Décidément, printemps rime avec bon temps derrière de belles productions hexagonales. Moins d’une dizaine de jours après le test du titre To Hell With The Ugly, voici notre critique d’un nouveau titre français : Dordogne. Derrière cette expérience vidéoludique tout à fait singulière se cachent plusieurs acteurs. Un Je Ne Sais Quoi et Unanimation sont les deux studios français à la réalisation du jeu édité par Focus Entertainment, dans le cadre de sa démarche « Indie Series ». Nous vous invitons vivement à découvrir Un Je Ne Sais Quoi via notre interview du directeur créatif de Dordogne, Cédric Babouche. Concernant Focus, nous avons nécessairement creusé, pour comprendre leur volonté avec ce segment indépendant de leur catalogue. Ils présentent les jeux vidéo de leur Indie Series comme des « titres uniques qui revisitent et réinventent les genres, bousculent les codes et proposent des expériences originales et innovantes« . Dordogne coche t-il toutes ces cases ? Chacun est maître de sa réponse, tant l’expérience vidéoludique reste subjective, mais laissez-nous déjà vous aiguiller…
Tantôt, Mimi a 32 ans, tantôt elle retombe à sept. C’est pourtant bien une problématique d’adulte qui la ramène dans la belle Dordogne de Joséphine Baker mais aussi de Nora, sa grand-mère. Cette dernière n’est malheureusement plus là, depuis peu, mais sa maison reste intacte. C’est donc au cœur d’un charmant village périgourdin que nous atterrissons, et la première lettre que nous découvrons pose vite le décor. Elle « sera vidée la semaine prochaine ». « Elle », c’est bien plus que quatre murs et un joli jardin, c’est une histoire, des secrets et traces de vies. Dans le cadre vidéoludique, cette fameuse maison, au-delà d’être le premier témoin d’une vie envolée, est aussi un musée à nos yeux.
Car si nous contrôlons bien chaque déplacement de Mimi via nos habituels joysticks, c’est tout de même avec une certaine distance que nous allons découvrir son récit. Ce décalage entre le joueur et les personnages (Mimi, Nora et d’autres dont nous tairons l’existence, pour préserver la surprise…) est astucieusement pensé. Nous balançons entre la posture de spectateur lors des phases cinématiques, de chef d’orchestre en déplaçant Mimi d’un lieu à l’autre. Mais chaque chapitre nous implique aussi très fortement et frontalement dans l’histoire, comme lorsque nous ouvrons une lettre, assemblons un poème dans le carnet de l’héroïne, prenons une photo ou enregistrons des sons avec le magnéto de Mimi. Ce sont ces moments, en apparence légers, pourtant essentiels, qui nous ont permis de réellement partager le bout de vie de l’héroïne.
La Dordogne en images…
Cela va sans dire, mais non sans voir, Dordogne est un jeu qui brille de par ses nombreuses qualités esthétiques et visuelles. L’aquarelle, à elle seule, distingue ce titre de milliers d’autres. Et quelle peinture si vous nous le permettez ! On a le droit à une belle harmonie de vert et de jaune en extérieur, sans oublier les fulgurances de rouge, entre autres couleurs. Le rouge de la vie, pas vraiment celui du danger, plutôt celui de la quiétude et des plans de tomates. En intérieur, la nature trouve aussi une présence rassurante, au même titre que les boîtes à thé de mamie Nora. Chaque scène est une délectation, tout simplement.
Revenir dans cette maison, à plusieurs reprises, tout au long de la petite dizaine de chapitres proposés, accentue encore le plaisir éprouvé à arpenter les pièces desquelles naît une certaine familiarité… Les interactions, présentes sans être envahissantes, nous permettent de raviver les instants, objets et sentiments figés ici, 25 ans auparavant… Avec un semblant de recul, on réalise le pouvoir émotionnel offert par le médium vidéoludique. Celui de transformer les aquarelles en objet 3D (merci la parallaxe), et donc d’animer, voire de ranimer des œuvres figées sur du papier dans un premier lieu. À titre d’information, Cédric Babouche est aquarelliste depuis ses quatorze ans et ce choix de style graphique a eu un double intérêt : artistique, bien sûr, mais aussi productif. C’est ce que le créateur confirme au CNC dans un bel entretien : « N’importe quel décor en numérique nous prendrait deux jours, alors que si je le fais moi-même en aquarelle, j’en ai pour deux heures. »
…et en musique !
Dordogne est une première pour Supernaive, les deux frangins n’ayant jamais travaillé sur un jeu vidéo auparavant. C’en est presque étonnant tant l’exercice est maîtrisé, dès les notes du menu principal. Aérienne et envoûtante, leur musique est au service de nombreuses scènes du titre. Elle ajoute du rythme, mais plus que cela, donne du sens aux couleurs, ambiances et environnements. Le mélange acoustique et électronique apporte rondeur et chaleur à une région connue pour sa générosité, dans l’assiette… mais aussi dans ses extérieurs flamboyants. Une franche réussite sonore, portée par un sound design enveloppant, des effets et bruitages à la charmante composition du duo français.
Ludique ou filmique ?
Naturellement, au vu des lignes précédentes et des bandes annonces que vous avez pu croiser ici ou ailleurs, vous devez avoir des interrogations sur le gameplay du titre. Nous en avions également. Rassurez-vous car l’expérience n’est pas un simulateur de marche sans intérêt, loin de là. Comme nous l’avons dit ou tout au moins sous-entendu un peu plus tôt dans cette critique, Dordogne mêle plusieurs aspects ludiques. Le simple fait de naviguer entre la Mimi de 32 ans et celle de sept ans qui vit ses premières vacances, seule et isolée (d’une certaine manière) avec sa grand-mère, a quelque chose de très ludique. Après la première heure de jeu (qui en contient environ cinq), on se s’amuse de ces sauts dans le temps, se demandant quand le passage entre deux époques pourra bien s’opérer. Il y a une certaine fragilité dans le présent du jeu, et l’on peut parfois se demander comment le faire durer un peu plus. Est-ce que lire cette lettre va me projeter à nouveau dans son enfance ? J’ai peur de l’ouvrir tout de suite… C’est typiquement ce que l’on peut se dire ; on choisira alors de parcourir une pièce de plus, de passer quelques instants supplémentaires à observer la maison, avant de la retrouver plus colorée encore, au temps de nos premières vacances avec Nora…
Nous venons de le voir, cette histoire entre deux époques présente d’office un certain trait ludique, et davantage lorsque le scénario se complexifie, que le joueur est en quête de réponse pour éclaircir des secrets et souvenirs familiaux. Vous l’avez donc compris, en plus d’être rondement menée, l’histoire proposée dans Dordogne participe grandement à l’immersion et au plaisir de jeu. Une des mécaniques de ce dernier est justement d’orienter le scénario et les dialogues vers des micro-directions. De façon bien plus élégante que dans de nombreux jeux à choix narratifs, des mots apparaissent à l’écran, comme des sentiments. En les « attrapant » ou en les choisissant, nous contribuons à façonner les aventures de l’héroïne. Une image parlera mieux que mille mots…
Les mots sont aussi au cœur du carnet de Mimi, que nous remplissons de photos prises avec son Polaroid, de stickers éparpillés dans le décor (que les collectionneurs fouilleront donc sous tous les angles), de sons extérieurs en tous genres mais aussi et surtout de poésie. C’est une autre idée de gameplay qui nous a beaucoup séduit, pouvoir jouer les poètes du dimanche en combinant trois vers pour résumer notre journée d’été. Cela nous ramène éventuellement à des souvenirs d’enfance et à des madeleines de Proust, où quelques feuilles, crayons, colle et photos suffisaient à faire de nous l’aventurier du village.
Dordogne vous permettra de vous baigner, de faire du kayak, de vous rendre au marché de Sarlat ou encore de vivre une séquence haletante en hauteur (qu’on pourrait assimiler à un joyeux mélange entre parcours accrobranche et varappe à la manière de Lara Croft ou du beau Nathan Drake). Il y a encore d’autres activités, chacun avec son gameplay, plus ou moins élaboré. Cependant, notez que le tout se veut se très accessible, vous n’aurez jamais à réaliser des combos infernaux ou à améliorer vos skills (oubliez donc Hi-Fi RUSH).
Là où le bât peut blesser, c’est lorsque le gameplay prend trop de temps à décomposer des actions, au demeurant anodines, du quotidien. Par exemple, vous serez amenés à préparer du thé lors de l’aventure. Pour y parvenir, il faudra faire une dizaine de micro-gestes. Déplacer la bouilloire dans l’évier, ouvrir le couvercle de cette première, verser l’eau, remettre la bouilloire sur le socle, choisir votre thé (ce qui est assez cool dans l’absolu), saisir la cuillère à thé, mettre celle-ci dans le pot à thé, véhiculer la cuillère remplie jusqu’à « l’infuseur », placer ce dernier dans la tasse… Nous sautons volontairement les autres étapes mais vous commencez sûrement à cerner les limites de ce type de mécaniques de jeu. En réalité virtuelle, avec les fameux Sense du PS VR2, tout cela aurait sans doute été bien plus réjouissant. Mais manette en main, on peut assez rapidement s’ennuyer de tous ces mouvements… Peut-être que le jeu aurait gagné, lors de certaines séquences, à être simplifié, au risque de perdre en interactivité.
Paradoxalement, ce gameplay basé sur les interactions fonctionne aussi très bien, comme lorsqu’il est demandé au joueur de lever un genou, puis un autre genou de l’héroïne pour qu’elle se réveille d’une sieste. Là, les mouvements opérés nous racontent quelque chose, en l’occurrence le fait que Mimi a un peu de mal à s’extirper de ses rêveries au bord d’une Dordogne aussi douce qu’agréable.
CONCLUSION
Dordogne est une production vidéoludique française réussie. Avec un scénario efficace, des mécaniques de jeu légères et agréables (pour la plupart) ainsi que des fondations audiovisuelles aussi singulières que séduisantes, le jeu a vraiment matière à plaire ! Nous souhaitons un beau succès au titre, qui a l'audace d'emprunter un chemin alternatif pour penser et concevoir des jeux vidéo. Loin d'être qu'une simple "image d’Épinal de l’artiste français", notamment aux yeux des joueurs et critiques du monde entier, le jeu des studios Un Je Ne Sais Quoi et Unanimation prouve que l'on peut conter une histoire de mille manières. Celle-ci part sans doute d'une aquarelle peinte au bord de la Dordogne...
LES PLUS +
- Les aquarelles, évidemment !
- L'histoire familiale, efficace et émouvante
- La fin du jeu, particulièrement touchante
- L'ambiance sonore et les musiques de Supernaive
- Le séquençage de l'aventure en chapitres
- La narration par le gameplay...
LES MOINS -
- ...gameplay qui montre parfois ses limites
- Le jeu est un peu court, nous aurions aimé y passer plus de temps