dans cette grande fresque à la gloire de l’humanité dans ce qu’elle a de plus beau et de plus vil. Si les récits des deux œuvres sont teintés de nihilisme, nous amenant à penser que le cycle de haine sans fin de l’humanité ne pourra jamais finir, la musique de NieR nous porte, pour que nous suivions nos héros qui tentent, tant bien que mal, de se frayer un chemin vers un horizon lumineux.
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