La sortie de Pentiment sur consoles Sony est un évènement historique. Le titre d’Obsidian Entertainment édité par Xbox Game Studios était jusque là une exclusivité Xbox et PC. Il s’agit là du changement de paradigme annoncé par Phil Spencer. Selon lui, les jeux exclusifs à une seule console vont tendre à se raréfier. La preuve en est de Pentiment, titre phare du Xbox Game Pass, salué par la critique, maintenant disponible sur PlayStation 4 et PlayStation 5. Il s’agit d’un jeu d’aventure narratif en 2D se déroulant en Bavière au XVIème siècle. Un artiste dans ses années de compagnonnage, Andreas Maler, se retrouve embarqué malgré lui dans les conflits entre l’abbaye de Kiersau et le village de Tassing. Ces deux lieux fictifs sont le théâtre de mystères et de crimes sur lesquels notre artiste devra enquêter. La prémisse atypique du titre révèle un projet de passionnés porté par une rare fidélité historique. Alors, les aventures d’Andreas Maler à Tassing valent-elles le détour ?
L’esthétique de la Renaissance
Lorsque l’on pense Xbox Games Studios, on a tendance à voir la grandiloquence d’un jeu de tir futuriste dans l’espace, ou d’une aventure fantastique épique. Pentiment place ses enjeux narratifs dans la boue d’un village montagneux de Bavière bâti sur des ruines romaines. Entre les champs de seigle et le bétail, les paysans et les villageois travaillent. En haut de la colline, les moines et les moniales s’affairent dans l’abbaye.
L’esthétique de la Renaissance confère au titre d’Obsidian un cachet visuel unique. Le design des personnages est inspiré des enluminures de la fin du Moyen Âge. Les menus sont émargés de personnages loufoques inspirés d’illustrations de l’époque. Ils fourmillent de détails visant à restituer l’expérience de consulter un manuscrit. Voir ce style vieux de plusieurs siècles restauré et mis en animation par des moyens modernes est une expérience qui induit la curiosité. Quid des peintures baroques ou des bas-reliefs assyriens ? Un potentiel artistique immense se dégage de Pentiment. La réalité historique qui paraissait si terne dans les livres d’histoire est magnifiée dans le titre d’Obsidian. On voudrait plus de jeux situés dans des contextes historiques réels (War Horse Studios, si vous nous entendez) et qui expriment l’art de leur époque avec autant de confiance.
« Dieu vous bénisse, Andreas »
D’autres exemples de choix esthétiques uniques se trouvent dans la calligraphie du jeu. Les personnages s’expriment dans des polices différentes selon leur catégorie sociale. Ils font parfois des fautes qui sont effacées puis corrigées. On les imagine ainsi, au son d’une plume grattant le papier, écrire une lettre avec plus ou moins de difficulté selon leur niveau littéraire. Les moines, plus éduqués, se trompent moins souvent que les villageois, qui eux se trompent moins que les paysans.
Les différents personnages saluent le protagoniste par des « Dieu vous bénisse » et autres formules d’époque. Dans les bulles de dialogue, le mot Dieu apparait toujours à la fin, après le reste du texte, en rouge. C’est une référence aux scribes qui laissaient un espace vide dans leurs manuscrits pour toute mention du Divin. Ils remplissaient ensuite ces espaces à l’encre rouge. L’incidence de ce choix visuel est de transmettre au joueur l’importance du Sacré pour les personnages du récit. On y ressent d’autant plus l’atmosphère solennelle des mœurs de l’époque.
C’est en additionnant ces petits détails uniques que Pentiment s’affirme comme une expérience très dépaysante, une bouffée d’air frais dans le monde du triple A qui peine parfois à se renouveler.
Les thématiques de la Renaissance
Il n’est pas question seulement de l’aspect visuel du titre. Le contexte du scénario est lui aussi fermement ancré dans la réalité historique de l’époque. On l’apprend dès les premières lignes de dialogue. L’abbaye Bénédictine de Kiersau exerce une pression bien trop importante sur le village de Tassing. Les paysans peinent à payer leurs impôts. Ils sont écrasés par le poids des restrictions qui pèsent sur eux, ne peuvent pas chasser le gibier dans la forêt. Ils meurent de maladie dans l’indifférence de l’abbé qui estime que chacun doit remplir son rôle. Pendant ce temps, dans les sillons de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, le peuple s’éduque aux XII Articles à l’origine de la Guerre des Paysans Allemands.
En plaçant sa narration au cœur d’un contexte historique réel, celui des prémices de la Réforme Protestante, Pentiment profite d’une tension dramatique tangible qui ne dépend pas juste de son propre scénario. Il dépeint un monde animé, des personnages motivés par des préoccupations qui affectent leur vie. Le contexte est austère, propice aux rixes, aux révoltes et à la violence. Le quotidien du paysan est calme, il endure son fardeau en silence. Il suffirait pourtant de pas grand chose pour mettre le feu aux poudres.
On découvre par les thèmes de Pentiment que l’histoire réelle est tout aussi apte à être le contexte d’une aventure narrative bouleversante que les univers purement fictifs. Parfois, on trouve même ce contexte plus original que celui d’elfes et d’orques dont nous a abreuvé à l’excès le genre du fantastique.
Colombo en Bavière
L’aventure de Pentiment place le joueur au cœur d’une intrigue meurtrière dans le village de Tassing. Andreas, étant un Renaissance man dans tous les sens du termes, dispose de multiples talents qui le rendent capable d’élucider le mystère. Le joueur part donc explorer la ville, parler aux villageois, collecter des indices. Il dispose d’un temps limité. Les activités que le joueur peut réaliser pour faire avancer son enquête (dîner avec tel ou tel personne, investiguer tel ou tel lieu) font avancer l’horloge. Au terme de son enquête, Andreas soumet ses trouvailles à l’autorité en charge d’administrer la justice. Puis, sans cérémonie, la personne reconnue coupable est exécutée.
Mais avez-vous seulement choisi le bon coupable ? En vérité, vous n’en savez rien. Pentiment est un jeu à choix. Toutes les décisions que vous prenez, les dialogues que vous choisissez et les pistes que vous poursuivez influent sur le verdict auquel vous arriverez. Vos choix sont définitifs, et ce ne sont pas toujours les bons. Mais la vie à Tassing continue. Le joueur découvre une pièce en trois actes s’étalant sur de longues années. Ses choix se répercutent en cascade sur la suite de l’aventure et changent le cours de la vie des différents personnages. Ainsi, l’aventure dispose de très nombreuses branches qui rendent chaque partie unique.
C’est là tout ce que l’on peut dire du jeu sans trop dévoiler de son histoire. Avertissement à ceux qui n’ont pas encore joué à cette pépite narrative : c’est votre dernière chance pour aller en faire l’expérience par vous-même. A partir de maintenant, on parle de ce qui fait le sel de Pentiment : ses thèmes, son scénario, son message. Attention spoilers.
L’évolution des mythes : comment l’interprétation devient Histoire
Le thème central de Pentiment est la façon dont les histoires se transfigurent au fil du temps. Tassing est une ville bâtie sur des ruines de la Rome antique. Père Thomas nous explique que la légende des Saints de Tassing, révérés par l’abbaye et la population catholique, n’est que la transformation d’un mythe païen. Saint Maurice, qui est supposé avoir visité un jour Tassing, fournit à la ville son attractivité. C’est grâce à l’artefact qu’est la Main de Saint Maurice que la ville connait un afflux de visiteurs qui permet à l’abbaye de subsister. En réalité, la statue antique de Saint Maurice est une statue du dieu romain Mars. La statue de Sainte Satia correspond à la déesse romaine Diane.
Le vieux malade Peter, doyen de la famille des Gertner, nous explique, lui, que les esprits vivant dans les bois de Tassing remontent à plus loin encore que les Romains. Ce serait à l’époque des tribus celtes que l’histoire de Tassing trouve son commencement, mais les Romains auraient tout détruit. Suivant la logique de Peter, on imagine que des civilisations plus anciennes encore se sont succédées et remplacées. Tassing, comme chaque ville ancienne, regorge d’une histoire en grande partie oubliée.
La partie émergée de l’histoire, elle, est interprétative. Il n’y a pas de réalité historique nette et indisputable. Seulement un bouillon de mythes et de folklore aux contours indécis. C’est là la nature même de l’Histoire. Elle est floue, indécise, et à bien des égards, mystérieuse.
La subversion des codes vidéoludiques du jeu d’enquête
Les mythes évoluent dans la trame même de Pentiment. Tassing connait de nombreux bouleversements au cours des 25 ans pendant lesquels l’histoire du jeu se déroule. Les meurtres du Baron Rothvogel et d’Otto Zimmermann, la révolte paysanne, et d’autres évènements encore sont influencés par les décisions du joueur. Quoi que ce dernier décide est immortalisé dans l’histoire de Tassing.
Les détails, en revanche, sont perdus à jamais. Par exemple, sept ans après le meurtre du baron, aucun doute ne subsiste que la personne qu’Andreas a accusé était bien le coupable. Personne ne veut remuer le couteau dans la plaie. Peu importe la décision que vous avez pris à l’époque, elle était donc « correcte ». La même logique s’applique au reste des péripéties de Pentiment. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise fin, juste des possibilités différentes.
Il s’en dégage, selon le joueur, le sentiment qu’aucun des choix n’avait la moindre importance (puisqu’il n’y a pas de « bonne réponse ») ou bien au contraire qu’ils avaient tous une importance capitale, dans la mesure où ils façonnent le Tassing laissé derrière lui par Andreas à la fin de l’aventure. Quoi qu’il en soit, refuser au joueur la possibilité d’atteindre un optimal est un sacrifice auquel Pentiment consent afin de délivrer son message.
Mise en abyme d’un processus créatif
Il est maintenant établi que l’Histoire est subjective, façonnée par les mémoires et les écrits des personnes l’ayant vécu, puis réinterprétée par les générations futures. Ayant réalisé des recherches historiques en profondeur sur le Saint-Empire germanique au XVIème siècle pour écrire le jeu, les créateurs de Pentiment en sont bien conscients. Il est alors intéressant de constater leur attachement à mettre en scène les biais qu’ils ont eux-mêmes eu à éviter pendant le processus créatif.
La recherche historique tend à s’éloigner des Grands Hommes, ces figures historiques de renom auxquelles on prête toutes les avancées de leur époque. On leur attribue souvent trop de mérite, oubliant alors l’importance des peuples. De même que l’histoire de France tient à beaucoup plus que Napoléon, Jeanne d’Arc et Charles de Gaulle, celle de Tassing n’est pas juste Andréas, Otto Zimmermann ou Magdalena Druckeryn.
Ces personnages centraux au récit concentrent les évènements de l’aventure autour d’eux. Immortalisés dans la fresque de Magdalena ou bien par sa création, ces trois individus pourraient être tout ce que Tassing retiendra de cette période de son histoire. Mais le joueur, lui, en sait beaucoup plus.
La fresque de Magdalena
C’est là toute l’importance d’avoir consacré le troisième acte du jeu entièrement à la fresque de Magdalena. Cette dernière, alors qu’elle réalise son œuvre d’art, façonne l’histoire de Tassing telle qu’elle sera perçue par les générations futures : biaisée, incomplète, plus évocatrice que factuelle.
Le joueur réalise à travers elle le choix de ce qui sera laissé à la postérité. L’artiste laisse de côté, selon ses considérations, des pans entiers de l’histoire de Tassing. Un faisceau lumineux est porté sur d’autres jugés plus importants, plus représentatifs des mœurs et coutumes du village. Certains habitants insistent pour en censurer certains aspects, Magdalena doit alors compromettre ou insister pour imposer sa version.
Ce troisième acte, que l’on pourrait juger lourd en termes de rythme, est pourtant le cœur du message de Pentiment. Bien que les générations futures de Tassing ne connaitront pas la multitude de visages ayant peuplé ce petit village de Bavière, le joueur, lui, est appelé à prendre conscience que derrière chaque histoire, chaque mythe, se trouve une foule de gens communs dont les petites histoires ne sont pas moins intéressantes que les légendes.
CONCLUSION
Pentiment
Pentiment est une aventure narrative 2D d'une rare originalité. Le Xbox Game Pass a permis la création par un studio confirmé d'une œuvre qui sort des sentiers battus. La puissance narrative du titre, la force de ses thèmes et la singularité de son aspect visuel montrent qu'il s'agit d'un tour de force. Peu de jeux sont aussi confiants dans leur identité et font aussi peu de compromis sur ce qu'ils veulent être.
LES PLUS +
- Un aspect visuel unique
- Une intrigue qui tient en haleine
- Des personnages complexes et variés
- Une ambiance sonore agréable
- Les musiques sont prenantes
LES MOINS -
- Une chute de rythme inattendue dans le troisième acte mais qui a du sens