Dans le paysage vidéoludique contemporain, certains jeux vidéo basent entièrement leur expérience sur l’exploration, l’enquête et la connaissance. Ce sont les Knowledge-Vania. Aussi rares que complexes, ils sont une véritable bouffée d’air frais au milieu des grosses productions plus traditionnelles. Dans cette analyse, nous allons voir les éléments qui définissent le genre pour ensuite essayer de comprendre ce qui le rend aussi marquants pour les joueurs. Prenez vos notes, c’est parti !
Pour bien commencer, qu’est-ce qu’un Knowledge-Vania ?
Le mot Knowledge-Vania provient de la contraction de knowledge, la connaissance en anglais, et vania pour Castlevania, et plus tard Metroid-Vania. Ce terme est employé pour définir un genre, une formule et une philosophie de conception d’un jeu vidéo. Les Metroid-Vania sont des jeux essentiellement basés sur l’exploration d’un monde ou d’une zone ouverte, entièrement disponible dès le départ et demandant aux joueurs de trouver et d’obtenir divers outils et compétences afin de l’explorer pleinement.
Les Knowledge-Vania eux, vont attendre des joueurs qu’ils recherchent une grande variété d’informations et d’éléments de compréhension pour avancer. Cela va de l’étude du déroulement d’évènements passés, et peut impliquer des situations et des éléments de déduction disséminés tout au long de l’aventure, en passant par le décryptage de mécaniques nébuleuses à l’aide d’expérimentations et d’enquêtes. Les Knowledge-Vania demandent aux joueurs de faire des liens entre ces différentes informations, de les hiérarchiser et de faire des choix dans leur utilisation. Découverte, apprentissage et savoir sont le cœur de l’expérience, non sans oublier l’héritage direct des Metroid-Vania vu précédemment, avec une expérience ouverte et non linéaire, prenant place dans un open world ou des zones ouvertes interconnectées, menant le joueur à explorer à sa manière, guidé par sa curiosité puis ses découvertes.
Les grands Knowledge-Vania à ne pas rater
Voici à présent quelques Knowledge-Vania qui vont aider à illustrer ce qui rend leur formule si unique et plaisante. Pour commencer, on ne peut s’empêcher de citer Outer Wilds de Mobius Digital, où le but est d’explorer et de comprendre le fonctionnement d’un système solaire dont le soleil entre en supernova toutes les 22 minutes, entrainant une boucle temporelle. Un autre Knowledge-Vanie d’exception est Return of the Obra Dinn, jeu d’enquête du célèbre Lucas Pope. Le joueur y incarne un agent d’assurance chargé de comprendre les évènements arrivés à l’Obra Dinn, navire disparu en 1800, qui ont conduit à la disparition de tout son équipage, et ceci avec l’aide d’une montre à gousset permettant de remonter le temps.
Cette année, le genre a aussi été agrémenté de l’excellent Chants of Sennaar du studio français Rundisc (retrouvez d’ailleurs notre interview de Julien Moya, co fondateur du studio), qui propose de s’aventurer dans une tour cosmopolite dans laquelle il y a tout à découvrir, entre les différentes langues parlées, les cultures et même jusqu’à la fonction de chaque étage. Il faut dans Chants of Sennaar dévoiler les nombreux mystères qu’abritent les lieux en s’appuyant sur la déduction, le paralangage et les inscriptions variées qui nous entourent.
Le dernier Knowledge-Vania que nous souhaitons mettre en avant, et pas des moindres, est Her Story, hybride de FMV (full motion video) et de jeu d’enquête par le game designer de renom Sam Barlow. Le joueur doit y comprendre le mystère qui entoure la disparition d’un homme par le biais de courts extraits vidéos de l’interrogatoire de sa femme.
En quoi les Knowledge-Vania sont-ils si particuliers ?
Du point de vue du développement, leur création implique des contraintes particulières, notamment économiques : le Knowledge-Vania aujourd’hui représente un genre de niche, presque à contresens des tendances du marché. Cela peut bien sûr entrainer des difficultés à trouver un éditeur, tout particulièrement en cette année 2023, tristement marquée par les licenciements, les fermetures de studios et le scandale Unity. Un projet se doit de plus en plus d’avoir un élément percutant de par son gameplay, son concept ou sa direction artistique pour pouvoir se démarquer auprès des éditeurs mais aussi des joueurs. Le Knowledge-Vania demande un grand investissement aux joueurs, les laissant chercher, enquêter, découvrir et avancer par eux-mêmes, au gré de leur curiosité. C’est au risque de les frustrer et de perdre une partie non négligeable d’entre eux qui n’auraient pas le bon état d’esprit pour se plonger dans ce type de jeu ; une pratique à l’opposé de la plupart des dernières grosses productions actuelles, qui ont tendance à téléguider les objectifs ainsi qu’à proposer des aides pour nous accompagner à chaque instant de notre progression.
À cette première difficulté s’ajoute la complexité de développement, ces jeux demandant une grande quantité de tests internes afin d’en éprouver les mécaniques, les systèmes, les indices et puzzles. Mobius Digital a confié avoir créé son jeu Outer Wilds en version papier dans le but de se concentrer sur l’essentiel, la cohérence des cheminements d’idées (merci à Game Next Door pour l’anecdote). Ces phases de test qui sont essentielles pour le jeu peuvent entrainer de grands bouleversements, ayant un impact plus ou moins important sur le calendrier. C’est aussi après ces tests que l’idée de donner des outils aux joueurs émerge généralement. C’est par exemple le cas des carnets de notes virtuels, répertoriant toutes nos découvertes et pour certains jeux validant même nos hypothèses, toujours dans un souci de soutenir notre avancée.
Des difficultés existent aussi quant à la courbe de progression. Le joueur doit être plus ou moins accompagné dans ses débuts afin d’intégrer les différentes possibilités qui s’offrent à lui. Par exemple dans Chants of Sennaar, le premier étage de la tour fait office de grand tutoriel progressif, nous présentant la méthode à suivre : découvrir un symbole, en proposer une signification, valider cette supposition et la mettre en pratique au travers de puzzles et énigmes. Cela se vérifie aussi de par son level design, le titre de Rundisc commençant comme un long couloir pour ensuite s’ouvrir progressivement jusqu’à des zones plus vastes et totalement libres.
Pour nous joueurs, qu’est ce qui rend l’expérience si unique ?
Les Knowledge-Vania donnent une expérience basée sur l’exploration et la compréhension des lieux, des documents et de tout autre élément informatif. Ils nous transmettent un sentiment de vertige au départ face à l’apparente ampleur de la tâche qui se dessine devant nos yeux et dans notre esprit. La quantité d’éléments informatifs disparates découverts peut aussi sembler décourageante par le manque de sens et de liens entre elles, comme si nous avions les bons numéros du loto sans ne savoir qu’en faire, sans même savoir ce qu’est un loto. Au fond, ces jeux nous rappellent que nous ne sommes qu’ignorants devant le monde qui nous entoure. Ce n’est que par les explorations et nos découvertes répétées que l’on va enfin pouvoir, petit à petit, démêler cet immense et nébuleux puzzle.
C’est aussi une progression organique, réelle. Elle n’est pas celle d’un avatar incarné qui évolue tout au long du jeu. Ici, pas de jauge d’expérience ni de niveaux, pas d’amélioration de compétences, d’équipements ou de monnaie ; tout est uniquement rythmé par le champ des possibilités laissées par notre curiosité et nos connaissances. Nous évoluons en tant que joueur en même temps que nous progressons dans le jeu.
Les Knowledge-Vania mettent ainsi le joueur au centre de l’avancée, qui n’est pas freinée par des scripts, des prétextes occasionnant des détours, des zones de niveaux ou la myriade d’artifices régulièrement employés dans le jeu vidéo pour essayer d’en maîtriser son rythme. Tout ne dépend que de nous, notre puissance n’a d’égal que notre savoir. La progression s’adapte à la compréhension et à la direction de chaque joueur, sans ordre particulier dans les découvertes. Chacun est capable grâce au sens de son exploration ou grâce à son sens de déduction d’apprendre ou de comprendre la même information de manière totalement différente. Ainsi, chaque joueur vit sa propre aventure, avec ses problématiques personnelles et son cheminement unique. Nous avons quasiment affaire à des objectifs autotéliques, car si le jeu impose des découvertes précises pour avancer, le joueur décide de lui-même quel objectif il va se fixer durant sa partie. Dans Outer Wilds, il est par exemple possible dès le départ de choisir de visiter n’importe quelle planète du système, entrainant la découverte d’éléments totalement différents d’un joueur à l’autre, et créant une variété de fils d’intrigue dans un titre qui saura, malgré tout, toujours trouver une direction à nous donner.
Enfin, ces titres sont des jeux qui font appel aux compétences intrinsèques de chaque joueur : intuition, déduction, observation, mémoire… Tout cela pour transformer chaque action, chaque avancée en une véritable victoire personnelle. Dans Her Story par exemple, la progression ne se fait que par nous, plus précisément par nos choix de mots-clés qui sont le résultat de nos déductions, de nos interrogations et de notre intuition, car même si le jeu fait en sorte d’indiquer subtilement la direction à prendre à travers ses mécaniques et ses indices, les choix et la finalité sont uniquement de notre ressort.
Une forme d’immersion totale ?
“Vous êtes là, rien ne se tient entre vous et la croyance d’être dans un monde alternatif”.
Citation de l’artiste Warren Spector dans la vidéo « L’immersion dans le jeu vidéo | Gamersden » par DonBear
L’immersion dans le jeu vidéo, comme dans tout art, est le fait de nous immerger dans un monde ou un univers qui doivent nous sembler réels et cohérents. Pour cela, le jeu doit placer le joueur aux frontières du réel et du fictif, le laisser imaginer en quelque sorte le réel de ce monde fictif sans qu’il ne soit concrètement tangible. On fait appel à sa suspension consentie d’incrédulité. Le joueur, l’espace d’un jeu, accepte de laisser de côté son scepticisme face aux incohérences inhérentes au jeu vidéo.
On distingue trois grands types d’immersion :
- l’immersion fictionnelle : elle est obtenue quand la richesse et la logique d’un monde fictif dépeint dans une œuvre nous fait oublier notre monde réel.
- l’immersion sensorielle : c’est le fait d’être plongé dans un univers de sons et images percutants, renforçant les moindres stimuli sensoriels que le jeu souhaite nous faire passer.
- l’immersion systémique : elle est provoquée par la connaissance de l’ensemble de règles et de systèmes présents dans un jeu.
C’est avant tout dans l’immersion fictionnelle que les Knowledge-Vania excellent, car leur philosophie de construction initiale est garante de la cohérence de l’ensemble. Chaque micro ou macro-élément narratif ou de progression a pour impératif de fonctionner et de s’imbriquer avec les autres, afin de donner du sens. Le joueur doit pouvoir sentir la logique à chaque découverte afin d’orienter son aventure.
L’immersion sensorielle est elle aussi présente dans le genre. Si bien souvent elle dépend de performances techniques et d’effets (visuels et sonores) maintenant le joueur dans un flot perpétuel de stimulis allant jusqu’à la saturation des sens, elle consiste aussi en la calme contemplation et observation du monde qui nous entoure, pour en saisir son sens et son essence profonde. Dans Return of the Obra Dinn, l’observation est essentielle pour essayer de comprendre les évènements passés et élaborer des pistes d’enquête.
L’immersion systémique peut enfin être elle aussi de la partie dans les Knowledge-Vania. En effet, chacun de ces jeux est régi par des systèmes qu’il va falloir apprendre à maitriser et à optimiser. Par exemple, le pilotage et les différentes gravités des planètes dans Outer Wilds vont requérir quelques heures de pratiques avant de contrôler pleinement nos mouvements, ceci entrainant quelques glorieux ratages ! Qui n’a jamais terminé sa course directement dans le soleil ? Cette physique poussée, en plus d’ajouter un défi à l’exploration, est aussi un moyen de donner une matérialité crédible supplémentaire à l’univers et donc à son aspect immersif.
L’immersion consiste donc avant tout à apporter du réel dans le fictionnel pour donner le sentiment de parcourir un univers tangible. Les Knowledge-Vania eux, apportent aussi du fictif dans notre vie bien réelle, brouillant toujours plus la frontière entre réel et fiction. Ils nous occupent l’esprit tout au long de la journée, nous amenant à réfléchir au problème ou à l’inconnue de la veille qui bloque notre avancée. Nous ne vivons pas uniquement l’expérience pendant les moments passés manette en main, mais à tout moment de la journée au travers de notre réflexion.
Pourquoi les Knowledge-Vania sont-ils aussi marquants ?
Les Knowledge-Vania laissent une marque indélébile dans l’imaginaire grâce aux émotions qu’ils parviennent à faire ressentir aux joueurs.
Nécessitant un fort investissement cognitif et personnel, les Knowledge-Vania laissent un sentiment gravé comme une empreinte, comme une épreuve surmontée qui fait partie du vécu personnel, toutes ces connaissances devenant de l’acquis. La progression ne dépendant que du degré de compréhension de chacun, chaque avancée procure une impression d’intelligence, et c’est une sensation assez rare face à un jeu vidéo. Chaque puzzle décodé, chaque élément assimilé est gratifiant.
C’est d’ailleurs le sentiment que laisse la proposition de Chants of Sennaar, le fait de découvrir la tour et ses peuples, d’arriver à se l’approprier pour qu’enfin ces lieux, ces langues, ces écritures toutes inconnues auparavant nous paraissent presque familières, participant à l’immersion diégétique de l’œuvre. Le jeu reste comme n’importe quelle autre expérience concrète qui a été vécue, avec les souvenirs de nos découvertes et de notre aventure, cette sensation d’accomplissement, d’aboutissement et enfin de nostalgie.
Une autre singularité qui participe à toucher émotionnellement le joueur est que ces jeux n’ont que très peu d’intérêt à être rejoués. Basés sur l’enquête, leur attrait repose avant tout sur l’inconnu, et ils n’auront de fait plus la même saveur lors d’une seconde partie. C’est quelque part une très belle manière de nous inviter à le digérer et à aller de l’avant, comme tout autre évènement dans une vie.
Restent les souvenirs, quand on repense au parcours, aux difficultés, à la maestria d’astuces employées et à la cohérence des mécaniques. Aux petites victoires, aux grandes avancées, parfois à la bande originale qui les accompagne. On imagine un cheminement différent, on songe à tous les petits détails qui composent son univers, ses personnages, aux messages délivrés ; en somme les Knowledge-Vania nous habitent profondément et quelque part, nous donnerions beaucoup pour avoir la chance de les revivre.
Quelques ressources qui ont aidé à l’écriture de ce papier :
- Le Game Design de la connaissance par Game Next Door.
- L’immersion dans le jeu vidéo | Gamersden par DonBear.
- Métapsychologie de l’immersion dans les jeux vidéo de Yann Leroux.
- Point de Vue – Outer Wilds par Point’N’Think.
- Episode 15 – Obra Dinn par Fin du Game.
- What the Heck is a Metroidbrainia ? par Kate Gray pour Nintendolife.com.
Ludothèque (non exhaustive) d’autres Knowledge-Vania et de jeux basés sur la connaissance :
- There is no game .
- Ace Atorney.
- The Witness.
- The Case of the Golden Idol.
- Heaven’s vault.
- FEZ.