Les productions ARTE ont déjà fait vibrer nos cœurs avec des jeux tels que The Wanderer: Frankenstein’s Creature, et maintenant, en coproduction avec La Poule Noire, elles nous emportent dans un périple captivant avec To Hell With The Ugly. Ce collectif d’artistes, adepte du développement à distance et résolument engagé contre le crunch, prouve une fois de plus qu’il est possible de créer des jeux d’une qualité exceptionnelle sans sacrifier la santé des créateurs. Les huit nominations obtenues par ce jeu indépendant, tant au niveau national qu’international, sont autant de gages de sa réussite que de son ambition de se démarquer.
Dans To Hell With The Ugly, dont nous parlions déjà après l’AG French Direct, nous faisons la rencontre de Rock Bailey, un jeune homme d’une beauté saisissante qui attise les convoitises de toutes les femmes de Los Angeles. Mais derrière cette apparence irrésistible se cache un paradoxe troublant : Rock défend sa virginité avec acharnement, persuadé que cela nourrit ses prodigieuses aptitudes sportives. Dans un tourbillon d’aventures loufoques, Rock se retrouve piégé dans une situation vicieuse où sa vertu est mise à rude épreuve. D’une simple soirée dans un club de jazz, tout va très vite déraper vers une affaire de meurtre puis d’espionnage absolument burlesque. Sa quête de vérité et de rédemption le mènera à croiser le chemin de personnages haut en couleur, empruntant aux codes du polar américain pour mieux les transcender.
Immersion dans le monde de Boris Vian
Dans To Hell With The Ugly, nous plongeons tête la première dans un Los Angeles fictif, une cité des anges idéalisée par Boris Vian lui-même (car n’y ayant jamais mis les pieds à l’époque de la rédaction de son livre). Avec une maestria digne de l’auteur, les développeurs ont recréé les quartiers, les rues sombres et les éclairages tamisés propres à l’imaginaire du romancier. Chaque décor respire une ambiance surannée, entre jazz feutré et mystère latent. Nous nous surprenons à errer dans ces ruelles virtuelles avec un mélange d’émerveillement et de curiosité, comme si nous pouvions presque sentir l’odeur des cigarettes et entendre le son lointain des cuivres égrainant leurs notes mélancoliques.
Mais c’est avant tout la galerie de personnages typiques du polar américain qui retient notre attention. Du détective privé désabusé au gangster sans scrupules, en passant par la femme fatale et le journaliste en quête de vérité, chacun trouve sa place dans cette intrigue trépidante. Ils sont les acteurs d’une pièce de théâtre burlesque où les dialogues fusent avec une vivacité et un esprit incisif, hérités de l’écriture de Vian lui-même.
La développeuse-écrivaine Fiona Rosette a été la clé de voûte de cette immersion réussie. Son travail acharné pour recréer l’écriture de Boris Vian se fait ressentir à chaque ligne de dialogue. Là où d’autres auraient pu tomber dans la caricature ou l’imitation pâle, Rosette parvient à capturer l’esprit et le ton singulier de l’auteur. Les jeux de mots subtils, les répliques cinglantes et l’ironie mordante se marient harmonieusement à la trame narrative, créant une symphonie verbale où l’humour et la poésie se conjuguent avec brio.
En outre, l’un des aspects les plus remarquables de To Hell With The Ugly est l’intégration réussie des énigmes dans la diégèse grâce à l’habileté de l’écriture. Bien que simples en apparence, les énigmes s’intègrent de manière organique à l’histoire, comme les pièces d’un puzzle complexe. Chaque défi proposé est justifié par la narration et permet de faire avancer l’intrigue tout en stimulant l’esprit du joueur. Cette subtilité narrative offre une expérience immersive et cohérente, où les énigmes sont au service de l’histoire car elles y sont parfaitement intégrées.
To Hell With The Ugly nous entraîne dans un voyage envoûtant au cœur de l’univers de Boris Vian. C’est une invitation à explorer les méandres de son imagination débordante, à s’immerger dans un monde où l’absurde et le réalisme se rencontrent, où l’écriture devient un langage vidéoludique à part entière. Si vous êtes prêts à embrasser l’univers décalé de Vian et à vous laisser porter par cette aventure unique, alors préparez-vous à plonger dans les tréfonds de Los Angeles, là où le rêve et la réalité s’entremêlent dans une symphonie virtuelle captivante.
Les interstices du gameplay
Pourtant, derrière cette immersion saisissante, on découvre quelques interstices dans le gameplay de To Hell With The Ugly. Les combats au tour par tour, par exemple, apparaissent comme une mécanique dispensable. Certes, ils sont en adéquation avec l’esthétique du polar américain, mais ils manquent de profondeur et de stratégie. On a l’impression de suivre une routine préétablie, sans réelle surprise ni enjeu. Les affrontements se résument souvent à des choix limités et répétitifs, ce qui nuit à l’immersion narrative si bien construite.
De même, les phases de course-poursuite et d’infiltration laissent une impression d’inaboutissement. Bien qu’elles promettent des moments palpitants, elles peinent à offrir une expérience véritablement captivante. Les mécaniques de jeu associées à ces séquences manquent de fluidité et de variété. On aurait aimé plus de liberté dans nos actions, plus d’options pour s’adapter aux situations. Au lieu de cela, on se retrouve souvent à suivre des schémas prédéfinis, sans réelle marge de manœuvre.
Cependant, le gameplay trouve son salut dans les énigmes. En effet, chaque problème est une porte d’entrée vers de nouvelles découvertes renforçant l’immersion et offrant des moments de réflexion bienvenus. Malgré leur simplicité, ces phases de puzzle parviennent à captiver et à stimuler notre curiosité, ce qui nous pousse à chercher les réponses tout en explorant l’univers foisonnant du jeu.
Un autre aspect intéressant est l’adaptation du jeu de Vernon Sullivan, l’alter ego imaginaire de Boris Vian, aux micro-énigmes vidéoludiques. Les références subtiles et les clins d’œil disséminés dans ces énigmes nous plongent dans l’univers de Sullivan où les codes du roman noir se mêlent aux défis interactifs. C’est une manière astucieuse de rendre hommage à l’œuvre de Vian dans sa globalité, en explorant des horizons vidéoludiques tout en conservant l’esprit de l’auteur. Si To Hell With The Ugly présente quelques lacunes dans son gameplay, notamment en ce qui concerne les combats et les séquences d’action, il parvient à se rattraper grâce à l’intégration réussie des énigmes et à l’adaptation ingénieuse de l’univers de l’auteur français.
Une direction artistique à couper le souffle
Mais là où To Hell With The Ugly excelle véritablement, c’est dans sa direction artistique absolument sublime. Les formes simples qui caractérisent les personnages sont d’une beauté saisissante. On pense aux silhouettes élégantes des détectives privés, aux courbes raffinées des femmes fatales, ou encore aux visages burinés des gangsters. Chaque personnage est un tableau vivant, une icône de l’imaginaire collectif du polar américain des années 40. Les lignes épurées et les couleurs contrastées leur confèrent une aura intemporelle, entre réalisme et symbolisme.
Mais ce qui impressionne le plus, c’est la représentation de Los Angeles dans les années 40. Les décors évocateurs nous plongent dans une ville à la fois familière et mystérieuse, où les néons lumineux éclairent les ruelles sombres, où les gratte-ciel se mêlent aux palmiers et où les voitures anciennes sillonnent les avenues. Chaque lieu est soigneusement pensé pour recréer l’atmosphère de l’époque, avec un souci du détail remarquable. On se retrouve ainsi transporté dans un Los Angeles mythique, entre glamour et corruption, où les frontières entre le rêve et la réalité s’estompent, à l’image de la ville imaginée par Boris Vian lors de l’écriture de son livre.
Comme un hommage aux artistes qui ont marqué l’histoire de l’art avec leur style visuel et graphique singulier, To Hell With The Ugly s’inspire de plusieurs figures emblématiques. Nous y retrouvons des références à Edward Hopper, célèbre peintre réaliste américain, dont les compositions évoquent une solitude urbaine et une ambiance mélancolique. Les jeux d’ombres et de lumières dans To Hell With The Ugly rappellent les jeux de contraste caractéristiques des tableaux de Hopper, créant ainsi une atmosphère visuelle saisissante.
Le jeu puise également son inspiration dans le monde du film noir, genre cinématographique emblématique des années 40 et 50. Les œuvres de réalisateurs tels qu’Alfred Hitchcock, avec ses jeux de suspense et ses angles de caméra suggestifs, ou encore Billy Wilder, connu pour ses scénarios intelligents et ses atmosphères sombres, ont influencé la direction artistique du jeu. Les visuels de To Hell With The Ugly rappellent les éclairages contrastés et les cadrages expressifs propres à ces films, ce qui renforce l’immersion dans cet univers mystérieux et captivant.
Pour finir, l’ambiance sonore joue également un rôle prépondérant dans l’immersion du joueur. Les notes jazzy qui bercent notre progression nous plongent dans une époque révolue, où les clubs de jazz étaient le refuge des âmes tourmentées. Les mélodies entrainantes, les cuivres langoureux et les voix envoûtantes se marient harmonieusement avec les visuels, créant une synergie artistique qui transporte le joueur au cœur de ce Los Angeles fantasmé. Les compositions musicales, d’une grande qualité, accompagnent avec justesse les moments de calme comme les scènes d’action, ajoutant une dimension émotionnelle supplémentaire à l’expérience.
CONCLUSION
Malgré cette immersion réussie, la fin abrupte du jeu laisse un goût d'inachevé. La question de la durée de vie se pose, et nous aurions souhaité prolonger cette aventure en explorant davantage certains éléments de l'histoire. Néanmoins, il est important de rappeler les limites naturelles auxquelles un petit studio indépendant peut se heurter lors de l'adaptation d'une œuvre aussi complexe que celle de Boris Vian. Avec ces contraintes, le jeu parvient à offrir une belle transposition de l'univers de l'auteur, transportant les joueurs dans une version fictionnalisée du Los Angeles des années 40, avec une direction artistique à couper le souffle et une ambiance sonore jazzy qui berce leur progression. Malgré ses quelques imperfections, To Hell With The Ugly offre une expérience unique et gratifiante aux joueurs. Les quelques défauts du gameplay et la durée de vie limitée peuvent être compensés par l'expérience unique et gratifiante que le jeu offre aux joueurs. Ce n'est vraiment pas tous les jours que l'on tombe sur une proposition artistique comme ça, il convient donc d'en profiter pour en plus soutenir les développeurs indépendants français.
LES PLUS +
- Une vraie adaptation de livre
- Un parti pris graphique qui fonctionne
- Un héros charismatique
- Un scénario efficace...
LES MOINS -
- ... bien qu'un peu court
- Une mécaniques et des scènes de combats dispensables