Quand on pense à Naughty Dog, on pense automatiquement à Neil Druckmann. Véritable figure tutélaire du studio, en particulier après le départ de vétérans tels que Christophe Balestra, Druckmann a façonné le PlayStation Studio à sa manière, avec notamment la désormais légendaire saga The Last of Us. 10 ans après les premières aventures de Joel et Ellie à travers les États-Unis, il est temps de faire le bilan. Que retenir de cette décennie druckmanienne chez Naughty Dog ? Éléments de réponse dans cette analyse.
En juin 2013, le raz-de-marée The Last of Us déferle sur l’industrie du jeu vidéo. S’il y a bien évidemment eu des jeux matures et incroyables avant lui, The Last of Us dépasse les frontières de son domaine et devient une référence narrative au niveau culturel. De cet énorme succès de Naughty Dog, un nom ressort plus que les autres : celui de Neil Druckmann, l’un des scénaristes des aventures de Joel et Ellie.
Déjà à Naughty Dog depuis plusieurs années, Neil Druckmann devient en 2013 une personnalité de notoriété mondiale. Il apparaît, quasiment du jour au lendemain, comme le visage du tournant mature du jeu vidéo, qui serait devenu au début des années 2010 un art enfin majeur après quelques décennies d’existence. Petit à petit, PlayStation et Naughty Dog sentent qu’ils ont dans leurs rangs une personne à même d’être aussi célèbre et célébrée qu’un Hideo Kojima ou qu’un Shigeru Miyamoto.
Uncharted 4 : une réussite en demi-teinte au niveau interne
Après 2013, Neil Druckmann se sent pousser des ailes et commence déjà à imaginer une histoire pour la suite de The Last of Us. Mais après la conclusion de l’odyssée de Joel et Ellie, Naughty Dog décide de concentrer ses équipes sur la suite des péripéties de Nathan Drake. Alors que la PlayStation 4 se profile, le studio californien annonce donc le développement d’Uncharted 4, toujours sous la houlette d’Amy Hennig.
Mais comme vous pouvez le voir dans le documentaire Uncharted réalisé par l’équipe de PlayStation Inside, la gestion d’Amy Hennig devient vite erratique, et Naughty Dog finit par se séparer d’elle. Christophe Balestra et Evan Wells font alors appel au tandem Neil Druckmann – Bruce Straley. Ces derniers, qui sentent le bourbier, n’acceptent de reprendre le projet qu’à une seule condition : qu’Uncharted 4 soit le dernier jeu de la série, ou du moins le dernier avec Nathan Drake. Chose demandée, chose acceptée. Au tournant de l’année 2014, le duo Druckmann-Straley prend la direction d’Uncharted 4, et supprime plusieurs aspects du jeu, en particulier les éléments fantastiques, pour proposer une histoire plus terre à terre mais plus mature. Nathan Drake se rapproche ainsi de Joel, et du personnage affable et intrépide des 3 premiers jeux, il devient plus complexe, plus conscient de ses limites. C’est pour cela que le titre est intitulé « La fin d’un voleur ».
Au printemps 2016, Uncharted 4 sort sur PS4. Si l’on pouvait craindre le tournant pris par la série après la reprise du projet par Druckmann et Straley, le résultat est sans appel : le jeu est un authentique chef-d’œuvre, salué comme tel par la critique et les joueurs. Tout le monde s’accorde à louer la nouvelle direction de la saga, et décrit le scénario comme une excellente fin à l’arc de Nathan Drake.
Mais si Uncharted 4 est une immense réussite et que Naughty Dog est porté aux nues, la situation est moins reluisante en interne. À cause de la nouvelle direction voulue notamment par Neil Druckmann et des délais restreints imposés par PlayStation, et ce malgré un retard de presque un an sur la date de sortie initiale, Uncharted 4 s’est développé dans une ambiance de crunch particulièrement difficile. Et après la sortie du titre, les conséquences de ce crunch se font vite sentir. Plusieurs cadres quittent le studio exténués. Le départ de Christophe Balestra en 2017, qui était complètement cramé, est à ce titre emblématique.
The Last of Us Part II : on prend (presque) les mêmes et on recommence
Après la sortie d’Uncharted 4, et alors que les informations de crunch ne sont pas encore sorties dans la presse, Neil Druckmann est au firmament. Loué de toutes parts, il prend une place de plus en plus importante chez Naughty Dog, en parallèle du pas de côté qu’effectue petit à petit Christophe Balestra avant de partir.
Mais ce qu’il faut savoir sur Neil Druckmann, c’est qu’il n’a pas l’âme d’un gestionnaire. Écrivain de génie, il aurait peut-être dû « limiter » son ascension au niveau de directeur créatif/narratif. Car en gestionnaire avec sa prise de pouvoir progressive chez Naughty Dog, Druckmann n’aura quasiment fait que des erreurs de 2014 à 2020, de la reprise d’Uncharted 4 à la sortie de The Last of Us Part II. Au PlayStation Experience de décembre 2017, il commet ainsi une erreur de communication qui aura un effet assez négatif dans le studio quand il annonce que le développement de The Last of Us Part II est fini à « 50% ou 60% ».
Mais si les erreurs de gestion de Neil Druckmann s’étaient limitées à quelques maladresses de communication, personne n’aurait rien dit. En réalité, et comme l’a régulièrement écrit le journaliste Jason Schreier par exemple, le développement de The Last of Us Part II s’est apparenté, la majorité du temps, à un crunch exceptionnel. Constamment sous pression, les équipes de Naughty Dog ont progressivement vu partir leurs vétérans, alors que même que certains étaient partis après Uncharted 4. En conséquence, la sortie du deuxième opus de TLOU a été plusieurs fois retardée, car le studio californien a dû recruter des développeurs de moins en moins expérimentés, étant dans l’impossibilité d’attirer des poids lourds comme à la grande époque à cause de sa réputation. Et qui dit développeurs moins expérimentés, dit temps d’adaptation plus long, et donc production plus longue.
En juin 2020, The Last of Us Part II sort enfin. Une fois de plus porté aux nues par la critique, le jeu divise cette fois bien plus les joueurs, mais les ventes sont au rendez-vous et il est indéniable que le jeu est un chef-d’œuvre, qui aura lui aussi marqué l’industrie du jeu vidéo, à l’image de son titre de Jeu de l’Année aux Game Awards 2020. Une fois de plus, la situation de Naughty Dog est paradoxale. Très justement salué pour son jeu exceptionnel, le studio souffre d’une ambiance délétère en interne, due notamment à la gestion erratique de Neil Druckmann qui privilégie sa vision au bien-être de ses équipes.
Après The Last of Us Part II : il faut imaginer Sisyphe heureux
Finalement, il aura fallu 6 années d’un crunch éreintant et de critiques de plus en plus visibles pour que Neil Druckmann prenne enfin conscience des problèmes internes à Naughty Dog. Promu vice-président du studio en mars 2018 puis co-président aux côtés d’Evan Wells en décembre 2020, Druckmann ne peut plus ignorer la situation. Petit à petit, il engage alors une restructuration du studio et met en place de nouvelles règles censées prévenir toute situation de crunch à l’avenir. Et si l’on en croit les nombreux échos concordants de la presse et des développeurs du studio même, ces actions ont porté leurs fruits.
Aujourd’hui, il semble que Neil Druckmann ait enfin réussi à faire de Naughty Dog un studio à l’environnement de travail à nouveau sain, comme lors des années pré 2014. Meilleur gestionnaire grâce à l’expérience accumulée sur Uncharted 4 et The Last of Us Part II, le co-président de Naughty Dog allie, pour le soulagement de ses équipes, la nécessaire productivité d’un PlayStation Studio à la toute aussi nécessaire protection du bien-être de ses employés. Et le résultat des courses est positif : jamais Naughty Dog n’a travaillé sur autant de projets différents que depuis 2020, avec la sortie de la collection Uncharted Legacy of Thieves sur PS5 et PC, celle du remake de The Last of Us sur PS5 puis sur PC, la mise en chantier du multijoueur Factions, le lancement de la pré-production de The Last of Us Part III (selon toute vraisemblance) et d’une nouvelle licence (normalement), et surtout la diffusion de l’excellente série The Last of Us sur HBO, dont les critiques ont été élogieuses et les audiences importantes.
Ainsi, 10 ans après, le bilan de Neil Druckmann à la tête de Naughty Dog est indéniablement en demi-teinte. Si d’un côté Uncharted 4 et The Last of Us Part II ont tous deux été d’immenses jeux, leurs conditions de développement ont été déplorables. Et sur ce point, Neil Druckmann est tout à fait critiquable. Mais depuis 2020, sa nouvelle gestion du studio avec Evan Wells est à saluer. Naughty Dog semble enfin réussir à allier productivité et respect du droit du travail. Si l’on devait donc décrire la carrière de Neil Druckmann dans le studio, en particulier depuis la sortie de The Last of Us, on pourrait la comparer au mythe de Sisyphe.
Redescendant sans cesse au bas de la montagne à cause de sa gestion désastreuse des équipes de développement, Neil Druckmann n’a néanmoins pas abandonné, et a sans cesse voulu faire remonter le rocher au sommet de la montagne. Et depuis 2020, enfin, les résultats sont positifs et non plus seulement en demi-teinte, car les jeux sont tout aussi qualitatifs mais cette fois avec des employés heureux. Comme Sisyphe, il faut donc imaginer Druckmann heureux. Dans son inlassable odyssée vers l’amélioration de sa propre personne, le génie derrière The Last of Us emmène dans son sillage le studio Naughty Dog et contribue à sa manière à l’histoire de PlayStation. Avec l’espoir, peut-être un peu fou mais certainement nécessaire, de laisser derrière lui une empreinte indélébile dans la grande légende du jeu vidéo non seulement pour la qualité de ses scénarios, mais aussi pour celle de son management.
Et vous savez quoi ? On veut y croire.
Crédit photo de la vignette : JORGE BISPO/HBO (pour Vanity Fair).