Cela fait près de cinquante ans que l’industrie du jeu vidéo anime nos vies avec passion. Les jeux vidéo se sont démocratisés au point de se faire une place de choix dans de nombreux foyers. Ils sont l’un des produits culturels consommés de manière courante par les Français, au même titre que la musique, les films, les livres. Les derniers chiffres du SELL montrent que 70 % des français peuvent se définir comme des joueurs occasionnels. Le chemin n’a pas toujours été facile, mais ce jeune format culturel, riche d’une histoire qui déborde de chefs-d’œuvre, commence peu à peu à acquérir une forme de reconnaissance dans toutes les sphères de la société. Malheureusement, son ancrage dans la technologie, ainsi que le cycle de vie extrêmement rapide de l’informatique vidéoludique, soulève de nombreux problèmes quant à la conservation du patrimoine. Nous sommes dans une industrie différente de celle du cinéma, de nombreux jeux étant malheureusement exclusifs à une console d’un constructeur en particulier. Si certains acteurs du marché tentent des choses pour encourager la préservation du patrimoine vidéoludique, il n’est malheureusement pas rare de voir des jeux disparaître dans les limbes à cause de soucis avec l’éditeur. Le scénario le plus courant reste de voir les ayant droit garder des trésors de culture vidéoludique dans leurs manches pour les ressortir à un prix exorbitant quand l’envie leur prend, car la plupart des plateformes ne proposent pas de rétrocompatibilité pour permettre de lire la version d’époque d’un jeu sur sa machine actuelle. Entre analyse de la situation et dénonciation de pratiques inacceptables, plongeons ensemble dans cet épineux sujet.
La légitimation progressive du jeu vidéo
Pour bien comprendre la légitimité des inquiétudes quant au long chemin qu’il reste à faire pour aboutir à une conservation acceptable du patrimoine vidéoludique, il faut se pencher sur l’histoire de ce secteur culturel et sur la respectabilité acquise au fil des décennies. Nous sommes désormais bien loin de l’époque où les jeux vidéo étaient vus comme de simples jouets pour enfants ou, pire, comme des appareils un peu obscurs réservés à des idiots notoires qui fuient la lueur du soleil et préfèrent rester dans l’obscurité de leur chambre plutôt que de faire des activités jugées normales. Si des critiques acerbes continuent de subsister dans certains médias de la vieille garde à chaque fois qu’une tragédie est perpétuée, le plus dur a été fait et la culture vidéoludique s’est d’ores et déjà répandue dans de nombreuses sphères sociales.
De nos jours, nous parlons du format culturel qu’est le jeu vidéo partout. Nous en parlons évidemment sur YouTube qui regorge de vidéos de fonds et d’analyses des œuvres vidéoludiques, mais c’est également le cas dans des médias plus traditionnels qui essaient tous d’avoir au moins une chronique qui couvre l’actualité. Les jeux vidéo prennent également possession des plus grands orchestres, car de plus en plus de licences voient leurs compositions musicales être reprises dans de somptueux concerts symphoniques. Les événements musicaux les plus importants concernent les partitions de Final Fantasy et de NieR. Jamais rassasiée, notre industrie a récemment décidé de tenter d’investir sérieusement dans les productions audiovisuelles. Les dernières œuvres en date sont la série The Last of Us par HBO et le film d’animation Super Mario Bros. Il s’agit là du tout début de cette nouvelle vague qui a pour but d’attirer encore plus de gens vers l’univers des jeux vidéo.
Ce qui se passe actuellement est une forme de continuité de la mouvance du début des années 2000 à 2010. Des œuvres telles que le Seigneur des Anneaux et Game of Thrones, ainsi que des créateurs profondément ancrés dans la pop culture, ont rendu le « geek » cool. Tout ce pan de la culture a cessé d’être constamment méprisé et s’est même attiré la sympathie de nombreux analystes et essayistes qui ont produit pléthore de livres d’études sur les jeux vidéo et tout ce qui les entoure. Le jeu vidéo fait également l’objet d’expositions dans des musées de grandes envergures, parmi lesquelles on peut citer Museo Games au Conservatoire national des arts et métiers, ainsi que Game Story au Grand Palais. Le problème, c’est que l’accès aux monuments du passé peut s’avérer très compliqué pour les jeunes ou nouveaux joueurs. Dans cette industrie, il est rarement possible de simplement faire la recherche d’un vieux jeu que l’on payerait directement pour en profiter, comme nous pourrions le faire actuellement pour un morceau des Doors ou pour découvrir Il était une fois dans l’ouest. On a donc assisté à une appropriation et à une diffusion de ces jeux dits historiques par leurs usagers. Certains ont été transposés de leur support d’origine comme la cartouche, le CD ou la cassette, vers la forme du fichier numérique qui peut facilement passer d’un ordinateur à l’autre.
Une conservation amateur et semi-légale
Face à l’inaction de certains éditeurs, et pour contrer leur appétence pour le gain, la communauté des joueurs a montré sa capacité à s’émanciper du support et des conditions de jeu d’origine pour en inventer de nouvelles. Si rien n’est fait pour que des monuments de l’histoire du jeu vidéo soient facilement accessibles, la communauté a pris la responsabilité de faire ce qu’elle estime être la chose la plus raisonnable à faire. Il est malheureux de voir des grands jeux tombés dans l’oubli, car les machines auxquelles ils sont liés sont hors service. Des sites spécialisés ont donc été créés, proposant de véritables ludothèques collaboratives, pouvant être enrichie par tous et en libre accès. C’est ce qu’on appelle les ROMS. Pour les faire fonctionner, nous avons besoin de logiciels qui recréent le fonctionnement des consoles d’origine de ces jeux : les émulateurs. Le petit détail qui a son importance réside dans le fait que nous sommes dans une zone grise en termes de légalité.
L’émulation est autorisée par la loi pour toute personne possédant une copie physique du jeu qu’il tente d’émuler. Dans les faits, nous savons que la quasi-totalité des gens pratiquant l’émulation ne possèdent pas les œuvres en question. Tout simplement parce que le marché du rétrogaming peut parfois atteindre des prix ubuesques, mais surtout parce que beaucoup de ces jeux ont été faits en tirage limité et ne sont plus produit depuis longtemps. De plus, il est impossible de venir toquer à la porte de ces individus pour vérifier s’ils sont bien « dans les clous légaux ». Nous sommes donc face à un comportement très permissif de la part des autorités, car il s’agit d’un des plus gros phénomènes de la patrimonialisation. C’est un système fait par des amateurs pour des amateurs.
Soyons d’accord, dans un monde moins gangrené par l’appât du gain, l’émulation ne devrait pas occuper une place aussi importante dans la préservation du patrimoine. C’est un système qui possède de nombreux désavantages, comme la perte du support d’origine ou même de l’expérience ludique imaginée par les créateurs. Les émulateurs n’ont pas un fonctionnement stable garanti, et nous pouvons nous retrouver avec des anomalies sonores ou graphiques qui n’existent pas sur une version officielle de l’œuvre. Cependant, l’émulation permet de diffuser un patrimoine qui serait devenu inaccessible ou n’aurait jamais été accessible à une grande partie du public. Il suffit de faire un tour sur Internet pour se rendre compte de la complexité d’acheter une Wii U ou une PlayStation. Du coup, comment nier que ce système est un formidable outil d’initiation pour permettre au plus grand nombre de jouer et de stocker des jeux sur leurs appareils domestiques ? Sans cette pratique, un grand nombre d’œuvres seraient tombées dans les limbes. Si vous voulez jouer à des jeux comme The Gateway, ou The Legend of Zelda Wind Waker, vous n’avez pas pléthore de choix. Soit vous possédez la machine, soit vous essayez de comprendre comment émuler le titre sur ce qui vous sert d’ordinateur. Fort heureusement, les joueurs ne sont pas les seuls à se sentir concernés par le sujet, et de véritables démarches institutionnelles sont menées en faveur du patrimoine vidéoludique.
L’effort de la conservation en France
La France à un rapport très particulier à la culture et à sa préservation. Nous pourrions aller jusqu’à dire qu’on la sacralise. C’est pour cela qu’on n’hésite pas à parler de l’exception culturelle française. C’est une expression utilisée pour caractériser certaines spécificités de la France, par rapport aux autres pays du monde, dans le secteur culturel. Il faut comprendre qu’en France on mène un certain nombre d’actions pour défendre et conserver les créations artistiques, pour les protéger du dictat de la machine consumériste. On part du principe que la création culturelle ne constitue pas un bien marchand comme les autres, et que, de ce fait, il faut la protéger. C’est là qu’on peut observer un paradoxe assez fascinant au sujet du médium jeu vidéo. Cette industrie est souvent mal considérée sur les plateaux de télévision. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler de la manière dont Squeezie avait été traité par Thierry Ardisson, ou des nombreux sourires goguenards dès que le sujet est abordé par des médias généralistes. Sur l’axe de la légitimité culturelle, on a parfois l’impression d’être juste un peu au-dessus Des Marseillais à Ibiza. Dans le même temps, le jeu vidéo est aussi devenu un objet légitime au niveau patrimonial. À L’aube des années 2000, la Bibliothèque nationale de France se rend compte que les jeux vidéo qu’elle reçoit depuis 1993 dans le cadre du dépôt légal constituent une précieuse base documentaire.
Aux côtés des livres anciens, films et autres documents sonores, il est possible de trouver un véritable trésor de l’histoire du jeu vidéo. Avec environ 20 000 objets vidéoludiques conservés, la Bibliothèque nationale de France possède l’une des plus grandes collections vidéoludiques du monde.
Pendant longtemps, les services s’intéressaient seulement au CD-ROM et se contentaient de stocker les jeux reçus, mais il y a eu une prise de conscience que c’était une chance d’avoir le dépôt légal, et on a commencé à prospecter les éditeurs pour qu’ils envoient bien toutes leurs sorties. On a compris l’intérêt du jeu vidéo en tant qu’objet patrimonial.
Elodie Bertrand, chef de section documents électroniques à la BNF
Pour cette institution française, le jeu vidéo est bel et bien un objet culturel aussi précieux que les autres types de documents conservés. Le point de départ de cette magnifique démarche de conservation est la loi sur le « dépôt légal » des documents multimédias, datant de 1992. Si le texte ne mentionne pas directement les jeux vidéo, il a fait entrer dans ce dispositif de conservation les logiciels interactifs, et donc, par extension, les productions vidéoludiques. En conséquence, dès qu’un jeu sort sur notre territoire, deux exemplaires doivent être expédiés à la Bibliothèque nationale de France. L’un pour la conservation et l’autre pour la consultation. C’est une équipe de près de 20 personnes qui s’occupe de cette délicate mission. En moyenne, ils parviennent à récolter 2 000 documents vidéoludiques chaque année.
Les milliers de jeux entreposés dans les galeries de conservation sont plongés dans le noir à température constante de 19 degrés, et protégés de l’humidité, dans les profondeurs du bâtiment. Toutes les œuvres du catalogue sont reconditionnées dans des boîtes neutres. Le but est de conserver ces consoles et ces jeux pour donner aux futurs chercheurs, dans des dizaines, voire des centaines d’années, la possibilité de comprendre comment nous pouvions jouer aux jeux vidéo dans le passé. Pour palier à la dégradation inévitable du support physique, les œuvres sont numérisées. Deux ingénieurs se partagent la mission de trouver des émulateurs, puis de les intégrer à la base de données de la BNF, ainsi que de les faire fonctionner et les mettre en adéquation avec la galerie de jeux conservés. Pour palier à la dématérialisation de l’industrie, nous savons que les responsables de ce pôle sont en négociation avec des éditeurs et certaines plateformes pour trouver le moyen d’arriver à récupérer des jeux en dépôt légal sous leur forme dématérialisée. Le processus de reconnaissance est donc plus qu’amorcé dans notre beau pays. L’émergence de grandes maisons d’éditions, comme Pix’n Love et Third Editions, spécialisées dans la publication de livres qui analysent en profondeur les œuvres marquantes de l’histoire du jeu vidéo, ne fait que confirmer cela. Le jeu est devenu ces dernières années un sujet transdisciplinaire. Sociologie, économie, psychologie, sciences de l’éducation. À bien des égards, on a l’impression que les seuls à ne pas comprendre l’importance du patrimoine vidéoludique, ainsi que les méthodes pour le préserver, sont les principaux acteurs de notre industrie.
Du coté des constructeurs
Nous allons directement évacuer la question du mauvais élève, à savoir Nintendo. Depuis la sortie de la Switch en 2017, nous n’avons jamais autant parlé de rétrocompatibilité et de politique commerciale douteuses quant à la préservation du patrimoine vidéoludique chez celui qui aime se faire passer pour le petit artisan de l’industrie. Pour beaucoup, la dernière console hybride de la firme de Kyoto surfe de manière trop insolente sur la réédition de jeux ayant fait la gloire de la Wii U ou de consoles encore plus anciennes. On emballe le tout dans une jolie boite, on rajoute le tampon Remastered HD, et on le met en vente au prix fort, car il n’y a aucun doute sur le fait que le produit va se vendre par palette. Il n’est évidemment pas question de mettre en accès gratuit les jeux les plus anciens, mais de ne pas être aussi vénal quant à la mise en avant de l’histoire du jeu vidéo. Surtout que Nintendo a prouvé, avec le système de console portable de la Wii U, qu’ils pouvaient largement développer des idées pour garder accessibles les jeux qui ont fait leur grandeur. Il est assez navrant de devoir compter sur le bon vouloir du constructeur pour se lancer dans des vieux opus de Zelda ou de Star Fox si nous ne possédions pas une de leurs consoles à l’époque de la sortie respective de leurs jeux les plus connus. De plus, Nintendo ne fait rien pour arranger cela, nous en voulons pour preuve la fermeture des Eshop de la 3DS et de la Wii U depuis le 27 mars 2023. Cela signifie qu’il n’est plus possible d’acheter quoi que ce soit en version digitale sur ces deux consoles, et que si vous souhaitiez vous faire une culture Nintendo, il ne vous reste plus qu’à faire la chasse aux versions physiques (hors de prix) des incontournables du constructeur.
Pour ce qui est de PlayStation, c’est plus nuancé. La firme japonaise n’est clairement pas le plus mauvais élève du trio, mais nous sommes quand même en présence d’un acteur qui ne perd jamais l’occasion de ramasser quelques billets sur des jeux remastérisés ou des remakes, plutôt que d’investir dans une véritable rétrocompatibilité. La branche vidéoludique de Sony a bien tenté de faire un geste, notamment en incluant une forme d’accès à des jeux anciens dans ses abonnements Premium et Extra, mais ne soyons pas dupes, la possibilité de jouer à ces œuvres est surtout une belle carotte pour nous inciter à souscrire aux formules les plus onéreuses. L’autre problème, c’est que l’offre manque de transparence et peut perdre le joueur occasionnel ou celui qui ne se tient pas constamment au fait de l’actualité. Celui qui paie son abonnement Premium a accès à une sélection de jeux PlayStation 1, en streaming ou en téléchargement, et a même la possibilité d’en acheter certains. Si la non-présence de tous les jeux de la première console de Sony peut s’expliquer par des soucis avec les éditeurs de l’époque, le fait que tous les titres de la sélection ne soient pas disponibles à l’achat reste incompréhensible.
La situation est plus ou moins identique pour les jeux PlayStation 2. Les jeux de cette console accessibles sur nos machines actuelles sont ceux qui faisaient partie du programme « PS2 Classics » au tout début de la PS4. Étant donné qu’ils ont tous été lissé en HD, ils incluent également des trophées pour satisfaire les plus complétionnistes d’entre nous. Tous les titres de la sélection sont disponibles à l’achat. Il faut cependant garder en tête qu’il ne s’agit pas des versions natives. La plus grosse injustice concerne les titres de la PlayStation 3 qui ne sont jouables que via le système de streaming de Sony. Il est impossible de les acheter pour les ajouter à sa bibliothèque individuelle. PlayStation a bien tenté de fermer les stores de la PS3 et de la PS Vita ; les dirigeants de l’entreprise ont rapidement fait machine arrière face aux protestations du public. Fort heureusement, les jeux PlayStation 4 sont pleinement compatibles avec la PlayStation 5, ce qui renforce le paradoxe des décisions éditoriales. On sent que les hommes de Jim Ryan pourraient faire plus, mais il n’en est (pour l’instant) rien.
Une fois n’est pas coutume, Microsoft est le bon élève qui montre la parfaite voie à suivre. S’il n’est malheureusement pas possible de jouer à tous les titres sortis sur les précédentes consoles de la firme américaine, une grande majorité est bel et bien accessible ! Il y a des ajouts réguliers au sein du catalogue de jeux rétrocompatibles quand les négociations avec les ayants droit ont abouti et que les éventuels soucis de portage ont été réglés. La centralisation, l’unicité du (Microsoft) store de Xbox est sans doute leur plus grande force. Le joueur n’a pas à jongler avec les boutiques en ligne des différentes machines. Il est donc tout à fait possible d’acheter les trois premiers Splinter Cell commercialisés sur la première Xbox et de les lancer sur sa Series X ou S. Si vous possédez la version physique d’un ancien jeu de la marque verte, vous pouvez même insérer le disque dans la bécane (si votre Series est pourvu d’un lecteur) et le lire comme au premier jour. De très nombreux titres ont même le droit à une amélioration de leur framerate et de leur résolution sans qu’aucune contribution financière ne soit demandée au joueur. Nous sommes clairement face à ce qu’il se fait de mieux, et il est presque cocasse de constater que c’est le constructeur avec l’histoire la plus courte qui en réalise le plus pour préserver le patrimoine du jeu vidéo…
La préservation du patrimoine fait donc couler beaucoup d’encre, et ça ne risque pas de s’améliorer rapidement. Fort heureusement, nous pouvons compter sur les efforts de certaines institutions, mais surtout la dévotion de nombreux joueurs passionnés pour que tout un pan de l’histoire du jeu vidéo ne sombre pas dans l’oubli ou reste à végéter dans des placards en attendant d’avoir les bonnes grâces du Capital. Il est cependant primordial que les principaux acteurs du marché comprennent les enjeux d’un sujet d’une aussi grande importance. La création d’un store unifié pour chaque constructeur devrait être une norme obligatoire. Il est de notre responsabilité, à tous, de leur rappeler que ce n’est qu’avec le passé qu’on peut construire l’avenir.
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