Le projet de Microsoft d’acquérir Activision Blizzard suscite beaucoup de réactions. Les autorités compétentes en matière de concurrence ont rendu leurs premières analyses et parfois leur décision d’aller vers un blocage, comme c’est le cas de la FTC aux États-Unis. Ces informations nous éclairent sur le secteur du jeu vidéo, la valeur de la franchise Call of Duty, et les rapports de force entre Microsoft et Sony. C’est ce dernier aspect qui a fait l’objet de nombreux commentaires ces derniers jours. Rappel des faits.
La domination de PlayStation en ligne de mire
Le 21 février dernier, Microsoft a défendu son dossier devant l’instance européenne. Pour convaincre les autorités de la concurrence, le géant américain a mis en avant ses nouveaux accords avec Nintendo et Nvidia, mais également la supposée domination écrasante de PlayStation sur le marché des consoles. Son objectif : démontrer que la concurrence n’en sera que plus forte si Activision-Blizzard rejoignait les rangs de Microsoft. C’est ainsi qu’un graphique en camembert a été partagé, avant de faire le tour des réseaux sociaux :

Si l’on en croit ce graphique, PlayStation détiendrait donc 80% des parts de marché en Europe, pour l’année 2022. Les parts de marché au niveau mondial seraient comparables, avec une répartition de l’ordre de 70-30. Brad Smith ajoute que ces chiffres sont « remarquablement stables » depuis deux décennies. A la vue de telles données, force est de constater que PlayStation semble outrageusement dominer le marché, et la position du groupe japonais face au risque anti-concurrentiel du rachat perd de sa crédibilité. Microsoft a bien entendu intérêt à donner cette idée aux journalistes présents ainsi qu’aux différentes autorités de la concurrence. Sur les réseaux sociaux, l’information s’est très rapidement propagée. Mais la réalité n’est-elle pas plus nuancée ?
Microsoft exclut Nintendo… et le Royaume-Uni
Deux éléments nous interpellent sur ce graphique. Le premier, le plus subtil, est la zone géographique concernée par l’étude a priori demandée par Microsoft à IDG. « L’espace économique européen » permet intelligemment à Microsoft d’exclure le Royaume-Uni de son analyse, alors qu’il s’agit d’un marché sur lequel Xbox est particulièrement performant d’après les dire de la CMA :
5.74. […] En particulier, l’entité fusionnée a généralement des parts d’approvisionnement plus élevées au Royaume-Uni que dans le reste du monde.
Rapport préliminaire de la phase 2 d’enquête de la CMA
Nous sommes ensuite interpellés par un second élément : l’absence totale de Nintendo. L’entreprise américaine aurait-elle simplement occulté ce concurrent ? Non, le procédé serait trop visible et grossier. Mais alors, quelle est la raison de ce choix ? Elle réside dans un des arguments avancés par la FTC contre Microsoft. En effet, l’autorité américaine de régulation de la concurrence, qui s’est déjà prononcée contre le projet de rachat en décembre dernier, avait considéré que seuls Microsoft et PlayStation faisaient partie du marché concerné par l’enquête. L’autorité américaine estimait que ces deux constructeurs étaient les seuls à offrir des consoles “hautes performances” :
64. Les seules consoles de haute performance offertes à la vente aujourd’hui sont les consoles Microsoft Xbox et Sony PlayStation de dernière génération – les Xbox Series X|S et les PS5. Les Xbox Series X|S et les PS5 sont donc incluses dans le marché pertinent.
65. La troisième console de jeu majeure disponible aujourd’hui, la Nintendo Switch, se différencie fortement des consoles Xbox et PlayStation à bien des égards. La Nintendo Switch n’est donc pas incluse dans le marché pertinent.
Troisème phase de l’enquête de la FTC
Brad Smith profite donc de cette analyse pour exclure Nintendo du marché, et ainsi affirmer davantage sa position de challenger, tandis que Sony paraît dominer le marché de manière absolue. La FTC n’est cependant pas la seule autorité compétente. Les autres organisations ne sont pas tenues de partager les mêmes interprétations et analyses de l’industrie.
C’est le cas de la CMA par exemple qui, dans son enquête, ne distingue pas deux marchés comme a pu le faire son homologue américain. Bien que l’autorité britannique admette qu’une éventuelle exclusivité de Call of Duty du côté d’Xbox aurait un plus faible impact sur les joueurs Nintendo, elle intègre tout de même l’entreprise nippone dans le même marché concurrentiel :
7.75 Les preuves montrent que Xbox, PlayStation et Nintendo sont en concurrence sur le marché des consoles sur la base des spécifications techniques, du contenu (y compris la gamme et le type) et du prix.
Rapport préliminaire de la phase 2 d’enquête de la CMA
Enfin, la CMA souligne dans ce même rapport que les analyses du marché fournies par Microsoft sous-estiment significativement les parts de marché que le géant américain détient :
7.46 Nous avons également constaté que les parts de marché de Microsoft, en valeur et en volume par volume d’unités de console étaient plus élevées que celles estimées par les Parties. Bien qu’encore inférieure à celle de SIE, la différence entre les parts de Microsoft et de SIE, tant au Royaume-Uni qu’au niveau mondial, est nettement plus faible que ce que suggèrent les Parties.
Rapport préliminaire de la phase 2 d’enquête de la CMA
La domination de PlayStation plus mesurée qu’annoncée, même sans Nintendo
La société Ampere Analysis, qui analyse le marché du jeu vidéo, a fourni les résultats de son enquête annuelle. Ce type d’enquête est extrèmement utile, lorsque l’on sait que Microsoft ne communique jamais les résultats financiers de sa division gaming. La seule communication du GAFAM le 21 février ne fait évidemment pas foi, et il est nécessaire de garder un esprit critique face à ces données. Les résultats de la société d’analyse montrent en effet une répartition bien différente, avec Microsoft au coude à coude avec Nintendo, chacun d’eux partageant 27% de parts de marché, tandis que Sony domine le marché des consoles avec 45%.

Si l’enquête prend évidemment en compte Nintendo, on peut tout de même s’amuser à imaginer un marché tel que la FTC l’imagine : isoler Sony et Microsoft. Pour cela, il faut revenir sur le concept de part de marché et sur la manière de la calculer. Le plus souvent, la part de marché en valeur est égale à la part du chiffre d’affaires généré par un acteur par rapport aux revenus totaux générés par le marché concerné.
Pour illustrer un tel marché, il faut donc isoler Sony et Microsoft. Mais comment mesurer leur part de marché respective sans connaître le chiffre d’affaires de la division gaming de Microsoft ? Il existe une astuce simple : raisonner en proportion.
Prenons comme référence l’analyse du marché pour l’année 2022 réalisée par la société Ampere Analysis ci-dessus. La somme des parts de marché doit être égale à 100%. Imaginons un marché du jeu vidéo qui génère 1 milliard de dollars, car peu importe la véritable valorisation du secteur, seules les proportions nous intéressent ici.
En 2022, dans ce marché imaginaire, la répartition du chiffre d’affaires se fait donc de cette manière :
- Sony : 450 millions de $ (45%)
- Nintendo : 277 millions de $ (27,7%)
- Microsoft : 273 millions de $ (27,3%)
Ensuite, éliminons Nintendo de l’équation pour correspondre au marché des consoles “hautes performances” défini par la FTC. En retirant le CA de Nintendo, le marché ne générerait plus que 450+273 = 723 millions de $. Il faut alors recalculer la part de marché des deux concurrents restants :
- Sony : 450 millions de $ (62,2%)
- Microsoft : 273 millions de $ (37,8%)
Ainsi, dans un marché où Microsoft et Sony seraient seuls en lice, l’américain détiendrait 37,8% du marché tandis que Sony atteindrait 62,2%. Une nette domination du japonais, mais un peu moins marquée que celle estimée par le président de Microsoft Brad Smith qui évoque une répartition 30/70% au niveau mondial.


Au vu de ces éléments, il est difficile de justifier les chiffres avancés par Microsoft. Évincer Nintendo du tableau permet certes un coup de communication efficace, mais n’a pas de réelle pertinence à moins de ne prendre uniquement en compte l’analyse faite par la FTC, ce qui affaiblit ce raisonnement. Enfin, même en se basant sur l’hypothèse d’un marché borné aux « consoles de hautes performances », les chiffres partagés par Microsoft surestiment significativement la domination de PlayStation, bien qu’existante. Pour clarifier la situation et éviter les spéculations, il serait souhaitable que Microsoft publie les résultats financiers de sa division gaming. Sans cela, nous devons nous fier aux estimations des cabinets d’analyse comme Ampere Analysis.
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