Pour certains, le 1er avril 2024 était une date joyeuse remplie d’œufs en chocolat et de calembours. Pour d’autres, cette date marquait la fin d’un de leurs jeux favoris. Les serveurs de The Crew, développé par Ivory Tower et édité par Ubisoft, ont fermé leurs portes, rendant le jeu inaccessible indéfiniment. Cette date avait été communiquée au mois de décembre dernier. Le jeu avait été retiré des différentes boutiques en ligne, et il n’était plus disponible à l’achat. Tout ce qu’il restait à faire, c’était de profiter au maximum des derniers mois de vie du jeu et d’accepter qu’un produit qui avait été pour certains payé au plein tarif ne serait plus jamais utilisable.
Il s’agit d’un phénomène qu’on pourrait qualifier d’obsolescence programmée des jeux service. C’est donc la fin d’une aventure vidéoludique… et le début d’une bataille légale susceptible de changer l’avenir de la conservation du jeu vidéo. Édito.
Qu’est-ce qu’un jeu service ?
Le jeu vidéo en tant que service est un modèle d’exploitation commerciale. Dans celui-ci, le joueur n’est pas propriétaire de sa copie du jeu. À la place, il paye pour utiliser librement un service en ligne, celui de pouvoir accéder au titre. Cet accès peut être renouvelé ou interrompu à tout moment par la partie qui propose le service ou bien par le consommateur. Ce modèle est similaire à celui du logiciel en tant que service. Par exemple, les licences d’utilisation de Photoshop ou de Microsoft Office sont des logiciels service. Le jeu service tel qu’on le connait est caractérisé par des mises à jour fréquentes, des ajouts de contenu, une boutique en ligne destinée à faire revenir le joueur, etc.
Les MMORPG constituent les premiers exemples majeurs de jeux service. Un joueur de World of Warcraft paye un abonnement pour accéder aux serveurs du jeu. Il bénéficie alors d’un contenu conditionné au renouvellement de son abonnement. Si le joueur cesse de payer, il perd l’accès à son contenu. La catégorie du jeu service est définie selon ce modèle. On paye un abonnement pour continuer à jouer. Le joueur peut se retirer à tout moment. L’éditeur peut lui aussi retirer ou modifier son jeu. La transaction se renouvelle constamment à courte échéance.
Le problème, c’est que la plupart des jeux service modernes ne fonctionnent pas comme ça. Dans l’exemple de The Crew, le joueur n’accédait pas à un service grâce à un abonnement. Il réalisait l’achat unique d’un jeu vendu en magasins à un tarif standard. De plus, The Crew était principalement un jeu solo avec une faible composante multijoueur. Il ne s’agissait donc pas d’un produit dont le fonctionnement était possible uniquement en ligne, comme dans le cas d’un MMO.
Autre exemple : un joueur qui achète aujourd’hui l’excellent Helldivers 2 fait l’acquisition d’un jeu à plein prix. Pourtant, ce jeu dépend de l’accès à un serveur. Quand le serveur fermera, la copie achetée deviendra obsolète. Même les sessions sur une connexion locale ou des serveurs privés deviendront impossibles.
L’errance du jeu service moderne : à cheval entre deux modèles
Ceci est la faille majeure du jeu service moderne. Il ne correspond pas à la définition communément admise d’un bien ou d’un service. Le bien implique le transfert d’une propriété au moment d’une transaction unique. Le propriétaire d’un jeu ne possède pas la propriété intellectuelle de la licence, mais il possède bien cette copie qu’il a entre les mains. Il peut l’exploiter comme bon lui semble ou la revendre sur le marché de l’occasion. Le service, lui, implique une exploitation à durée limitée. Il doit être renouvelé périodiquement avec l’accord des deux parties.
Le jeu service ne respecte aucun de ces modèles. Il y a bien une transaction unique, la délivrance d’une copie unique du jeu au joueur. Mais alors que l’éditeur peut se retirer lorsqu’il ne souhaite plus maintenir ses serveurs, le joueur n’a jamais ce luxe. Il paye son jeu plein tarif, pensant naïvement devenir propriétaire d’une copie.
Le « jeu service » sans modèle d’abonnement est ainsi un abus de langage. Il n’a pas les caractéristiques d’un service. Le vrai sens du terme est que le jeu dépend d’un serveur pour fonctionner. L’éditeur peut mettre fin à la prise en charge dudit serveur quand il le souhaite, sans demander l’avis à personne.
Il est de notre devoir, comme consommateurs, de remettre en question la légalité de cet acte. C’est au minimum douteux d’un point de vue éthique de se donner le droit de retirer un produit à son acheteur. Au pire, ce serait même frauduleux. Les éditeurs bénéficient cependant d’un flou juridique dans la mesure où la notion de jeu service n’a jamais été contestée légalement.
StopKillingGames.com : l’initiative d’un vidéaste américain
C’est là qu’intervient l’initiative de Ross Scott. Ross est un créateur de contenu particulièrement attaché à la préservation du jeu vidéo. Il a exprimé dans de nombreuses vidéos son agacement envers la pratique des éditeurs de rendre leurs jeux inaccessibles. BattleForge, Need for Speed : World, DarkSpore, et bien d’autres encore sont évoqués par Ross au fil des années. Tous ces jeux disposaient d’un contenu jouable en solo qui a été rendu inaccessible par la fermeture des serveurs.
Mais c’est avec la fermeture de The Crew que Ross a décidé de passer à l’action sur le plan légal. Dans une vidéo parue le 2 avril 2024, le vidéaste détaille son plan d’action pour remettre en question la légalité du jeu service tel qu’il est pratiqué. C’est l’initiative la plus importante lancée à ce jour pour mettre fin à l’obsolescence programmée des jeux service.
Le but de l’action est le suivant : contraindre Ubisoft à garantir l’accès au contenu solo de The Crew pour tous ceux qui voudraient continuer à y jouer. Bien évidemment, un éditeur ne peut pas être forcé à prendre en charge des serveurs. Ce serait fantaisiste de demander à Ubisoft de maintenir les serveurs de The Crew indéfiniment et d’en subir les pertes financières chaque année. Le but de l’action est d’exiger que l’éditeur rende le contenu du jeu accessible en hors ligne, sans passer par les serveurs. Le jeu pourrait être patché afin que toutes les fonctions solo du jeu soient maintenues. De cette façon, The Crew serait préservé de manière purement autonome après la fin de vie des serveurs.
Le site qui centralise cette action est Stop Killing Games, une plateforme lancée par Ross Scott. Elle est traduite dans de multiples langues, y compris le français, et contient toutes les instructions nécessaires pour participer. Nous invitons tout joueur possédant The Crew à y prendre part. Le site présente des instructions détaillées avec captures d’écran à l’appui pour savoir quoi faire.
Le rôle critique de la France dans l’action pour mettre fin à l’obsolescence programmée des jeux service
Notez que la France est un pays pivot de cette action internationale. Ubisoft étant basé en France, l’entreprise répondra aux autorités françaises. De plus, des organes tels que la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes, ou bien UFC-Que Choisir, sont des systèmes de protection du consommateur uniques au monde. Ils ont d’ailleurs déjà fait leurs preuves. L’association UFC-Que Choisir avait fait condamner Steam en 2019 pour des clauses illégales dans leurs termes d’utilisation que Steam avait été contraint de revoir. Ces leviers sont parmi les plus forts qui existent : des pays plus libéraux comme les États-Unis sont beaucoup moins bien équipés pour faire face au lobbying des corporations. Là-bas, la justice a déjà tranché en faveur des éditeurs. Ici en Europe, ils opèrent encore dans un flou légal qui leur profite. Leur capacité à clore leurs serveurs et rendre les jeux inaccessibles n’a pas encore été testée légalement. The Crew, de part l’envergure qu’il représente en terme de nombre de joueurs, est la meilleure occasion qu’on puisse espérer de faire jurisprudence.
Le but de cette action n’est pas juste de préserver The Crew. Il est de contraindre les instances juridiques des différents pays à créer une base légale qui définirait ce qu’est réellement un jeu service, ce qu’un éditeur peut ou ne peut pas faire. Il nous parait évident que les éditeurs ne devraient pas pouvoir créer des produits qui expirent lors de la fermeture des serveurs et deviennent inutilisables, alors même qu’ils ont été payés à plein tarif lors d’une transaction unique. Mais tant qu’aucune décision légale n’a été prise à ce sujet, les éditeurs sont libres de faire ce qu’ils veulent. Cela pourrait changer grâce au mouvement proposé par Stop Killing Games.
Pour ceux qui ne possèdent pas The Crew, l’action se limitera à signer une Initiative Citoyenne Européenne. L’ICE donne un droit d’initiative politique à un rassemblement d’au moins un million de citoyens européens. Une proposition d’ICE est actuellement en cours de traitement par l’UE. Vous pouvez retrouver son statut actuel sur StopKillingGames.com Si elle est validée, l’initiative disposera d’un an pour collecter au moins un million de signatures. La Commission Européenne devra alors légiférer à ce sujet. Une action d’une telle envergure ne peut fonctionner qu’avec un soutien et une publicité massive. Il est impossible de prédire si cette objectif est réaliste ou non. Depuis 2012, 7 Initiatives Citoyennes Européennes ont atteint leur objectif de signatures et sont passées devant la Commission Européenne. D’autres articles paraitront à ce sujet sur ce site lorsque l’initiative sera ouverte à signature.
Engagez-vous pour défendre l’art qui vous tient à cœur
Le jeu vidéo est un art. Il est vecteur d’émotions et d’idées contemporaines qui feront l’objet de la curiosité des générations futures. On aimerait pouvoir le léguer comme patrimoine culturel. Grâce à lui, nos descendants sauront quelles préoccupations nous animaient, quels loisirs nous distrayaient, quel mode de vie nous menions. Ce désir tout naturel de transmission nous est difficile d’accès en ce qui concerne le jeu vidéo. Les plateformes changent et tombent en désuétude, les jeux cessent d’être commercialisés, les supports physiques expirent. Une étude publiée l’été dernier révèle que 87% des jeux classiques sont en danger de disparaitre car plus en vente.
Le mouvement des jeux service accélère ce phénomène. Un jeu qui n’est plus en vente peut encore être préservé par divers moyens. Le support physique peut être conservé. Le jeu peut être copié, le code peut être sauvegardé dans une banque de données, il peut être reconstitué pour fonctionner sur une nouvelle plateforme. Un jeu service ayant clôturé ses serveurs, lui, est perdu indéfiniment. À moins d’un miracle (comme par exemple une communauté particulièrement dévouée et compétente qui parvient à modifier le jeu de façon à ne plus nécessiter l’accès au serveur central) personne ne pourra plus jamais faire l’expérience de ce titre.
Cela représente une perte monumentale, à la fois pour les joueurs et pour le dur labeur de développeurs ayant sué sang et eau durant la création de ces jeux. Ce mouvement est d’une importance capitale pour la préservation de notre passion commune. Que l’on aime jouer à des jeux ou bien qu’on aime les créer, ce combat nous concerne tous.