Quand on parle de jeux vidéo, nous avons souvent tendance à nous arrêter aux grosses productions. Vu la place médiatique et commerciale qu’elles occupent, cela n’a rien d’étonnant. Mais notre belle industrie ne repose pas que sur ces mastodontes, comme en atteste le gain de popularité incroyable des créations indépendantes ces dernières années. C’est dans cette optique que la rédaction de PlayStation Inside souhaite mettre en avant, autant que possible, les développeurs indépendants français qui ne manquent pas de talent. Charles Bardin, co-créateur et compositeur de A Musical Story par Glee-Cheese Studio, nous fait l’honneur de nous accorder cette première interview, que nous espérons voir être suivie de nombreuses discussions avec d’autres créateurs français.
PlayStation Inside : Nous voulions commencer par te féliciter pour ta victoire aux Apple Design Awards 2022 pour A Musical Story. C’est un super jeu pour lequel Glee-Cheese Studio et toi avez fait l’honneur de votre confiance à Brian avant qu’il ne rejoigne la rédaction, lui permettant d’honorer sa première critique pour un développeur qui lui en avait fait la demande. Peux-tu nous expliquer ce que ce jeu représente pour toi et comment tu as vécu cette consécration ?
Charles Bardin : Tout d’abord, merci beaucoup pour ces félicitations. A Musical Story a été un vrai tournant dans ma carrière. C’est le moment où je me suis dit : “Et si j’acceptais de faire mes propres jeux ? De ne plus être que le compositeur, mais aussi le game designer ?” C’est ce qu’on appelle un grand saut dans le vide, bien évidemment. C’est pour ça qu’un tel saut, il faut le faire bien accompagné. J’ai autour de moi la meilleure équipe dont on pourrait rêver : des amis, dont certains depuis l’enfance. On se connaît, on sent ce que les autres veulent dire sans même qu’ils n’aient à prononcer de mots. Ça aide énormément. Je suis extrêmement fier de ce qu’on a réalisé durant ces 4 ans de production du jeu. C’était un travail laborieux et acharné, mais passionnant. On vient tout juste d’annoncer un partenariat avec iam8bit, qui fait que la BO du jeu va sortir en vinyle. Les précommandes sont dispo sur leur site. C’est dingue d’avoir pu sortir un vinyle dès notre premier jeu.
L’expérience avec Apple était assez folle. J’ai reçu un mail d’Apple me proposant une opportunité unique avec eux. Le message n’était pas plus spécifique que cela. J’ai donc tout simplement cru que c’était un spam. Quelques heures après, un des directeurs des relations développeurs m’a appelé sur mon téléphone. Là, je me suis dit que ce n’était peut-être pas un spam, finalement. J’ai tout de même tapé son nom sur Linkedin pour bien vérifier qu’il existait pendant qu’il m’appelait. J’ai l’habitude de recevoir des sollicitations inconvenantes dans tous les sens, ça rend méfiant, je crois. Après plusieurs jours à signer des accords de confidentialité sans même savoir pourquoi, ils nous ont révélé que nous étions sélectionnés pour les Apple Design Awards, ce qui me paraissait dingue pour notre premier jeu. Nous avons donc été invités dans leur gros bâtiment en forme de donut dans la Silicon Valley et y avons gagné ce superbe prix. Gagner le trophée, c’était dingue, car les jeux qui étaient en face de nous, c’était tout de même Edith Finch, Gibbon, et d’autres jeux fantastiques. Apple a un vrai talent en matière de design, et c’était assez chouette pour nous de voir qu’ils reconnaissaient notre travail en ce sens, au milieu des milliers de jeux et applications qui sortent chaque année sur leur App Store.

PlayStation Inside : Ton nouveau jeu, Overloop, est sorti au mois d’août sur PC. On peut dire que tu ne t’es pas reposé sur tes lauriers. Peux tu nous décrire brièvement le jeu ?
Charles Bardin : Overloop est un jeu d’aventure et de puzzles dystopique. Vous y incarnez le créateur du pistolet de clonage. Son patron s’est emparé de son invention et l’utilise d’une manière tyrannique. A vous de l’empêcher de faire plus de dégâts en vous servant de vos propres clones pour progresser.
PlayStation Inside : Pour ce titre tu travailles avec le studio Charge Games, comment es-tu entré en contact avec eux ?
Charles Bardin : En fait, le “Charge” de Charge Games, c’est tout simplement la contraction entre Charles et George. Il s’agit d’un jeu que j’ai créé avec un ami Ukrainien : George Kobyakov. Quand je l’ai contacté en 2019, il travaillait déjà sur ce jeu depuis plusieurs années, totalement seul. Il avait reçu une aide d’Indie Fund, un fonds d’investissement créé par les développeurs de jeux comme Journey, Inside, etc.
J’ai testé une démo de son jeu, et j’ai immédiatement craqué. Cette idée de sacrifier des clones pour avancer, je trouvais ça totalement immoral, ça avait donc un potentiel humoristique et satirique fort. Ça se maniait super bien, les énigmes étaient intelligentes, mais niveau son et musiques, je trouvais ça un peu faiblard. Alors, j’ai contacté George. Il était un peu méfiant au début. Il avait déjà reçu des dizaines de propositions de compositeurs, mais rien ne l’intéressait. Alors je lui ai expliqué ce que je voudrais faire musicalement dans son jeu, et je lui ai carrément envoyé une piste que j’avais créée pour son premier niveau. Je me rappelle qu’il m’a appelé en visio le lendemain, depuis un parc en Turquie où il travaillait. Il m’a dit qu’il avait pleuré en mettant ma musique dans le jeu, et qu’on devait absolument bosser ensemble. C’était très émouvant.
On s’est donc lancé dans l’aventure de chercher un éditeur. Il nous fallait une démo solide, et je voyais bien qu’il galérait avec la partie narrative. Personnellement, la mécanique de gameplay m’inspirait follement. J’y voyais des opportunités narratives très chouettes. Alors je lui ai proposé de m’occuper du scénario et des dialogues. j’ai fait un script, il l’a beaucoup aimé, et c’est ainsi que je suis devenu le compositeur, sound designer, scénariste, et dialoguiste d’Overloop.

PlayStation Inside : Overloop est une oeuvre qui te tient à coeur, pourrais tu nous parler en détail de ce qu’elle représente pour toi en tant qu’artiste ?
Charles Bardin : Ma rencontre avec George et la création d’Overloop sont arrivées à un moment très spécial de ma vie. Je venais d’apprendre que j’allais avoir mon premier enfant (il naîtra pendant la production) et des milliers de peurs ou de questionnements germaient dans ma tête. J’ai donc eu envie de mettre dans ce projet tout mon amour, mes anxiétés, et mes obsessions, et de traduire ça d’une manière humoristique. J’ai toujours aimé l’humour qui questionne et qui vient nous taquiner dans notre zone de confort, nous troubler, nous faire rire et réfléchir en même temps. Overloop était le projet idéal pour explorer ça.
Il y a donc toutes mes obsessions là-dedans : écologie, dérives du capitalisme, malbouffe, infertilité, repli sur soi, mais aussi l’amour, l’amitié et la rébellion comme seuls actes de résistance possibles. Musicalement, je suis aussi vraiment sorti de ma zone de confort et la BO de ce jeu est très variée, allant de ballades folk chantées à des morceaux électro nerveux ou anxiogènes tout en passant par du piano façon Steve Reich. Il y a énormément de références dans ce jeu, que ce soit dans ses dialogues ou dans ses musiques, et j’espère que le ton humoristique particulier saura vous toucher.
PlayStation Inside : Le jeu est-il prévu sur les autres plateformes ?
Charles Bardin : Oui, le jeu sortira bientôt sur toutes les consoles de salon. Nous communiquerons plus d’informations là-dessus très prochainement.
PlayStation Inside : Peux-tu nous décrire le processus créatif pour un tel jeu ? Comment implémentes-tu tes obsessions créatives dans tes projets ?
Charles Bardin : Je fais partie de ces gens qui pensent que tout ce qu’on fait, quand on est artiste, est un reflet de nous-mêmes. C’est donc quelque chose de très naturel. La seule chose qu’on peut faire, c’est de grader la quantité d’intimité qu’on livre dans un jeu. Avec Overloop, j’ai globalement ouvert toutes les vannes et livré tout ce qui m’obsédait sur le moment, des choses les plus idiotes aux obsessions et inquiétudes les plus profondes.
PlayStation Inside : As-tu d’autres projets en cours ? Si tu peux nous en parler.
Charles Bardin : Avec Glee-Cheese Studio (A Musical Story), on est sur un nouveau jeu. On bosse dessus depuis 2 ans déjà, en vrai. Je ne peux absolument rien dire de détaillé dessus mais je n’ai aucun doute que vous en entendrez parler. Ce que je peux dire, c’est que ça reste dans la musique, mais que ça n’a strictement rien à voir avec notre précédent jeu.
PlayStation Inside : Comment te situes-tu dans l’industrie vidéoludique ? Envisages-tu de travailler un jour sur de gros titres ? Tu te sens peut être plus libre dans la sphère indépendante ?
Charles Bardin : Je me rappelle, il y a quelques années, un copain qui bosse chez Ubisoft m’a dit : “Tu n’imagines pas la chance que tu as de pouvoir bosser dans l’indé et en vivre, fais ça le plus longtemps possible, parce que nous, ici, c’est franchement pas souvent l’éclate”. Je me bats donc pour ça : faire vivre un jeu indépendant libre et créatif, et qui accepte d’aller dans les directions qu’il veut, sans constamment se soucier d’impératifs économiques (sans pour autant les oublier).
PlayStation Inside : As-tu des modèles dans l’industrie ? Des gens qui t’ont donné envie de faire ce métier ?
Charles Bardin : Clairement, pour moi, il y a eu un avant et un après Journey. Je me rappelle, quand j’ai fini ce jeu, j’ai eu l’impression que ma vision de ce qu’on pouvait faire avec le jeu vidéo était bousculée à jamais. C’est ce qui m’a poussé et motivé à bosser dans le jeu indépendant et créer mes propres jeux. Playdead aussi, à l’origine de jeux comme Limbo ou Inside, m’ont fortement influencé. Mais je crois que ma référence éternelle reste Nintendo. Leurs jeux me rappellent constamment qu’un bon gameplay reste la base de tout. J’essaie toujours d’y penser. Je veux que les gens vivent une expérience captivante quand ils jouent à des jeux dont j’ai créé le gameplay.

PlayStation Inside : Afin de bien cerner tes aspirations, peux-tu nous parler de deux ou trois jeux qui t’ont profondément marqué et qui t’ont construit en tant que joueur ?
Charles Bardin : Je pense que ce sera très varié, et assez en accord avec ma réponse précédente. Je dirais déjà Grim Fandango, pour son humour, la qualité de ses doublages, et ses musiques. Ensuite, ce serait Journey pour la beauté éphémère de son expérience et son intelligence narrative. Et enfin Breath of the Wild qui reste pour moi le meilleur jeu vidéo jamais créé. Je suis constamment en train d’y analyser des choses et d’être surpris par l’intelligence parfaite de ce jeu. Ca me paraît presque inconcevable d’avoir réussi une telle prouesse du premier coup.
PlayStation Inside : En tant que développeur indépendant, peux-tu nous donner ton avis sur les formules d’abonnements telles que le Game Pass et le nouveau PlayStation Plus ?
Charles Bardin : Ça ne me correspond pas vraiment en tant que joueur, car ça me fait trop picorer. Pourtant, je n’ai aucun doute que c’est l’avenir, et je trouve que ça reste un avenir plutôt chouette.
PlayStation Inside : Comprends tu que de nombreux indépendants les voient comme de merveilleuses possibilités car elles vous libèrent de la pression des ventes pour un avoir un retour sur investissement ? Sans oublier la mise en avant des jeux quand ils sont disponibles sur les différents catalogues d’abonnement ?
Charles Bardin : Oui, en tant que développeur indépendant, c’est un bénéfice génial, en termes d’argent et de visibilité. Je suis très conquis par ce modèle. Il me reste pourtant des doutes sur la durée. J’ai un peu peur de l’effet “on investit à mort pour créer un nouveau marché et dès qu’il sera bien implanté, les indépendants seront les premiers à en pâtir car on ne les financera plus”. Je surveille donc ça de près, avec un mélange de contentement et d’inquiétude.
PlayStation Inside : Avant d’être un développeur tu es aussi un joueur, peux tu nous faire part de ton jeu de l’année (2022) ?
Charles Bardin : Je pense que personnellement, les jeux sur lesquels je me suis le plus amusé cette année sont Neon White, Kirby and the Forgotten Land, et Bayonetta 3. Je joue majoritairement à des jeux indés, et Tunic m’a aussi énormément plu.

PlayStation Inside : Histoire de poser la manette, qu’est-ce que tu aimes en dehors des jeux vidéo ? Qu’est-ce qui te branche au niveau musique, cinéma, série télé ou littérature ?
Charles Bardin : Comme je fais de la musique toute la journée, je n’ai que peu de temps pour en écouter, et c’est une grosse frustration. Je lis beaucoup, par contre. Je suis vraiment assez fan des derniers bouquins d’Alain Damasio, surtout Les Furtifs, que je trouve d’une finesse et d’une sensibilité fortes. Je lis énormément de BD indépendante aussi : Manu Larcenet, Marc Antoine Mathieu. Tout ça m’aide vraiment à m’imprégner de la créativité des autres, c’est très utile. Niveau séries, en ce moment, je regarde Le Monde de Demain, et c’est très chouette. Et je pense que les séries qui m’ont le plus marqué sont The Young Pope, Black Mirror, et Le Bureau des Légendes.
PlayStation Inside : Nous arrivons ainsi à la fin de notre entretien. Merci beaucoup pour le temps que tu nous as accordé !
Charles Bardin : Merci pour votre temps et pour vos questions. Merci à vous !

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