Ces derniers jours, le procès entre Epic Games et Apple révèle plusieurs documents confidentiels qui concernent l’industrie toute entière. Les documents qui nous intéressent ici sont ceux qui montrent la politique de Sony sur le crossplay, que la firme n’active pas sur ses consoles de manière gratuite, comme Microsoft ou Nintendo, mais en faisant payer des commissions aux éditeurs. Dans l’édito qui suit, qui est le fruit d’une position personnelle du rédacteur Yacine Ouali et non de l’ensemble de la rédaction, les arguments en faveur et en défaveur de la politique de Sony seront mis en avant, mais une seule conclusion prévaudra : Sony a tort de ne pas laisser libre cours au crossplay.
Depuis la fin de la génération de la PlayStation 3, Sony est le constructeur dominant dans le marché du jeu vidéo, et cela s’est vérifié avec la PS4 et aujourd’hui avec la PS5. Partant de ce postulat, il peut être compréhensible, dans une économie capitaliste de marché, pour une entreprise en pole position de profiter de sa position dominante pour imposer ses vues aux autres.
En effet, Sony Interactive Entertainment sait une chose que personne aujourd’hui ne peut lui contester : très peu d’éditeurs peuvent dégager des marges si leur jeu, à partir du moment où il est multi-plateforme, ne sort pas sur PlayStation. Ainsi, la position de Sony est simple. La firme peut se permettre de faire ce qu’elle veut, comme elle veut, car les éditeurs ont plus besoin d’elle qu’elle n’a besoin d’eux.
Dans ce sens, demander des commissions (sous certaines conditions, pour information relire la news d’hier) pour activer le crossplay sur PlayStation est une politique, si elle est contestable, néanmoins compréhensible si l’on essaie d’être pragmatique.
Toutefois, et c’est là que le bât blesse : Sony a-t-il vraiment besoin de ces commissions pour le crossplay, ou sa vision est-elle autre ? Si l’on creuse un peu plus profondément, on comprend que la politique de SIE n’est pas tant de dégager des marges financières parce que le besoin s’en ressent, mais plutôt d’imposer l’idée de son écosystème. Le postulat est simple : si le crossplay est interdit sur PlayStation, les joueurs qui souhaitent jouer à Fortnite avec leurs amis achèteront généralement une PlayStation, parce que c’est la console qui se vend le plus. De ce point de vue, il est peut-être plus facile de suivre Sony, sachant que contrairement à Microsoft par exemple, la majorité des bénéfices de SIE se font sur les ventes (consoles, jeux et services) qui concernent seulement PlayStation, surtout que la majorité des bénéfices de la maison mère se font désormais grâce à la division SIE.
Sur la position en faveur de la politique de Sony donc, les arguments peuvent paraître inattaquables. PlayStation est une marque qui domine ; toute marque dominante cherche à asseoir sa prépondérance, d’autant plus quand sa santé en dépend. CQFD.
Ceci étant dit, il reste difficile de ne pas ressentir l’idée de Sony comme l’expression d’un certain égoïsme. Commençons tout d’abord ici par ne pas nous voiler la face : si Microsoft se drape de belles intentions sur le crossplay, son ouverture à ce sujet est aussi le résultat du constat que la console Xbox ne peut se suffire à elle-même sur le multijoueur, car elle ne se vend pas assez par rapport à PlayStation.
Sachant que Sony vend ses consoles par palettes, sa politique paraît déjà plus égoïste, car ouvrir sa console au crossplay ne lui retrancherait pas autant de marges que ses concurrents. La notion ici est celle d’un esprit : comment peut-on assumer le slogan « Play has no limits » si l’on met, justement, des limites ? Refuser le crossplay, puis l’accepter avec contrepartie, revient à poser des limites. Peut-être pas sur les joueurs, qui ne sont pas particulièrement touchés par ces discussions qui concernent d’abord les éditeurs et les constructeurs, mais sur les développeurs et l’esprit du jeu vidéo, oui. Là est la raison de cet édito : une entreprise, qui plus est une entreprise dominante, doit savoir faire un geste vers l’autre, accepter de ne pas tout penser sur l’autel du bénéfice et faire preuve de bonne volonté. C’était pourtant le mantra de Sony il y a à peine 15 ans, quand la PlayStation 3 se vendait à perte et le PlayStation Network était gratuit, ce qui occasionnait pertes et fracas pour l’entreprise japonaise mais lui donnait une excellente réputation. Aujourd’hui, les documents sur le crossplay vont avoir l’effet inverse, et la précipitation des équipes japonaises pour demander qu’ils soient effacés le prouve.
Il est en plus difficile, même si la possibilité existe, de penser que l’ouverture au crossplay ferait réellement du mal aux finances de SIE. La marque semble aujourd’hui trop bien installée pour vraiment souffrir d’un éventuel manque à gagner en termes de ventes si elle active le crossplay sans frais. Parfois, il faut lever les yeux des fichiers Excel et penser à des éléments plus insaisissables, comme l’image. Même si, encore une fois et vu la jurisprudence Apple et son écosystème totalement fermé, la réputation de Sony ne devrait pas franchement en pâlir.
Ainsi, la conclusion de cet édito est celle d’un oxymore, celui de l’équilibre instable : les arguments en faveur de la politique de Sony sur le crossplay semblent, au fond, bien plus forts et inattaquables que les arguments contre. Mais c’est là justement que des positions perdues d’avance peuvent être importantes, car il faut continuer, malgré tout, à croire à un esprit, à DE l’esprit, au-delà des seules considérations économiques.
Parfois, accepter de perdre de l’argent à un instant T peut avoir de bonnes répercussions à long terme. Ou peut-être pas. Reste l’esprit. Ça ne suffit certainement pas, mais il faut que ça reste utile. Après, ce n’est que palabre…
NB : Des questions comme la nature du crossplay (avec les joueurs PC, sans eux?) n’ont volontairement pas été abordées pour ne pas alourdir le propos, car ce sujet mériterait un dossier en soi.