Santa Monica Studio est l’un des plus vieux et prestigieux studios qui composent l’écurie PlayStation. C’est Alan Baker, un employé de très longue date de chez PlayStation, qui est à l’origine de la création du studio. Le premier projet mené à son terme par la jeune équipe de développeurs est Kinetica, un jeu de course qui cherchait à marcher sur les traces de la licence F-Zero. Bien qu’il soit rapidement oublié par l’industrie vidéoludique, le studio donne le nom de ce premier projet à leur moteur graphique maison. Le moteur est ensuite utilisé pour la conception de leurs deux prochains projets qui vont permettre au studio de se faire une place de choix dans l’industrie. Toute la renommé de Santa Monica Studio repose sur la licence God of War. En plus de vingt ans d’existence, six épisodes de la saga God of War sont conçus par cette troupe de développeurs, dont les plus imminents représentants sont David Jaffe, le créateur du premier opus, et Cory Barlog, le directeur de God of War 2 et de son soft reboot sorti en 2018. Les deux épisodes sortis sur PlayStation Portable sont développés par un autre studio, Ready At Dawn, qui est également connu pour avoir créé The Order 1886. Après autant d’années consacrées à la même licence, et malgré une réinvention réussie de la formule en 2018, Santa Monica Studio aspire désormais à autre chose. C’est un secret de polichinelle que le studio californien réfléchit depuis de nombreuses années à la création d’une nouvelle licence. God of War : Ragnarök apparaît alors comme une formidable opportunité de clôturer la saga, avant de se lancer vers de nouvelles contrées.
Rendez-vous en terrain connu
Créer une licence est un processus très compliqué, qui demande énormément de temps et d’argent. C’est pour cela qu’il n’est pas étonnant de voir les mêmes licences traverser les décennies et être déclinées de bien des façons. La production de jeux ambitieux coûte de plus en plus cher, les risques concernant l’investissement dans les projets sont donc également plus importants. L’impératif de rentabilité impose aujourd’hui aux éditeurs de mettre leurs œufs dans un panier sécurisé et peu risqué. C’est pour cela que lorsqu’un jeu rencontre un succès critique et commercial, nous pouvons être sûrs qu’il aura droit à des suites, ou qu’il sera décliné en spin-off. C’est un confort pour les développeurs, car l’univers et les personnages sont déjà créés, mais c’est surtout très rassurant pour les investisseurs, car le plus dur a déjà été accompli : capter l’attention du public.
Si on a dans l’idée de prolonger une œuvre, mieux vaut avoir sous la main un jeu avec un fort potentiel d’expansion de l’univers. Cela peut également marcher avec des histoires plus intimes, comme dans The Last of Us ou The Walking Dead, mais cela demande plus de travail. Très souvent, on observe que le deuxième épisode est le plus rentable. Cela s’explique parce que l’attente du public est très forte et que le coût de production est plus bas, étant donné que tout ce qui est en lien avec l’univers et les mécaniques de base est déjà créé. Quand on tient un filon prometteur, il faut l’exploiter à fond. La logique mercantile est implacable. Si produire des suites est également une opportunité pour les artistes, qui peuvent ainsi aller encore plus loin dans leurs idées, il faut se rappeler que l’industrie vidéoludique ne produit pas que de l’art, mais aussi beaucoup d’argent. Il est plus économique de fonctionner avec les mêmes personnages, le même univers et surtout, le même public, que de faire un jeu entièrement inédit. L’idéal pour une licence, c’est de créer un attachement affectif avec son public lorsque celui-ci est encore relativement jeune. Notre relation aux personnages des jeux auxquels nous jouons est bien plus forte quand nous avons grandi avec eux.
Il est normal d’appréhender les nouvelles expériences et de préférer se raccrocher à des univers qui nous évoquent certaines choses. C’est un comportement profondément humain. Passer au-delà de la peur de se jeter dans l’inconnu est un exercice difficile. Le public n’a souvent pas l’envie ou le courage de se renseigner sur de la nouveauté. Nous préférons souvent nous remémorer l’expérience d’un jeu, tout en désirant la revivre d’une autre façon. Pour un gros studio, il est donc de plus en plus difficile de faire quelque chose d’entièrement nouveau, et de ne pas céder à l’envie de faire des suites ou des remakes. C’est pour cela qu’il n’est pas étonnant ces dernières années de voir des tentatives de nouvelles licences ne pas réussir, alors que le public accueille avec extase une énième suite ou un nouveau remake d’un ancien jeu culte, tel que Silent Hill 2 ou Resident Evil 4. Il est d’ailleurs assez cocasse d’observer cela, quand ce même public se plaint à longueur d’année de la multiplication des remakes et autres Remastered. Dans une industrie où la rentabilité mène la danse, il n’est donc pas rare de voir les développeurs devoir jongler avec les besoins de rentabilité et les envies de nouveauté.
Des envies de nouveauté
Le risque pour tout artiste est de se retrouver prisonnier d’une œuvre, au point que toute annonce d’un nouveau projet risquerait de provoquer de la frustration chez les spectateurs. On se rappelle que l’annonce de The Last of Us par Naughty Dog en 2011 qui avait autant intrigué que refroidi une partie du public. Alors que beaucoup de joueurs attendaient de voir le studio américain continuer à travailler sur les aventures de Nathan Drake, ou même ramener d’entre les morts la licence Jak and Daxter, voilà qu’ils devaient appréhender l’arrivée de ce qui semblait être un énième jeu de zombies. Les doutes ne subsistèrent pas longtemps après la sortie du jeu, qui réussit à embarquer tout le monde dans son sillage et qui, près de dix ans après, reste encore une référence absolue en termes de AAA solo narratifs. L’autre grand exemple d’artiste prisonnier de sa création phare, c’est évidemment Hideo Kojima, père de la saga Metal Gear. Alors que la série compte à ce jour huit épisodes canoniques, et pléthore de spin-off sur lesquels Kojima est plus ou moins impliqué, ce n’est pourtant un secret pour personne que le développeur japonais souhaitait tourner la page depuis la sortie de Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty. La pression des producteurs, des fans, et aussi son propre attachement à l’univers qu’il avait créé, ont fait qu’il aura fallu une fracture complète entre lui et Konami pour qu’il passe enfin à autre chose et nous délivre ce grand jeu qu’est Death Stranding.
Cory Barlog, responsable de God of War 2 et de l’opus de 2018, n’a jamais caché son envie d’essayer ses talents sur autre chose que les péripéties grecques de Kratos. C’est pour cela qu’après avoir énormément donné de son talent à Santa Monica Studio, il quitte le studio en 2007, désirant relever de nouveaux défis et découvrir de nouveaux horizons. Son départ secoue énormément les équipes de Santa Monica Studio, alors en plein travail sur God War 3. Malgré la déception, de nombreux développeurs déclarent être heureux pour lui car il tient enfin l’occasion de s’essayer à de nouvelles choses, et qu’il a le courage de rester fidèle à ses envies artistiques. Ces déclarations, qui peuvent paraître anodines, montrent également le fardeau que peut constituer le prolongement d’une saga. Ce départ du studio américain lui permet de croiser la route de Cristal Dynamics et de participer à l’ambitieux reboot de la saga Tomb Raider. En avril 2013, il annonce cependant son départ. Il expliquera par la suite que cette décision a été motivée par le fait qu’il ne s’y sentait pas vraiment à sa place, car le studio refusait de prendre des risques quand lui voulait bousculer les codes de l’industrie. Fort heureusement pour lui, une opportunité en or se présente. PlayStation, qui souhaitait alors redonner ses lettres de noblesses à la licence God of War, après le relatif échec critique de God of War : Ascension, fait appel à lui pour un grand projet. En août 2013, il fait son grand retour à Santa Monica Studio avec la lourde tâche de devoir diriger la renaissance d’une saga mythique.
Le développeur américain se retrouve alors dans une position peu commune dans l’industrie : faire de l’inédit avec un matériau déjà existant. Les gens étant très attachés à leur icônes, c’est souvent mission impossible pour un studio de donner une nouvelle impulsion à une saga sans s’attirer la colère des fans. Capcom a pu en faire l’expérience avec la saga Resident Evil et les opus 4, 5 et 6, résolument plus orientés action que les précédents. Cory Barlog a conscience de la tâche qui l’attend, et sait pertinemment que rien ne lui sera pardonné. Pendant plusieurs années, il se donne corps et âme pour donner naissance à God of War, un soft-reboot qui doit bouleverser les codes de la franchise. Il ne veut pas livrer un nouveau Beat Them All, parfois quelque peu viriliste et manquant de profondeur. God of War doit réussir le pari de garder une identité de jeu bourrin, tout en prenant possession de certains codes des jeux From Software et de la narration de haute volée des jeux Naughty Dog. À sa sortie en 2018, le jeu est unanimement adoubé par la presse et par les joueurs. Le titre de « Jeu de l’Année » lui est décerné face à un Red Dead Redemption II qui était pourtant annoncé comme le grand favori. Usé par le projet, et rattrapé par ses envies de nouveauté, Cory Barlog décide de ne pas rempiler comme directeur de projet pour God of War : Ragnarök, et laisse la place à Eric Williams, tandis qu’il prend de son côté la place de producteur. Si l’objectif est de pousser la recette de 2018 à son paroxysme, le besoin de tourner la page ne fait plus de doute.
L’avenir qui se dessine
God of War : Ragnarök sera le dernier épisode à exploiter la mythologie nordique. Alors que l’on pouvait s’attendre à un autre triptyque après les trois premiers épisodes dédiés à la mythologie grecque, si l’on s’en tient aux trois épisodes majeurs qui narrent la quête vengeresse de Kratos, nous savons depuis près d’un an que nous n’aurons que deux opus dans les terres de Midgard. C’est Cory Barlog qui l’avait annoncé lors d’une interview en fin d’année 2021. Il avait été particulièrement transparent sur la raison de cette décision, mettant en avant le nombre d’années de travail que peut représenter le travail sur trois jeux d’envergure.
Il y a plusieurs raisons à cela. La plus importante d’entre elles, c’est le temps. Le premier jeu nous a pris cinq ans. Le deuxième, je ne sais pas exactement combien de temps il exigera au total, mais on peut dire qu’il nous prendra un temps similaire. Et si l’on songe à un troisième jeu avec le même schéma, on parle d’environ quinze ans pour raconter une seule et même histoire. J’ai le sentiment que c’est beaucoup trop tirer en longueur, comme si j’avais l’impression que nous en demandions trop pour boucler ce scénario.
Cory Barlog
Deux opus donc, pas un de plus, pour finir les aventures de Kratos et Atreus. Cela atteste une nouvelle fois le besoin de s’essayer à de nouvelles choses de la part de la tête de gondole du studio. L’amour pour les personnages est présent, sinon il n’aurait jamais saisi l’opportunité de réinventer la licence, mais hors de question pour lui de se voir cantonné, ainsi que son studio, à la rage qui habite les muscles saillants de notre tueur de dieux préféré. Ce besoin ne date pas d’hier. Rappelons-nous que, en 2014, le studio avait fait les gros titres après avoir annulé le développement d’une nouvelle licence. Il s’agissait de Darkside, un jeu d’action futuriste et dont les images avaient fuité en 2017. Cette annulation avait conduit au licenciement de nombreux employés, et écorné l’image du studio qui se trimballait encore l’échec relatif de God of War : Ascension. Cette annulation avait jeté un froid sur la capacité du studio à produire quelque chose de réellement nouveau.
Les choses ont changé. Désormais, Santa Monica Studio est un studio qui a pignon sur rue. Certains seraient même tentés de dire qu’il est aussi important pour PlayStation que Naughty Dog. De plus, la présence d’une figure de proue comme Cory Barlog apporte du crédit et un poids conséquent au studio. C’est d’ailleurs souvent à la puissance de sa tête de gondole que l’on peut jauger un studio. Après tout, Naughty Dog n’aurait certainement pas connu le tournant des dernières années sans Neil Druckmann. Depuis le 19 janvier 2021, nous savons grâce au compte Twitter du studio qu’une campagne de recrutement, pour un jeu encore non annoncé, est ouverte. Nous ne savons rien du projet, si ce n’est qu’un directeur créatif avec de l’expérience dans le développement de jeux AAA est recherché. Cela n’empêche pas tout internet de se lancer dans une valse des spéculations. Lorsque Barlog a annoncé qu’il n’était pas le directeur en charge de Ragnarök, les rumeurs quant au fait qu’il s’occupait d’un projet secret de son côté se sont multipliées. Depuis, le développeur n’a eu de cesse de plaisanter sur cette hypothèse.
Les possibilités offertes par l’annonce de Santa Monica sont infinies, et il fait peu de doute quant au fait que le studio californien jouit d’une grande latitude et d’une confiance presque absolue de la part de PlayStation. Cory Barlog a les yeux tournés vers l’avenir. Le fait que cet énigmatique nouveau jeu soit déjà en pré-développement est un message rassurant quant à la croissance du studio qui peut désormais se disperser sur deux projets d’envergure à la fois. God of War : Raganarök a tout pour être un parfait chant du cygne pour la licence, et libérer Santa Monica Studio du poids de l’héritage de Kratos. Si la volonté de créer quelque chose de neuf est palpable, notamment chez Barlog, il va cependant falloir s’armer de patience avant d’apercevoir ce que les développeurs de God of War nous réservent pour l’avenir.