Dans ce papier rétro, replongeons dans l’histoire récente de Santa Monica Studios, avant la sortie de God of War en 2018, à une époque où les doutes étaient plus nombreux que les certitudes, et où le studio n’était pas passé loin de mettre la clé sous la porte tant la pression était forte après l’échec de l’épisode Ascension. Pris dans la tempête depuis 2013, entre licenciements et projet annulé, Santa Monica prévoit d’avancer un pion décisif à l’E3 2016 pour révéler le retour imprévu d’une licence en perte de vitesse. Mais entre difficultés de développement et idée de présentation démesurée, le défi s’annonce compliqué à relever, comme Atlas portant le monde sur ses épaules.
Nous sommes le 13 mars 2013 et Santa Monica s’apprête à sortir sa nouvelle itération de sa licence la plus célèbre : God of War. Mais alors que l’enthousiasme régnait à chaque sortie de la terreur de l’Olympe Kratos, celui nommé Ascension ne semble plus la connaître, justement, cette ascension. Et même s’il est loin d’être un mauvais jeu, God of War Ascension peine à satisfaire le public entre un scénario bâclé et un manque de rigueur des précédents opus. Alors que ces derniers proposaient le tourment et la violence de manière habile quoique parfois décousue, Santa Monica semble se perdre avec Ascension, donnant l’impression en 2013 qu’ils en avaient peut-être fait le tour.
Et c’est effectivement à la suite de l’échec Ascension que Santa Monica prend enfin la décision de changer de genre avec un nouveau projet en préproduction depuis déjà trois longues années, un certain Internal-7. Un virage en épingle pour Santa Monica qui change d’univers, dans un titre semble-t-il bien typique des jeux de l’époque, avec monde ouvert, où une période futuriste aurait côtoyé dinosaures et poissons mutants selon certaines informations laissées par des développeurs sur le net. Une fois son travail terminé, l’équipe en charge de God of War Ascension devait alors rejoindre ce projet pour l’aider à le concrétiser le plus vite possible. Mais voilà, les années passent et Internal-7 est à l’arrêt complet. Il n’y a pas d’autre choix que d’annoncer l’annulation définitive du jeu et en cascade, le licenciement de nombreux employés dont le réalisateur Stig Asmussen, Creative Director sur God of War III en remplacement d’une certaine personne (sur laquelle nous allons revenir d’ici quelques instants) et plus récemment, sur la duologie Star Wars Jedi : Fallen Order et Star Wars Jedi : Survivor chez Respawn Entertainement avant de se retirer du studio en septembre dernier.
Ghost of Sparta
Viscéralement attachés il faut croire à l’homme qui a fait trembler tout l’Olympe jusqu’à le faire s’effondrer, les développeurs de Santa Monica se rendent à l’évidence et voient en Kratos la solution à leur tourment pour relancer la machine. Dans les vieilles marmites…
Mais il faut être clair : s’il doit revenir, ce ne doit pas juste être dans un nouvel épisode classique comme ses prédécesseurs. Il faut un vrai changement. Pourtant, c’est bien à un ancien de la maison et de la licence que le travail va être confié. Et c’est Shannon Studstill, la directrice de Santa Monica de l’époque, qui va venir le chercher. Il s’agit de Cory Barlog. Et cela tombe bien puisque Barlog vient de travailler sur le reboot d’une autre grande licence, à savoir Tomb Raider en tant que Cinematic Director chez Crystal Dynamics. Il possède donc plusieurs cordes à son arc et tous les atouts pour redonner sa lettre de noblesse, l’Omega, à Kratos. Barlog a en effet travaillé en tant que designer sur God of War premier du nom puis fut le réalisateur du deuxième épisode, considéré comme l’un des meilleurs titres de la PS2, et a participé à l’écriture d’autres épisodes plus mineurs de la série. Et alors qu’il avait commencé à diriger God of War III, Barlog a fini par décider de quitter l’équipe huit mois après son démarrage, sans doute épuisé, éreinté, et névrosé.
C’est donc un nouveau départ. Pas uniquement pour Barlog, cette sorte de Ghost of Sparte qui entre temps a fondé une famille, pas uniquement pour la saga,mais aussi pour Santa Monica qui doit, entre 2013 et 2014, faire le deuil de Internal-7 et déménager de ses locaux emblématiques de « Penn Station », là où le studio subsistait depuis la fin des années 90, pour s’installer dans « The Reserve » à quelques encablures, où il y a un espace plus vaste et plus moderne, permettant d’accueillir d’avantages de personnes. Et si un échec pouvait être tolérable, un second ne pouvait pas l’être pour Santa Monica.
De fil en aiguille, la production de ce nouvel épisode de God of War est mise en chantier. Il est question de réinventer la licence, son narratif et son système de combat tout en en préservant son essence. Barlog a déjà des idées de l’orientation du jeu et il transmet sa vision aux équipes sous la forme d’un « vision book » contenant des informations comme le placement de la caméra derrière le personnage, ce qui renforce sa proximité avec le joueur, le changement de la mythologie (Barlog imaginant sans trop savoir pourquoi l’utilisation de la mythologie égyptienne dans un premier temps), l’implémentation de la hache ou encore celle du fils de Kratos, en voulant offrir à ce dernier « une seconde chance » comme il le dira. Le temps passe, et la pré-production puis la production du nouveau God of War avancent bien. Il serait donc peut-être temps de montrer ce nouveau jeu pour la première fois au public. Mais à l’époque, Cory Barlog n’avait aucune idée de la nature de cette révélation. Un logo, un trailer ?
Nous sommes en avril-mai 2015 et il est décidé de finalement programmer une démo pour l’E3 de l’année suivante. Au départ, Barlog et ses équipes imaginent un passage ayant lieu au cœur de la montagne qui couperait lorsqu’une grosse bête, semblable au dragon Hraeezlyr que l’on affronte dans le jeu, se mettrait à nous attaquer. L’idée est alors soumise aux représentants presse et marketing de Sony, mais pendant cette même discussion, Barlog ne se satisfait pas de ce pitch, trop classique et trop cliché. Les représentants presse non plus. Il se met alors à imaginer une autre idée tout en déroulant l’argumentaire de sa première réflexion. Peut-être le début du jeu. Début du jeu auquel les équipes n’ont pas encore pensé…
Quelques semaines plus tard, Barlog transmet une nouvelle idée de démo par téléphone qui sera le début du jeu (hors de question que les représentants presse et marketing ne se déplacent après le fiasco de la dernière fois). Une idée bien plus convaincante qui est concrétisée dans une nouvelle présentation. Toujours à verser dans l’humour (ou un peu dans la folie), Barlog ajoute que « pour cette démo, on pourrait faire venir Bear McCreary (le compositeur de God of War et God of War Ragnarök) et il pourrait faire jouer un orchestre en live pendant qu’on joue à la démo en même temps ». La personne en charge de réaliser l’événementiel n’en revient pas. « Ses yeux se sont écarquillés, elle était super excitée » raconte Barlog lors d’une conférence de la GDC.
Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il vient d’offrir une idée sur un plateau d’argent à PlayStation. Car Cory Barlog oublie totalement cette histoire et ce n’est que quelques semaines plus tard que ce chargé de l’événementiel revient avec cette idée sur la table, se disant « tellement excité à propos de cette performance live devant l’orchestre qui jouera en même temps que vous ». Barlog esquisse un regard perdu « ah ah ah quoi ? ». « Intérieurement, je me disais « m**** m**** m**** m**** » mais à l’extérieur, je disais « Cool. Faisons ça, la présentation semble bien loin ».
Les semaines passent, le stress monte et selon Barlog, la démo, dont la deadline est fixée deux semaines avant la présentation, le 14 juin 2016, sera difficilement prête à temps. Beaucoup de choses manquent à l’appel. « On essayait de mettre au point le système de combat, d’imaginer les ennemis, tout ça, en même temps… Tous les aspects d’un jeu que l’on doit mettre au point, on essayait de les mettre au point. C’est comme si on lançait le vol inaugural d’un avion tout en le construisant, en en dessinant les plans, pendant qu’il décolle. Le moteur du jeu était encore en construction. La direction artistique n’était pas au point. Le rendu de la lumière était entre 35 et 40 % du rendu final ».
The god of war hates those who hesitate
Finalement, la démo sera prête à temps mais il reste à la maîtriser pour Cory Barlog. Ce seront les dix minutes « les plus importantes du jeu », qui cachent en réalité des centaines d’essais répartis sur une période de deux mois pour tenter de se calibrer avec la musique, répéter les même gestes, la même attente, la même chorégraphie. L’équipe trouvera finalement de nombreuses astuces afin de simplifier la tâche de Barlog. Les rôles entre le Creative Director et les équipes sont presque inversés, Barlog prenant note des retours de ses différents collègues. Les jours passent, les essais s’enchaînent (dont certains avec l’orchestre) et vient désormais le matin de la présentation. L’excitation est à son comble pour les équipes de Santa Monica mais surtout pour Cory Barlog, qui n’a dormi que vingt minutes avant cette journée fatidique et qui répète depuis deux mois tous les gestes minutieux à faire lors de cette démo.
À l’E3, l’excitation se mélange avec la peur. Barlog en disait d’ailleurs qu’il ne savait pas comment la démo allait se passer. « Soit les gens vont se dire « mais qu’est-ce que c’est que ça » soit, les gens vont se dire « mais qu’est-ce que c’est que ça !! C’est génial ! ». D’autant que mille problèmes peuvent intervenir lors de cette présentation et sans doute se remémore t-il le léger plantage de la démo d’Uncharted 4 une année plus tôt, alors que la manette ne répondait pas.
Barlog ne va avoir que deux tentatives pour exécuter parfaitement ses nombreuses heures de travail. Un essai à blanc, la répétition générale, puis le grand saut. Et ultimement, en cas de problème, Barlog avait préparé un mot d’excuse et un trailer aurait remplacé l’ambitieuse tentative de Santa Monica. Les portes de l’auditorium s’ouvrent, les gens s’engouffrent, s’installent, patientent, sans se douter. Bear McCreary lance les hostilités. Lui et son orchestre jouent le thème principal de ce qui n’est pas encore God of War.
Cinq minutes passeront pour mettre le public en haleine avant que le rideau du Shrine Auditorium de Lost Angeles ne se lève pour laisser la magie ou la tragédie opérer. Cinq minutes insupportables de plus pour Cory Barlog et l’équipe de développement dont une petite partie avait fait le déplacement. Après le spectacle assuré par l’orchestre, la salle plonge dans le silence et l’obscurité avant que ne s’affiche fièrement le « Sony Interactive Entertainement presents ». Quelques cris et applaudissements laissent la place à un enfant en train de jouer par terre alors que son père d’une voix abrupte et d’un « Boi ! » devenu célèbre l’appelle. Le garçon se lève, mécontent d’être tiré de son activité ludique et avance vers la maison où son père l’attend.
«- Le couteau de ta mère. Il est à toi désormais.
– Pourquoi faire ?
– Un test. Elle t’a appris à chasser, n’est-ce pas ?
– Oui père.
– Alors montre moi ce que tu sais faire, je suis affamé ».
Et c’est alors qu’une figure imposante sort de l’ombre. Une figure qui va déclencher une hystérie complète dans la salle, faisant esquisser pendant un bref instant un sourire à Cory Barlog, lui qui a les mains moites et le cœur battant la chamade jusqu’à ce moment décisif. Cette démo immerge le joueur dans le début du jeu, où Kratos et Atreus quittent leur maison pour chasser le cerf. La scène est en réalité bien plus longue dans le jeu final, mais elle permettait ici de balayer tous les aspects du jeu, de l’obtention de points d’expérience à la narration en se terminant même par un combat spectaculaire avec un Troll puis la mise à mort de ce Cerf sanctionnant la préparation d’Atreus pour ce nouveau départ. Kratos est de retour.
Barlog et McCreary joue la partition à la perfection (notamment grâce à un écran montrant les actions de Barlog à McCreary) et la présentation est un succès. Succès pour la presse mais aussi un succès rencontré chez les joueurs, surpris puis jubilants de ce nouveau God of War et de cette nouvelle direction pour la licence, même si de nombreux points restent à éclairer (Est-ce vraiment Kratos ? L’enfant est-il jouable?) et que des rumeurs datant d’avril 2016 dévoilaient déjà quelques informations sur ce nouveau jeu, sans pour autant que celles-ci ne se répandent aussi vite qu’aujourd’hui.
We must be better than this
Et alors que l’on pourrait croire que ce fut la fête à Santa Monica devant un tel triomphe, le retour du studio et de son réalisateur est très critique. Il avait en effet fallu un an et demi pour réaliser ces quelques dix minutes de gameplay, l’implémentation de la hache et des combats en général ayant été les principales sources de ralentissement de l’équipe. Et il restait alors moins de deux ans pour finaliser l’entièreté du projet. Une tâche incommensurable. Si tenir les délais semblaient possible, la véritable question qui se posait était de savoir comment ménager les équipes pour éviter que cela ne se transforme en crunch. Une pratique qui a malheureusement eu lieu au moment du bouclage de God of War comme le révélera Daniel Birczynski, audio designer, dans un papier de Nathan Purchese pour Eurogamer en mai 2018, juste après la sortie du jeu : « nous sommes toujours confrontés à du crunch mais je tiens à souligner que les cadres supérieurs commencent à comprendre l’impact que cela a sur la vie des gens […] Je constate des progrès dans l’environnement dans lequel je travaille. »
Alors censé sortir comme un véritable clin d’œil décennal à God of War II le 13 mars 2018, la sortie du jeu est finalement repoussée un mois et demi plus tard, le 20 avril. La suite, vous la connaissez. De la sueur, des larmes et le prix de jeu de l’année face à l’impressionnant Red Dead Redemption II au Game Awards.
Pour aller plus loin, voici quelques sources d’inspiration du papier :
God of War – Raising Kratos « Making of » documentary
https://www.youtube.com/watch?v=ra_R-K_IoUc&t
The Level Design of God of War – A GDC Talk
https://www.youtube.com/watch?v=eSB29qx6sWw
Taking an Axe to God of War Gameplay – A GDC Talk
https://www.youtube.com/watch?v=kX8Jn3XPoWQ&t
God of War III -Making Of-.