Chose inédite pour Playstation Inside, nous allons vous proposer une critique jumelée de Citizen Sleeper, jeu de rôle narratif de Gareth Damian Martin dans un univers de science-fiction, mais aussi de Frontier, bande dessinée dans un univers SF. Le lien entre ces deux œuvres ? Des thématiques tout d’abord et surtout Guillaume Singelin, auteur de bande dessinée français, gagnant du prix Eco-Fauve RAJA à Angoulême et membre du Label 619. Singelin est scénariste, dessinateur et coloriste sur Frontier et est le chara designer sur Citizen Sleeper. Il a travaillé en même temps sur les deux œuvres.
Critique de Citizen Sleeper :
Le 5 mai 2022, Citizen Sleeper débarquait sur toutes les plateformes. Il propose un jeu de rôle narratif avec une grande emphase sur son écriture et la profondeur de son univers. C’est une histoire de science-fiction riche, aux thèmes variés dans un jeu d’interface inspiré des jeux de plateau traditionnels. Le titre est développé par Jump over the Age, le studio de Gareth Damian Martin, déjà à l’œuvre sur In Other Waters. C’est d’ailleurs après avoir fait un artwork de ce dernier que Gareth et Guillaume Singelin vont être mis en relation par l’éditeur des deux œuvres, Fellow Traveler. Citizen Sleeper a reçu un bon accueil critique avec un score Metacritic de 82. Son principal « défaut », pour nous français, était d’être sorti uniquement en anglais. Cependant, un excellent patch français est arrivé le 1er février 2024 et nous permet aujourd’hui de proposer cette critique.
Thématiques et enjeux :
Un univers cyberpunk solaire :
Citizen Sleeper est avant tout un jeu de rôle ancré dans un univers de science-fiction. Il s’approprie ses thèmes pour nous servir une œuvre dans la tendance Solarpunk, le penchant plus lumineux et optimiste du cyberpunk.
Tout d’abord, nous pouvons parler de l’Œil d’Erlin, cette ancienne station orbitale appelée Æ1 (Ash One), autrefois fleuron de Solheim, grande corporation maintenant disparue. Elle représente le microcosme dense et fragile dans lequel nous allons vivre notre aventure. La station a été laissée à l’abandon par ses dirigeants après la faillite du géant et fut maintenue fonctionnelle par l’union d’Erlin, dirigée par Andrei Erlin. La station est aujourd’hui aux mains des Havréages, un résidu du syndicat des dockers à l’époque où Solheim était encore à sa tête. Ils prétendent être l’héritage de l’union d’Erlin. L’œil fait office de société close, avec un fonctionnement et un ordre hiérarchique établis. Il fut peuplé par les anciens employés de Solheim après l’effondrement de la corporation, mais aussi par des colons en quête d’un nouveau lieu de vie.
L’Œil représente un habitat, un refuge, un lieu où se croisent déceptions et espoirs, mais aussi rêves et cauchemars. Le quotidien à bord est précaire, difficile, laborieux. Le travail est à la journée, pénible ; les perspectives, inexistantes. La station représente l’après du capitalisme et cette survie permanente qui en découle. Nous y croiserons bon nombre de personnages, ayant chacun leurs espoirs et cherchant une fonction au sein de cette société. Cela donnera l’opportunité, à travers de nombreuses quêtes, d’influencer leur destinée. Chaque lieu constituant l’Œil est vecteur de narration et aborde de grands thèmes Solarpunk. Les luttes sociales au sein des ateliers des Havréages, la réflexion sur l’environnement au travers de la voie verte. La question de la préservation de l’habitat est aussi soulevée car, quelque part, étroitement liée au bon fonctionnement de la station elle-même. En effet, lors d’un accident, toute une portion a été endommagée et est maintenant laissée à l’abandon. Un autre accident serait certainement le dernier. Le virtuel n’est pas en reste, car en tant que Sleeper nous avons la capacité de plonger dans le cloud, monde virtuel de data. Pendant nos pérégrinations, nous allons croiser certains protocoles intelligents, les IA. Elles sont ici les vestiges d’une époque révolue, mais aussi peut être une aide vers votre salut. Votre nature de Sleeper vous permet aussi de pirater des data en passant par ce cloud, vous permettant de littéralement voir les fils de données. L’histoire place en son centre l’humain, les enjeux sont ceux de sa simple survie quotidienne, loin des menaces cosmiques et autre dangers intergalactiques. L’écriture parvient à ne jamais tomber dans le nihilisme ou le manichéisme, les intentions sont justifiées, les actions probables et les résultats incertains. L’Œil est un lieu qu’il va falloir découvrir, parfois dompter, avant de se familiariser avec ses dédales de couloirs métalliques.
Si l’Œil présente ce constat isolé, les trois épisodes servant d’épilogue viendront nous dresser un tableau à plus grande échelle. Nous faisons face à la détresse d’une flotte de migrants fuyants leurs habitats dévastés. Ce convoi a une résonance particulière dans notre monde actuel. Toutes ont un point en commun, Solheim, car la faillite de la compagnie est aussi responsable du délitement de leur monde. L’entreprise a mené des opérations de terraformation afin de rendre habitables les lunes en orbite autour de la géante gazeuse Ember. Des colonies ont subsisté à l’après Solheim, dans la douleur et le sang. Elles doivent maintenant affronter le Flux, onde cosmique dévastatrice pour tous les appareils électroniques nécessaires à leur survie. Son origine est inconnue, ses conséquences potentiellement désastreuses et pourtant l’espoir demeure.
Nous faisons ainsi face à toute la détresse de peuples rivaux qui n’ont pas le choix que d’abandonner leurs astres respectifs pour espérer survivre. Ils sont contraints de mettre leurs rancunes passées de côté pour subsister. Cette flotte va aussi être le théâtre de nombreux événements au sein même de l’Œil, divisée entre les partisans des colons qui souhaitent leur ouvrir les portes de la station et ceux voulant à tout prix les garder à distance. Pourtant, dans le fond, ils sont tous des survivants de l’après, ces vies abandonnées à leur sort suite à la disparition de Solheim. Vous aurez aussi un rôle déterminant à jouer dans le destin de la flotte, mais on y reviendra plus tard. En temps normal, le rythme de la station n’est troublé que par les vaisseaux de récupérateurs qui font escale pour vendre leur cargaison et les épaves dérivantes, promesses de potentielles richesses. C’est d’ailleurs dans l’une d’elles que, vous-même, Sleeper, allez vous retrouver à bord de l’Œil.
Une quête d’identité :
Vous, un Sleeper (dormeur), cet humain ayant accepté de perdre tous ses droits, ses souvenirs, sa conscience et l’entièreté de son être après avoir vendu son corps et son âme à Essen Harp, autre corporation dans l’univers du jeu. Votre esprit est numérisé et placé dans un corps robotique afin de servir de force de travail inépuisable tandis que votre corps végétatif est conservé par l’entreprise. C’est un témoignage direct de la violence de ce monde pour être prêt à cesser d’être de cette manière. L’existence du Sleeper est elle-même vectrice de grandes réflexions de la science-fiction. Pour Gareth Damian Martin, ce dormeur incarne le paroxysme de l’ubérisation de l’emploi, car en plus de n’avoir plus aucun travail salarié d’existant sur l’Œil, nous vivons une véritable dépendance à l’employeur. Le parallèle est fait avec l’achat de véhicule à crédit proposé par Uber dans certains pays et ce corps synthétique d’emprunt, propriété d’Essen Harp. Vous êtes l’entreprise. C’est aussi une mise en abîme sur les dérives des grandes corporations toujours à l’affût d’une force de travail efficace et docile.
Le titre incarne donc toutes les réflexions sur le transhumanisme. La nature du Sleeper, cet être aux frontières de l’homme et de la machine, est autant un pas en direction de la numérisation et l’éternité de la conscience, vers cette immortalité fantasmée d’une humanité toujours plus vaniteuse, mais aussi synonyme d’une servitude éternelle. Tant que l’âme est préservée, le corps lui, peut être remplacé. Notre nature questionne aussi l’humanité même de notre personnage, car nous ne sommes finalement qu’une conscience brisée dans un avatar de métal. Mais vous, le joueur, vous avez fui Essen Arp et cette demi-vie plongée dans les nimbes. Si l’acte est exceptionnel, aux yeux du monde, vous restez un simple humain ayant vendu son droit d’être considéré en tant que tel. La progression dans le jeu nous fait passer de simple outil fonctionnel bon à découper des épaves, une machine ; à un être digne de confiance et capable de prendre d’importantes décisions, un humain en somme.
Nous ressentirons le poids de notre condition tout au long de l’aventure, par notre situation comme nous l’avons vu, mais aussi par ce corps d’emprunt rutilant. Nous allons vivre un combat permanent contre ce corps factice qui nous ramène sans cesse à la réalité de notre présent. Il apparaît comme l’ultime rempart à notre totale liberté. Car c’est bien ça qui nous anime, survivre pour profiter de cette liberté et ce libre-arbitre retrouvé, une sorte de nouvelle naissance, ou d’éveil pour notre dormeur. Citizen Sleeper étant un jeu de rôle, ce libre-arbitre va maintenant être mis à rude épreuve au travers d’intrigues et des nombreuses rencontres qui nous attendent sur L’Œil.
Une ode à la liberté :
Dès le départ, l’Œil semble inhospitalier, froid, dur. Vous vivez dans un conteneur abandonné, n’avez pour seul moyen de subsistance que d’aider le ferrailleur qui vous a trouvé aux frontières de la mort. Il a préféré vous cacher, en tant que potentielle main d’œuvre, plutôt que vous dénoncer. Cette activité de fortune sera suffisante pour un court temps. Rapidement, vous allez devoir trouver d’autres solutions pour survivre à ce monde impitoyable. Trouver de l’argent, trouver nos raisons, trouver des relations, tout est affaire de faire judicieusement. Le jeu impose une contrainte supplémentaire, votre instabilité. En effet, en tant que source de vie bien erratique, vous êtes condamné à devoir acheter un médicament sous peine de finir par disparaître. Mais la vie a un prix et il est cher. Tout cela avant que le jeu ne vous en impose une seconde contrainte, celle d’échapper à un chasseur de primes qui veut vous exterminer. La vie a son temps et il est compté. Au quotidien, vous aidez à décharger des navettes contre quelques crédits, vous travaillez pour un mécanicien ou dans un café, autant de petits postes précaires et alimentaires. Puis avec le temps vous apprenez qu’un projet de création d’arche par les Havréages est lancé, c’est l’opportunité d’avoir un travail plus stable, mais aussi de rêver. En effet, l’entreprise annonce un tirage au sort parmi les ouvriers afin de participer à cette expédition vers un nouveau monde. Une idée germe alors dans votre esprit mécanique : quitter l’Œil, sa précarité, et s’éloigner de la menace d’Essen Arp, votre propriétaire, ayant placé un contrat sur votre cerveau moteur.
L’homme-Dé :
Tout cela est mis en abîme dans le jeu par l’utilisation de dés. Quoi de plus métaphorique pour représenter le destin ? Chaque jour, le joueur bénéficie d’un tirage d’un certain nombre de dés, dépendant de son état. Si avec un état « stable », il bénéficie de cinq lancés, ce nombre diminuera au fur et à mesure de la dégradation de votre corps. Il n’appartiendra alors qu’au joueur ou la joueuse de les utiliser comme bon lui semble. Parfois pour gagner de l’argent, parfois pour obtenir un objet particulier, voire avancer dans l’histoire. Si l’on pourrait se frustrer d’un tel système, rendu réellement aléatoire selon les dires de Gareth Damian Martin que nous avons pu contacter lors de cette critique, la façon dont le jeu rend habillement utile chaque lancé est appréciable. En effet, si les gros chiffres seront à privilégier dans les actions civiles, l’œil cache une autre réalité, informatique celle-ci, où le déverrouillage de nœuds de cryptage nécessitera des petits chiffres. L’idée est excellente et pâlit le désagrément d’avoir un tirage au départ défavorable.
Cependant, ces lancers ne sont pas à prendre à la légère. En effet, et notamment au début, rater un lancer peut-être synonyme de pénalité d’argent, voire d’état. Pour déterminer la dangerosité d’un lancer, une petite annotation est notifiée tout en haut de l’action. Ainsi, les termes « risque » et « danger » doivent par exemple vous mettre en garde. Si votre lancé est défavorable, cela peut vous coûter des ressources, voire vous restreindre une partie de l’histoire ! Il conviendra de bien faire les choix pour éviter de perdre des alliés ou des lieux de ressources utiles à votre quête d’émancipation.
Le jeu va alors s’orienter plus ou moins, en fonction des choix que vous ferez ou subirez. Il faudra également prendre en considération la notion du temps puisque certaines actions sont chronométrées. Si certaines d’entre elles sont cycliques, comme le débarquement d’un vaisseau commercial, d’autres seront critiques, et devront être exécutées avant une date limite. Réussir une tâche imposera parfois une attente, le temps par exemple qu’un personnage vienne à terminer ce qu’il a à faire, ou qu’un objet vienne à être disponible. Ces temps d’attente pourront parfois entraîner de la frustration, notamment dans l’épilogue, lorsque que le jeu essaie de nous dicter son rythme. Il en résulte des cycles sans action déterminante à accomplir. Comme nous l’avons dit, Citizen Sleeper est essentiellement un jeu de jauges et d’interface. Nos actions, réalisées par l’intermédiaire des dés, servent à remplir ces jauges elles-mêmes symbolisant différents objectifs.
Si les actions à faire sont claires, le suivi de quête, lui est assez erratique. Ces jauges sont un indicateur de notre avancée, du nombre de cycles restant avant d’accomplir certaines taches, mais aussi de certains dangers. Si la satisfaction l’emporte quant au remplissage de celles-ci, il faut aussi prendre en considération les indications, les malus et bonus associés. Ces malus et bonus découlent du choix de classe initial (Machiniste, Extracteur, Opérateur) et peuvent être compensés et/ou bonifiés avec la progression de notre personnage, rendant rapidement ce choix caduque. Cette progression est matérialisée par un arbre de compétences nous donnant toujours plus de polyvalence. Nous aurons aussi le choix dans la manière de faire progresser les objectifs, selon l’efficacité de nos compétences, mais aussi en fonction du risque qu’elles représentent. Après avoir accompli une série d’objectifs, nous pouvons faire avancer les différents destins liés, et ainsi gagner de nouveaux points de compétences. Ces derniers permettent d’obtenir des améliorations de score sur nos lancés de dés. On déplore néanmoins que certaines d’entre elles paraissent trop puissantes et cassent l’équilibre du jeu. Cet équilibre est aussi garanti par les menaces exprimées précédemment, même si elles apparaîtront moins importantes qu’espéré.
Cette quête de liberté est aussi matérialisée dans la manière dont l’Œil s’ouvre à vous, zone par zone, vous rendant toujours plus libre. Libre d’explorer puis libre de choisir. Choisir où dépenser son énergie, comment gagner sa vie, par quel moyen s’alimenter, mais aussi qui aider. Les occasions seront nombreuses, les choix parfois difficiles. Vous allez aussi vous attacher : à l’Œil d’abord, à certains habitants ensuite puis à votre liberté surtout. Lors de votre aventure, les possibilités de quitter cet habitat de métal vont être nombreuses, tentantes, presque logiques. Pourtant, l’attachement à l’Œil et vos liens en son sein constitueront toujours une raison de supplémentaire de rester. Il y a encore tant d’histoires à vivre, de personnes à rencontrer, de choix à faire. Comme porté par un espoir naïf de pouvoir réellement améliorer les choses, et peut-être finalement d’en faire un foyer. Malgré l’intime conviction que ça ne pourra pas durer, que vous devrez bien partir un jour, vous vous accrochez à cette arche de métal.
Un événement va venir bouleverser votre quotidien, c’est l’arrivée d’une flotte de migrants aux abords de la station. Des individus, qui comme vous, ont fui et cherchent un bref répit dans leur quête pour la survie. Vous allez alors jouer un rôle déterminant pour ces âmes perdues et maintenant sans foyer. Ce rôle va aussi emmener son lot de nouvelles rencontres attachantes, de dilemmes moraux et d’opportunités. Vous allez bientôt être au centre d’une lutte intestine impliquant le destin de tous ces êtres. Allez-vous avoir la force et la sagesse afin d’éviter un drame ? Trouverez-vous aussi le courage de vous envoler une fois pour toutes vers l’inconnu ? Libre à vous d’essayer.
Liberté chérie :
Cette promesse d’inconnu, d’équilibre, rentre toutefois en contradiction avec le tournant que prend le jeu. Plus vous avancez dans l’aventure et plus vous avez de facilités à vous procurer de l’argent, votre périple sur l’Œil en deviendra donc plus simple. À partir du moment où vous devenez suffisamment autonome, et même prévoyant, la quasi-totalité de la pression de jeu disparaît. Vous ne comptez plus vos dés, plus vos jours. Vous êtes bien plus libre, à tenter des choses plus audacieuses, des explorations bien plus avancées dans un coin de la station bien plus reculé. Reculé géographiquement et reculé industriellement puisque les tours et les marchés miteux ont laissé la place à de belles étendues de verdure, la Voie Verte. Le contraste en jeu ne s’arrête pas là puisque la contrainte monétaire est définitivement affranchie ici. On n’achète pas, on cultive. Le réseau informatique, pierre angulaire de la ville, ne fonctionne pas non plus. L’occasion de rencontrer de nouveaux personnages, de lier de nouvelles amitiés, de découvrir une autre société, portée sur l’échange et l’entraide. Celle-ci sera toutefois, de par son contexte, moins riche en rencontres.
Ainsi, le joueur va arriver, selon ses choix et sa route, à l’une des trois fins différentes proposées par le jeu. Cependant, il y a une anguille sous roche. En effet, si vous souhaitez participer au chapitre bonus (qui fait office de DLC), vous êtes obligé de rester en orbite sur l’œil. Vous pouvez bien évidemment déclencher ce chapitre supplémentaire bien plus tôt, mais la logique veut (et celle du jeu aussi) que vous ayez terminé les différentes fins de votre aventure. Pour les deux premiers claps de fins, ça ne pose pas de problèmes. En revanche, pour le dernier, si vous choisissez d’abandonner votre passé et de vivre une nouvelle vie, les crédits défileront et vous serez amené à reprendre votre partie, juste avant cette ultime décision. Bien que n’impactant que très peu l’appréciation générale que l’on fait du jeu, cette inconsistance mérite d’être signalée.
D’autant que ce contenu additionnel propose lui aussi une quatrième et dernière fin. Loin d’être anecdotique, elle permet de creuser davantage l’univers du jeu ainsi que les enjeux géopolitiques, trop peu discutés dans l’aventure principale. Une possible ouverture sur le second épisode déjà annoncé et qui, de ce que l’on a comparé, semble reprendre quelques-uns des personnages de ce dernier chapitre.
C’est lorsque l’on boucle l’aventure que l’on se rend compte à quel point l’univers de Citizen Sleeper est dense, et aurait mérité, pour les férus d’univers fictifs, un glossaire qui permettrait au joueur de tout saisir. Cela contribuerait à mieux appréhender l’univers tout en répondant aux questions que le joueur peut se poser. Cette légère contrariété est sans doute à corriger pour Citizen Sleeper 2, qui offrira à n’en pas douter, plus de cohérences et de réponses à ce titre là. Il se peut aussi que le jeu fasse référence d’autres œuvres de la littérature de science-fiction ou/et de space opera dans son expression la plus directe, détails qui ont pu échapper à notre vigilance.
Un jeu porté par un travail artistique brillant :
Une ambiance flottante unique :
Dès le départ, c’est un calme sourd qui vient frapper le joueur, et l’arrivée sur l’Œil se fait dans un état de pseudo inconscience après laquelle nos sens mettront quelques instants à s’éveiller, comme une sorte de naissance. Les premiers bruits sont vagues, diffus. Puis la lumière arrive enfin, nous présentant le lieu sur lequel nous sommes, l’Œil. Il prend l’apparence d’un anneau de métal à la dérive dans cet espace infini. Démonstration visuelle de la solitude et de la fragilité de ce refuge face au vide. Là aussi, très peu de sons, seul un léger bourdonnement est audible, semblable à un bruit de foule lointain, unique parasite dans le silence du vide intersidéral. La surface est grisâtre, inanimée. Les contrastes et la couleur vont être emmenés par l’interface, qui s’intègre très bien dans les décors et apparaît comme l’interface physique de notre dormeur. Les seuls stimuli sonores ou visuels proviennent finalement des lieux abritant la vie. La navigation dans l’Œil se fait par défilement, il est lent et légèrement flottant, comme pour nous faire ressentir ce sentiment d’inertie ressenti en gravité zéro.
Les contrôles à la manette sont d’ailleurs très bons, on navigue avec fluidité et précision entre les différents points d’intérêt. Le son aussi habille notre traversée, chaque portail, sas, ascenseur, se déclenchent avec un son caractéristique, donnant presque une musique associée à chacun des différents parcours pouvant être empruntés dans la station. Ils sont tout autant de petits bruits mécaniques qui rythment les nombreuses traversées de l’Œil, qui ne renvoie finalement que l’image d’une machine colossale froide, calme et austère. On chipotera toutefois sur les effets sonores qui auraient pu être un peu plus nombreux notamment dans la seconde partie de l’Œil, afin de renforcer cette immersion.
Un chara design exceptionnel :
C’est lors des rencontres avec d’autres personnes que le jeu et son univers semblent tout à coup prendre vie. Le dessin au trait est extrêmement détaillé. Guillaume Singelin laisse le rendu plus cartoon de ses personnages habituels, avec les membres plus courts et des grosses têtes, pour en créer ici des plus réalistes. Ils sont incroyablement expressifs. Leur visage trahit le moindre de leur sentiment. Le travail sur leur posture est tout aussi parlant, d’un simple coup d’œil nous pouvons connaître l’état émotionnel de notre interlocuteur. Singelin donne un paralangage au texte au travers des images, chaque illustration vient servir l’écriture et renforcer son sens.
La couleur dominante, elle aussi, est un indicateur sur notre interlocuteur. Les couleurs froides vont par exemple être utilisées dans les moments plus intimes ou sur des personnes tristes. Au contraire, certaines personnalités plus positives vont avoir une dominance verte, couleur de l’espoir. Singelin manie sa palette chromatique avec brio pour nous délivrer toute une grammaire colorée des sentiments. Comme dans sa BD Frontier, on ressent toute l’influence de la French Touch dans son travail. Les couleurs sont nombreuses, variées et saturées. Il y aussi une véritable recherche stylistique dans les tenues, on y perçoit les influences diverses, qu’elles soient géographiques ou historiques. Elles donnent une véritable origine aux personnages tout en signifiant les différentes cultures présentes dans cet univers. Grâce à cette multitude de couleurs et de styles vestimentaires, chaque personnage à une identité visuelle propre. Au moindre coup d’œil nous les reconnaissons, et cela est bienvenu compte tenu du grand nombre de personnages que nous allons croiser. Certaines tenues transparaissent la condition du personnage qui les porte. Comment ne pas penser à Sol et son exosquelette défaillant, représentant la lourde responsabilité qu’il porte sur ses épaules. Les personnages dans leur design contrastent enfin avec celui de la station et de l’espace qui l’entoure : ils sont la chaleur dans un corps froid, la couleur dans ces nuances de gris, la lumière dans la nuit.
Une fable inclusive :
Ces images ne seraient rien sans les textes qui les accompagnent. Comme dit en introduction, le jeu a bénéficié récemment d’une traduction française permettant de faire apprécier l’œuvre au plus grand nombre. Cette traduction est à ce titre, de très grande qualité. La consistance de l’écriture est remarquable, si bien que l’on se prend d’amitié pour certaines âmes perdues : le chasseur de primes, le père et sa fille, la biologiste ou encore la barmaid, sont autant de personnages intéressants à découvrir, avec parfois une histoire bien tortueuse et nuancée. Il est difficile de révéler quelconque morceau, mais l’on se prend parfois de colère, de pitié, ou de surprise avec certains d’entre eux ou certaines des situations les impliquant. Ils sont voués à évoluer tout au long du récit, même si l’on regrettera l’expédition de certains d’entre eux, pourtant centraux à notre aventure. Il n’est pas question de dire qu’ils sont trop nombreux, ce qui aurait pu desservir le récit, mais on sent que certains sont plus intégrés que d’autres. Ce sont des voyageurs, après tout.
Cela manque peut-être aussi de quelques tics de langage propre à certains protagonistes afin de définitivement les différencier. Toujours dans la nuance, on aurait aimé un contraste évident entre les parties descriptives et narratives dans les monologues. Parfois, les personnages entament une phrase avant que la dimension déclarative ne prenne le pas, et ce, sur quelques lignes. On perd en substance et un peu en cohérence dans la lecture. Rien de bien grave, mais avec une différence à ce niveau, la lecture aurait été optimale.
À ce titre là, le jeu fait la part belle à des personnages non-binaires, définis uniquement dans le jeu par leur histoire, par ce qui les anime ou ce qui les hante et non, juste par leur genre. La traduction française poursuit cette normalité par l’intégration de l’écriture inclusive pour certains personnages. Un énorme bon point pour Citizen Sleeper.
Chaque discussion est l’occasion d’en apprendre plus sur l’Œil, mais aussi sur les conflits sociaux et politiques qui le gangrènent. C’est dans ces longues tirades que l’on se rend compte que l’univers du jeu est incroyablement riche, et s’étend au-delà de ses propres frontières. Si au départ, celui-ci se découvre par goutte, c’est dans les dialogues les plus avancés que l’on profitera de toute la créativité des équipes. Malheureusement, si certains destins sont passionnants voir fascinants à suivre, d’autres finissent par vite s’épuiser. On regrettera également que les personnages n’interagissent pas plus entre eux, et que l’on reste finalement dans un cloisonnement assez symptomatique de ce genre de production narrative. Difficile de considérer ce point comme un défaut tant l’Œil est grand et que les destinées sont souvent diamétralement opposées, mais c’est à signaler.
Une bande originale envoutante
Nous ne pouvons que saluer le travail d’Amos Roddy à l’œuvre pour la composition de la bande originale. Il avait déjà collaboré avec Gareth Damian Martin pour In Other Waters. Il travaillera aussi sur tout l’habillage sonore de la station. Pour Citizen Sleeper, il nous délivre un son numérique, profond, comme chargé de toute la mélancolie du monde. Les aigus eux sont plus stridents et résonnent dans notre tête telle une alarme, un sentiment d’urgence. Le morceau “Matsutake” en est le parfait exemple. C’est un son lent, long, résonnant, comme surgi du plus profond de l’âme.
Les différentes compositions transcrivent idéalement les scènes qu’elles accompagnent. Elles sont d’une justesse rare dans leur placement et dans ce qu’elles expriment. Comme pour les autres sons du jeu, les musiques se lancent essentiellement pendant les conversations. Elles sauront à merveille exprimer toute la tension ou la dramaturgie d’une scène. La bande originale et les bruits électroniques de la station marchent de concert et offrent à Citizen Sleeper une identité sonore marquée. Les nombreux petits claquements que l’on entend dans les différents morceaux renforcent aussi l’ambiance de la Station, ils donnent une sorte de matérialité sonore au jeu. Dans toute cette mélancolie musicale, nous discernons quand même de vraies notes d’espoir, plus lumineuses, là aussi en toute cohérence avec le propos du jeu. En exemple, nous citerons le morceau “Sleeper” qui parvient à la fois à nous communiquer toute la solitude de notre protagoniste avec, en son fond, cette étincelle d’espérance.
Brèves techniques
Nous avons joué aux versions PS4 fat et Xbox Series X et dans les deux cas nous avons constaté quelques problèmes. Sur PS4, il y a des ralentissements (freeze) et quelques latences dans l’apparition des dialogues, ces délais dans les dialogues se retrouvent sur Xbox Series X en sortie de quick resume. En dehors de ces deux soucis le jeu est propre, nous n’avons eu aucun crash ou bug bloquant, ni aucun problème lié à notre sauvegarde.
Conclusion
Citizen Sleeper est le départ de quelque chose. Il pose son contexte, son univers, ses personnages, ses mécaniques. Et si finalement, il ne semble pas avoir de grosses lacunes, ce sont pleins de petits détails qui permettent d’illustrer le caractère initiatique de son œuvre. Citizen Sleeper est, en résumé, un très bon jeu, qui ne s’exprimera pleinement que lorsqu’il s’affranchira d’être juste l’épisode esquissant ses bases et ses règles. Pris uniquement, il est une épopée divertissante, un exercice d’équilibriste réussi haut la main par Martin et son équipe. Des personnages attachants, une réalisation et un univers intrigant : vivement la suite !
Critique de Frontier
Frontier est une bande dessinée de science-fiction scénarisée, dessinée et colorée par Guillaume Singelin, aussi character designer sur Citizen Sleeper. Frontier suit les aventures de trois personnages aux destins qui s’entrecroisent dans la Frontière, nouvel eldorado de la conquête spatiale.
Ji-Soo, fière archéologue spatiale, a dédié sa vie entière à l’étude de l’espace et de nos origines. Elle voit son rêve stoppé net lors du rachat de l’entreprise qui l’emploie par Energy Solution. Mise au placard par le géant de l’énergie, Ji-Soo va errer sans conviction de postes en postes, au rythme des envies d’Energy Solution et des défiances de notre héroïne. Lors d’un dernier conflit, Ji-Soo va se retrouver à bord de Rock Breaker, une station spatiale qui orbite autour de la planète Vespa. Et si, cette fin n’était qu’un début pour elle ?
Tout comme dans PTSD, première BD de Guillaume Singelin, l’histoire s’articule autour du destin d’un personnage central, Ji-Soo. Elle a d’ailleurs elle aussi un destin détourné comme Jun, héroïne de PTSD. Tout au long de l’histoire et des rencontres de Ji-Soo, notamment avec ses deux comparses Alex et Carmine, Singelin nous interroge sur le sens de l’exploration spatiale, entre recherche de nos origines et pillages des ressources naturelles. Frontier est un authentique récit de science-fiction, abordant des thématiques aussi profondes qu’humaines, à l’image du regret du scientifique qui se rend compte de l’impact réel de ses découvertes, de l’expérimentation animale, des conditions de travail et de l’écologie.
Les personnages secondaires apportent aussi leur lot de réflexion au récit, entre Carmine, ancienne mercenaire en quête de rédemption, et Alex, un employé de manutention qui n’a connu que la réconfortante structure de la station. Les enjeux restent à taille humaine, entre abandon d’un peuple face aux puissants, traitement des individus dans les grandes entreprises et leur irresponsabilité face aux conséquences de leurs actions. Sans cesse, Frontier met l’humain, sa place et sa fonction dans notre monde, au centre du récit. Il est présenté comme créateur, savant et un être profondément enclin à l’espoir. Il est aussi dépeint comme faillible, aussi destructeur que vulnérable face à son environnement. Nous avons l’exemple des spaciaux, ces humains nés et n’ayant connu que les stations spatiales et devenant inadaptés au monde terrestre. Une belle allégorie de la condition humaine, un être vulnérable et profondément dépendant de son environnement. Le monde du travail est aussi décrit avec justesse, entre les dégâts causés par les restructurations et la violence de l’absurdité d’un quotidien bien monotone.
Frontier est une œuvre généreuse, portée par un superbe travail d’illustration et de colorisation. Nous retrouvons le dessin au trait caractéristique de Guillaume Singelin, ainsi que sa palette de couleurs tout en contrastes. Il alterne les scènes étouffantes représentant l’intérieur des stations comme les immenses paysages désertiques de Vespa avec brio. La station de Rock Breaker est représentée comme un lieu stressant, grisâtre, sans cesse en mouvement, une sorte de vacarme visuel incessant. Elle est oppressante, froide, inaccueillante, semble presque hostile aux humains. Cette station spatiale est finalement à l’image de l’entreprise qui la contrôle. La planète Vespa, elle, est à son antipode. On se surprend à admirer les détails glissés dans les paysages, les grands panoramas lointains, toujours rehaussés par de somptueuses couleurs pastel. Il se dégage une atmosphère de plénitude sur Vespa, comme si Ji-Soo et ses amis étaient enfin où ils doivent être. Les personnages, eux, ont des traits plus simples, presque un aspect chibi avec leur grosse tête et leurs petits membres, ils contrastent avec les décors plutôt réalistes. Ils détonnent aussi avec le sérieux des événements narrés, comme si, par le dessin, Guillaume Singelin nous transmet l’image d’une certaine vulnérabilité face au monde extérieur. La BD alterne très bien les moments bavards et les planches plus contemplatives. La lecture est fluide et extrêmement agréable, on se surprend à dévorer l’ouvrage.
En définitive, Frontier est une œuvre de science-fiction optimiste, qui nous parle d’écologie et des contraintes bien actuelles en matière d’environnement, sans tomber dans la facilité. Une histoire qui, dans un contexte de difficultés sociales et économiques globales, vise juste sans vouloir être moralisatrice. Elle interroge sur notre mode de vie moderne et parfois en décalage avec nos besoins, mais aussi sur notre condition d’humain. C’est édité par 619 Label, l’objet et le papier sont de belle qualité et il est conçu avec un sens certain de l’esthétique.
Synthèse :
Vous avez pu maintenant le constater, Citizen Sleeper et Frontier partagent quelques thématiques communes et cette philosophie centrée sur l’humain dans la science-fiction. Les deux œuvres nous proposent des questionnements sur des contraintes qui sont d’actualité. Les prochains défis de l’humanité sont connus : préservation de l’environnement et de nos ressources, échecs et conséquences du capitalisme et vies brisées face à la machine corporatiste. Les œuvres se répondent parfois, il n’y a qu’à voir les différences de perception des multiples stations. L’Œil, bien que froid et hostile, apparaît comme un berceau de vie dans Citizen Sleeper alors que la station Rock Breaker dans Frontier incarne la mise au placard de Ji-Soo et quelque part une prison. Dernier élément notable, c’est que nous avons affaire à deux œuvres qui tendent vers l’optimisme, le changement est encore possible, l’humanité pas encore condamnée. Peut-on y croire… ?
CONCLUSION
Citizen Sleeper
Citizen Sleeper est le départ de quelque chose. Il pose son contexte, son univers, des personnages, des mécaniques. Et si finalement, il ne semble pas avoir de grosses lacunes, ce sont pleins de petits détails qui permettent d'illustrer le caractère initiatique de son œuvre. Citizen Sleeper est donc en résumé un très bon jeu, qui ne s'exprimera pleinement que lorsqu'il s'affranchira d'être juste l'épisode esquissant ses bases et ses règles. Pris seul, il est une épopée divertissante, un exercice d'équilibriste réussi haut la main par Martin et son équipe. Des personnages attachants, une réalisation et un univers intrigant : vivement la suite !
LES PLUS +
- Un RPG aux nombreuses possibilités
- Un travail artistique remarquable
- Une bande originale de haut vol
- Un univers profond et attachant
- Des personnages touchants par leur écriture
- Le travail global de traduction est de grande qualité
- Une navigation manette exemplaire
- Des thématiques d'actualité profondes
- Chara design marquant
LES MOINS -
- Un certain déséquilibre des compétences
- Quelques cycles sans actions déterminantes à faire
- Certains destins sans réelle finalité
- Parfois on a l'impression d'avoir de faux choix
- Quelques petits soucis techniques