La formule des mondes ouverts fait les beaux jours du jeu vidéo. Depuis une dizaine d’années, ils se sont établis comme un standard. Ce sentiment grisant de liberté, de monde infini ou presque, semble être devenu indispensable pour de nombreux studios. Les plus grands succès de l’industrie proposent quasiment tous une aventure dans un monde gigantesque, preuve d’une popularité toujours croissante. Mais le revers de la médaille est un implacable constat : la formule s’est uniformisée au profit de la créativité.
On pourrait croire qu’ils sont récents, et pourtant les mondes ouverts ne datent pas d’hier. L’un des pionniers du genre, le jeu d’exploration spatiale Elite, est sorti en 1984. La structure était toutefois différente des jeux de l’époque et des jeux d’aujourd’hui. Dans les années 80, l’objectif dans l’écrasante majorité des jeux était simplement d’obtenir le meilleur score. Le gameplay, les graphismes ou le game design étaient différents dans Elite, mais le but affiché restait clair en toutes circonstances. Elite ne possédait aucun système de scoring. Aux manettes d’un vaisseau spatial, le joueur explorait l’espace avec des marchandises en sa possession, tout en subissant les attaques de vaisseaux ennemis. La boucle de gameplay était totalement novatrice : explorer, faire du commerce, améliorer son vaisseau, et vaincre les ennemis. La liberté était le maitre mot du jeu. C’est là que se situe la différence avec les propositions actuelles : point de scénario, point de structure RPG, point d’objectifs sur la carte. En somme, aucune linéarité sous quelque forme que ce soit.
La formule qu’on connaît aujourd’hui s’est modelée au fil des décennies, empruntant aux plus gros succès le secret de leur recette. Le premier Zelda, en 1986, proposait l’exploration totalement libre d’une aire de jeu. On pouvait aller où on voulait, quand on le voulait. Une révolution pour l’époque dans un RPG. Bien qu’il ne soit pas un monde ouvert à proprement parler, Ocarina of Time appliquait cette liberté à un jeu en 3D, ce qui en fit la nouvelle référence. Dans les années 2000, la réussite critique et commerciale de GTA III a totalement bouleversé l’industrie. Un environnement urbain riche, densément peuplé, disponible d’un bout à l’autre sans temps de chargement et traversable à pied comme en véhicule, le tout en 3D avec des missions linéaires pour structurer le scénario : GTA devenait la licence vidéoludique la plus célèbre de l’industrie, et le GTA-like était né.
Puis un nouveau standard fut établi en 2011, une formule encore appliquée dans les game design modernes. Avec son immense carte, une liberté totale dans la construction du personnage et la résolution des quêtes, appuyé par une structure entièrement tournée vers la découverte, Skyrim devenait le mètre étalon et instaurait la formule actuelle des mondes ouverts. Ceux qui ont marché sur ses traces – à l’image de The Witcher 3 – ont parfois bonifié ses éléments, mais c’est bien le jeu de Bethesda que l’on retrouve comme modèle à l’heure actuelle. Notons également l’importance des jeux Ubisoft, notamment Assassin’s Creed II et Far Cry 3, qui ont popularisé des codes repris maintes fois depuis leur création (en particulier les points d’observation).
Bien sûr, ce petit historique ne se veut pas exhaustif tant il est vaste. Mais il tend à montrer que les mondes ouverts se sont démarqués grâce à la liberté proposée, autrement dit l’inverse de ce que font les jeux linéaires. Ces derniers proposent une progression dirigiste : on commence un niveau, on suit un chemin prédéterminé à l’avance par les développeurs, on termine le niveau. Et on recommence, jusqu’à la fin du jeu. L’aspect technique est généralement plus étoffé – aucun monde ouvert à l’heure actuelle n’arrive à la cheville de The Last of Us Part II visuellement – et le rythme est à l’entière convenance des créateurs. Si la formule des Call of Duty s’est essoufflée au fil des itérations et se voit régulièrement moquée pour sa rigidité, nul doute que bon nombre de joueurs se souviennent d’instants mémorables des différentes campagnes, magnifiés par l’intensité des événements et la vitesse à laquelle ils s’enchaînent.
Pour autant, ces arguments pèsent peu dans la balance face à l’attrait des mondes ouverts, qui proposent une grande aventure s’étalant souvent sur des dizaines et des dizaines d’heures. Quand on se lance dans Horizon, on se prépare à explorer moult recoins d’une immense carte qui recèle son lot de surprises. Et surtout, à s’y donner à cœur joie en étant entièrement libre, car exception faite des missions scriptées, traverser la carte du Nord au Sud ou d’Ouest en Est est réalisable comme bon vous semble, sans temps de chargement ou barrières physiques. Le monde virtuel devient instantanément plus réel, plus tangible par sa constance.
Le concept prend encore plus d’ampleur lorsque le scénario est placé au second plan. Dans Skyrim, la quête principale est un objectif parmi d’autres. Vous pouvez très bien la délaisser pour partir dans la région enneigée au Nord-Est et commencer une suite de quêtes à l’académie des Mages. Ou vous balader de ville en ville, héros solitaire prêt à sauver la veuve et l’orphelin, vil bandit à la recherche du moindre butin, ou érudit désireux de lire la myriade de livres disposés dans les moindres recoins de cette vaste province. Le concept est poussé à l’extrême dans des jeux qui n’imposent aucune limite, à l’image de Minecraft, qui vous laisse créer votre propre histoire plutôt que d’en imposer une.
Néanmoins, un bémol s’impose. L’écrasante majorité des mondes ouverts sortis ces dix dernières années suivent une formule bien établie. Si l’on prend quelques sorties récentes, le constat saute aux yeux : Assassin’s Creed, Spider-Man, Forspoken, Ghost of Tsushima, Hogwarts Legacy, Cyberpunk 2077, Dying Light 2… La liste est encore longue, mais arrêtons-nous là. Tous ces jeux ont des directions artistiques différentes, divers scénarios, des gameplay plus ou moins variés. La ville de New York ne ressemble en rien aux villages traversés dans la région de Velen. Les magnifiques décors d’Horizon ont peu de choses en commun avec Night City. Pourtant, tous utilisent la même fondation. Les piliers de leurs game design et leurs charpentes sont exactement identiques. De manière générale, on parle de normes inspirées du RPG : équipement, arbre de compétences, présence de loot et collectibles, découpage de la narration en quêtes, camps d’ennemis, activités annexes, etc. Une formule qui a fait ses preuves, devenue un standard au fil des succès. Seulement, il y a un hic. L’uniformisation des AAA et la surexploitation de cette formule empêche la surprise et amène un inéluctable sentiment de redite.
Au fur et à mesure que les expériences s’accumulent, des habitudes se développent. Étant en terrain connu, il devient aisé de deviner la structure du jeu et d’y adapter sa façon de jouer. Dans chacun de ces mondes vidéoludiques, le balisage via les points d’intérêt crée des itinéraires. La liberté offerte devient, en quelques sortes, artificielle : on peut faire ce que l’on veut, mais on va malgré tout optimiser notre gameplay et notre progression. Qui n’a jamais ouvert sa carte pour prévoir ses détours avant d’arriver au prochain objectif de quête ? Le joueur est constamment guidé, il sait d’avance où trouver quelque chose et là où il n’y a rien à voir. Pourquoi aller dans telle forêt en sachant qu’elle ne sert que de décor ? Cette construction tend à réduire l’authenticité de ces lieux virtuels. On ne se promène plus, on ne se perd plus. On recherche le chemin optimisé à outrance, on pose des marqueurs, et on suit la mini-carte.
Une partition tellement standardisée que certains la considèrent comme désuète. Pourtant, elle a encore de beaux jours devant elle car elle a su faire ses preuves, autant du côté des développeurs et des éditeurs que des joueurs. Pour les premiers, c’est une prise de risque mesurée : le monde ouvert est fructueux et fait les beaux jours de nombreux succès. Sans pour autant affirmer qu’il suffit de créer un monde ouvert pour vendre un jeu par palettes – Forspoken en est la preuve –, ça n’en reste pas moins un moyen efficace d’appâter les joueurs. Si ce standard marche aussi bien, c’est parce que chaque rouage qui le compose est parfaitement huilé. Tout est pensé pour rendre l’expérience aussi confortable qu’agréable. Si on ajoute à ça le sentiment d’être en terrain connu, de ne pas avoir à réapprendre comment jouer à chaque fois, c’est évidemment le combo gagnant. On est comme à la maison devant le nouveau Spider-Man, on n’a pas besoin de lire des tonnes de tutoriels pour comprendre le fonctionnement du jeu. On le connaît, on peut rapidement rentrer dans le vif du sujet.
Autrefois novateurs, les mondes ouverts suivent désormais un schéma préétabli, un modèle qui sacrifie généralement l’originalité au profit du familier. Dans cette mer débordante de jeux aux paysages vastes, les mêmes formules se répètent inlassablement : des tours à grimper, des points d’intérêt à marquer sur une carte, des quêtes génériques à accomplir. La soif de rentabilité économique noie nos expériences sous une marée infinie de quêtes secondaires insipides et de collectibles sans réel intérêt. Les systèmes d’artisanat et de progression se ressemblent tellement d’un titre à l’autre que l’on pourrait presque les échanger sans que l’illusion ne se brise. Où est passée l’innovation ? Où sont les studios prêts à prendre des risques, à défier les conventions pour offrir des expériences de jeu qui restent gravées dans les mémoires ?
Heureusement, ils sont peu nombreux mais cimentent l’évolution du genre. Shadow of the Colossus proposait une région explorable librement, en accord avec son propos car totalement déserte à l’exception des colosses. Le dernier jeu en date de Kojima, Death Stranding, concentre son cœur de gameplay autour d’une mécanique aussi essentielle que la marche et permet d’aborder différemment l’exploration. Red Dead Redemption 2 et son réalisme à toute épreuve évite les centaines de marqueurs sur la carte et les éléments RPG qu’on rencontre habituellement. Zelda Breath of the Wild et son successeur Tears of the Kingdom ont revisité le genre en pariant sur une liberté de mouvement rarement vue auparavant, appuyée par un level design intelligent sachant préserver la surprise au fil des découvertes. Yakuza, qu’on qualifierait plus de quartier ouvert que de monde ouvert, fait de Kamurocho un personnage à part entière de l’intrigue, si ce n’est l’élément central de son récit. Voir son évolution au fil des années fait partie intégrante de l’expérience et donne une importance novatrice à son décor. Et je ne cite là que des productions ambitieuses, car les studios plus modestes, eux aussi, regorgent d’imagination pour s’émanciper de ces codes désuets, à l’image d’Outer Wilds qui place la curiosité au cœur de son exploration, et plus globalement de son game design.
Ne soyons pas défaitistes. Oui, une formule s’est établie et restera probablement encore longtemps comme le sacerdoce des productions AAA. Mais ne fermons pas les yeux sur toute la diversité qui gravite autour. Le frisson de l’inconnu n’a pas disparu. Pour élargir le propos, j’irais même jusqu’à dire que chacun peut trouver chaussure à son pied. Le confort d’un terrain connu est disponible, tout autant que l’exploration de concepts plus novateurs. C’est en embrassant cette diversité que l’industrie vidéoludique continuera à évoluer dans le bon sens.