C’est en 2020 que HBO annonçait la production de la série The Last of Us sur sa plateforme. Une nouvelle qui n’a étonné personne, puisqu’un film avait déjà été commandé il y a quelques années, avant d’être annulé à cause des divergences de points de vue au niveau de la direction artistique entre Naughty Dog et l’équipe du film. Mais bien que l’annonce n’ait surpris personne, la question de l’intérêt de cette série a vite fait surface. Et si cette question a été posée, c’est en partie parce que le jeu vidéo du même nom est une oeuvre qui s’inscrit déjà dans un processus cinématographique. Alors pourquoi le cinéma voudrait s’approprier une oeuvre qui a déjà de fortes influences tirées de ce médium ?
En effet, la question de la part de cinéma dans les oeuvres vidéoludiques a toujours été présente, plus ou moins fortement selon les jeux. Et évidemment, ce n’est pas Naughty Dog qui a créé ce débat là, puisque Silent Hill ou encore Bioshock sont passés par-là bien avant. Mais force est de constater que le studio a su imposer une certaine vision au sein de ses jeux, et a surtout appris à se servir des codes de cinéma bien connus des spectateurs pour s’en servir comme inspiration directe. Que ce soit dans Uncharted ou The Last of Us, le cinéma a un rôle à part entière dans la création des deux mondes et surtout dans l’élaboration du scénario, des mécaniques de jeux ou encore des personnages eux-mêmes. Tout ce que Naughty Dog nous présente dans ces deux sagas sont des choses vues au cinéma et qui nous sont familières sans que nous le sachions forcément.
Cependant il serait de mauvaise foi de clamer que Naughty Dog a simplement pompé allègrement sur le cinéma et a tout fait en fonction de ses inspirations, sans jamais créer quelque chose de nouveau au sein du médium vidéoludique. Au final, ce qui est intéressant avec Naughty Dog, sans que ce soit propre à ce studio, c’est de voir comment le gameplay est adapté au scénario, et non l’inverse.
Nathan Drake et Hollywood : même combat
L’exemple de la licence Uncharted est probablement le plus parlant quand on parle des influences cinématographiques de Naughty Dog. Uncharted empreinte aux plus grands films d’aventure américains des années 80 et utilise les mêmes codes que les blockbusters actuels. Nous pourrions aisément y voir une forme d’hommage à ces grands films que nous avons tous vus et revus, mais nous passerions à côté d’une autre volonté de Naughty Dog. Avec Uncharted, le studio donne ce que le cinéma a donné aux spectateurs : une grande saga familiale et mature à la Indiana Jones, avec laquelle les joueurs vont pouvoir grandir, rêver, rire et pleurer.
Il est facile de comparer Uncharted à Indiana Jones, puisque le film reste un gros pilier d’inspiration. Cependant, on peut noter des clins d’oeil à d’autres films dans les différents moments de la saga. On pense notamment au film « L’aventure du Poséidon » de Ronald Neame sortie en 1973, dont Naughty Dog s’est inspiré pour le passage du bateau sans dessus dessous dans le troisième volet des aventures de Nathan Drake. Ou bien encore « Lawrence d’Arabie » de David Lean dont le clin d’oeil est évident durant la séquence d’errance dans le désert, également dans le troisième volet d’Uncharted. Pour finir, on peut citer une référence directe à « Jurassic Park : Le monde perdu » dans la scène d’introduction spectaculaire de Uncharted 2.
Mais si Uncharted s’inspire de ces films, ce n’est pas simplement pour faire joli. Effectivement, l’inspiration va jusqu’au sein de ses mécaniques de jeu. Si nous prenons l’exemple du dernier volet, on remarque que la trame suit exactement le même cheminement qu’une trame de film, afin de plonger au mieux le joueur dans l’aventure. L’exemple d’Uncharted 4 est probablement le plus parlant lorsqu’on essaye d’identifier ce que Naughty Dog doit au cinéma, puisque le jeu montre que le studio a monté d’un cran la narration, l’immersion et l’écriture des personnages : c’est le dernier jeu, la fin de l’aventure et il se pose comme l’épisode de la maturité, ce qui est d’ailleurs souvent le cas des derniers volets des grandes sagas cinématographiques.
Le quatrième opus débute sur une séquence d’action, au même titre que la scène d’introduction d’Indiana Jones. Le joueur est balancé dans une phase où rien n’a été expliqué, il ne sait pas ce qu’il fait là ni comment il en est arrivé là (mais le joueur ne sera pas trop étonné puisqu’il connait le personnage de Nathan Drake et nous savons tous qu’il est un poissard sans nom). Et soudain : Nathan est projeté dans l’océan. Ecran noir, signifiant que le joueur n’en saura pas plus pour le moment. Et… retour en arrière, quelques semaines plus tôt. Ainsi le joueur sait que l’aventure va, à un moment donné, prendre un tournant plus compliqué et que tout finira par partir en vrille sans savoir ni quand, comment et pourquoi.
De là, le jeu devient plus calme ou tout du moins, plus classique. Il alterne ce que l’on connait et ce que Naughty Dog sait le mieux faire : alterner phases d’action et phases d’exploration. Cependant tout, dans le jeu, est régi par le cinéma. Quand tout s’effondre autour du personnage, tout est fait pour impliquer le joueur exactement de la même manière qu’un film peut le faire. Le climax se fait autant au niveau de l’action que de l’émotion. Le bateau de Nathan s’échoue, il se retrouve séparé de son frère, il vit une trahison et c’est la descente aux Enfers qui s’enclenche. Le temps se voit être un prolongement des tourments intérieurs du personnage principal et la pluie s’abat brutalement sur le décor, ruisselant dans tout le scénario.
L’écriture des personnages est tout aussi inspirée d’Indiana Jones, puisque Nathan Drake intériorise tous les codes de ce personnage emblématique et a, effectivement, tout pour être le héros. Sympathique au possible, malchanceux comme pas deux, parfois maladroit mais sachant très bien se servir d’une arme et sachant se battre, Nathan Drake a le charisme qui accroche tout de suite le spectateur. Mais si l’écriture du personnage de Nathan est construite de la même manière que celle d’Indiana Jones, elle se rapproche également de celui du personnage de Rick O’Connell dans le film « La Momie » de Stephen Sommers, sorti en 1999. Naughty Dog a su, avec Uncharted, ne pas trop prendre au sérieux les codes qu’il réutilise et voit parfois le jeu tomber dans un pastiche maitrisé et assumé, de la même manière que Sommers a pu le faire avec La Momie. En somme, Nathan Drake a tout du héros iconique des années 80 comme l’ont été un Schwarzenegger ou un Harisson Ford que ce soit en Han Solo ou en Indiana Jones.
La construction de la saga Uncharted est ainsi pensée de la même manière qu’une grande saga Hollywoodienne à la Harry Potter. Plus on avance dans les jeux, plus Nathan vieillit, et le personnage ne reste jamais au même stade ni dans son écriture, de plus en plus poussée, ni dans ses questionnements, de plus en plus pragmatiques et matures. Nous grandissons en même temps que Nathan. Exactement de la même manière que les jeunes ont pu vieillir avec Indiana Jones ou Harry Potter. Et cette envie de construction hollywoodienne nous emmène d’un épisode solaire et survolté dans Uncharted 1 avec une volonté de marquer le public pour lui donner envie d’aller plus loin, jusqu’à un dernier volet crépusculaire et bien plus adulte dans Uncharted 4, mécanique utilisée dans toutes grandes sagas. Tout s’enchaine à un rythme effréné dans une volonté d’émerveillement perpétuel et laissant du répit au joueur seulement quand le jeu se décide à humaniser ses personnages, afin qu’on puisse s’y attacher.
Du cinéma à tous les étages
Si Uncharted est une relecture classique du blockbuster hollywoodien, c’est bien avec The Last of Us (et Uncharted 4 dans une autre mesure) que Naughty Dog affirme le plus son envie d’insuffler du cinéma dans le jeu vidéo. Le jeu offre les attraits d’un jeu grand public (action et frissons) à la manière d’un Uncharted, mais y insuffle une vision bien plus intimiste et humaine. Ce changement au sein du studio, ou plutôt cette évolution, se confirmera dans Uncharted 4 avec l’épanchement sur le passé de Nathan, le rendant plus accessible au joueur et évidemment, plus humain.
L’envie propre de cinéma se retrouve dans la narration des jeux chez Naughty Dog mais également dans l’élaboration de l’équipe même. On peut noter que pour Uncharted 4, le compositeur a changé, avec Greg Edmonson, aux commandes des trois premiers jeux, se faisant remplacer par Henry Jackman. Un compositeur… de films. Henry Jackman a fait ses armes dans le studio du musiques de films fondé et dirigé par Hans Zimmer, puis a composé par la suite les musiques de « Kick Ass », « Kingsman » ou encore « Captain America ». Cette volonté d’intégrer des gens du cinéma dans l’équipe de production du jeu n’est évidemment pas anodine, et c’est quelque chose que l’on a pu voir avec The Last of Us aussi. C’est le compositeur Gustavo Santaolalla qui a créé l’entêtante et aujourd’hui emblématique BO qui liera Ellie et Joel pour toujours. Santaolalla qui a d’ailleurs, dans le passé, composé les musiques des films « 21 Grammes » d’Alejandro González Iñárritu, « Le Secret de Brokeback Mountain » d’Ang Lee ou encore « Sur la route » de Walter Salles, pour ne citer qu’eux.
Et pour finir, nous pourrions parler d’un sujet central des jeux chez Naughty Dog : la caméra. Il y a dans Uncharted 4 (et plus largement chez Naughty Dog) des mouvements de caméra, certains plans larges et des close-up qui sont régis par le cinéma. Les close-up sur les visages des personnages durant les cinématiques sont utilisés de la même façon que dans un film : pour appuyer l’intensité des émotions et des conflits intérieurs des personnages et, de ce fait, créer du suspense et construire l’attachement des joueurs.
Plus le joueur s’enfonce dans l’histoire, plus il fait attention à cette caméra et à ce qu’elle montre du jeu et des personnages. Cette caméra est configurée par les règles établies au cinéma, et dans le cas d’Uncharted 4, par le cinéma d’aventure. La caméra qui suit un personnage de près lors d’un changement de lieu pour finalement s’éloigner et partir sur un plan large du nouveau décor est aussi quelque chose que le cinéma a créé. Ce n’est pas propre à Uncharted, mais c’est propre au cinéma. Une mécanique de jeu que tous les joueurs connaissent bien, mais qui donne un aspect cinématographique à ce que l’on joue, sans même que nous le sachions.
Cette gestion de la caméra donne aux jeux de Naughty Dog une forme abstraite entre le film et le jeu vidéo, sans jamais tomber dans le film interactif que Quantic Dream maitrise déjà parfaitement.
La dissimulation comme moteur d’écriture : un moyen d’impliquer les joueurs
Cette envie de cinéma va un peu plus loin encore dans un passage précis du quatrième opus d’Uncharted, puisque le jeu va finir par nous mentir. Pour résumer, Nathan se fait embarquer par son frère, qu’il croyait mort depuis des années, dans une ultime chasse au trésor pour soit disant rembourser une dette que Sam doit à un bandit notoire qu’il a rencontré en prison. Et Sam va raconter sa grande évasion à son frère Nathan, et donc à nous, joueurs. Durant ce flashback digne des plus grands films d’évasion, le joueur incarne Sam et vit l’histoire que raconte Sam.
Seulement, nous apprendrons par la suite qu’il a menti, et que cette évasion grandiloquente n’a jamais eu lieu. De la même manière que dans certains films, le joueur ne va pas être omniscient et va suivre un personnage : Nathan Drake ici. Et pour rapprocher le joueur du personnage qu’il incarne, le jeu va mentir au joueur de la même manière que Sam ment à Nathan. La grande révélation, à la manière d’un cliffhanger hollywoodien, vient impacter Nathan Drake mais également le joueur, qui avait confiance en ce qu’il jouait. Et de la même manière que dans un film, il faut que le spectateur soit actif pour que cela fonctionne. Il faut que le jeu mente au joueur et, au lieu de ne pas lui montrer les choses comme cela pourrait être le cas au cinéma, lui faire jouer un mensonge. Cette mécanique n’est évidemment pas propre à Uncharted 4, mais si elle est mise bout à bout avec toutes les références cinématographiques du jeu, on y voit une vraie envie de cinéma.
L’idée de dissimulation est également poussée dans The Last of Us. A la fin du premier jeu, le personnage que nous incarnons ment sans ciller à Ellie. C’est l’inverse qu’Uncharted 4 qui se créée ici. Quand le jeu nous ment dans A Thief’s End, c’est le joueur qui va mentir à la fin de The Last of Us. Avec ce mensonge dont nous paierons les conséquences par la suite, Naughty Dog implique le joueur émotionnellement et presque physiquement au sein de son oeuvre. Trahison dont nous sommes à l’origine sans le vouloir, au même titre que la trahison que nous subissons dans Uncharted 4.
Avec The Last of Us 2 ensuite, le studio a offert au public une expérience singulière, aux points de vues multiples, clivante, percutante comme peu de jeux vidéo ont su le faire. Finalement, si on part du principe que Naughty Dog a su imposer Uncharted comme un grand rollercoaster hollywoodien reprenant des références digérées de tous car le cinéma est passé par là, The Last of Us vient créer tout autre chose. Tel un jeu hybride recrachant des références de films d’horreur aux mécaniques bien huilées, le jeu arrive à surprendre et à pousser le joueur dans ses retranchements à chaque décision qu’il ne contrôle pas, finissant par être à la merci de ce que le studio lui raconte.
The Last of Us pourrait au fond se voir comme une trilogie, dans la lignée directe du style de la trilogie du Parrain, de Francis Ford Coppola, que Neil Druckmann cite comme une réelle inspiration), et cela serait logique car dans la continuité de l’idée de cinéma qu’offre Naughty Dog depuis des années. The Last of Us 1 ouvre la voie sur une histoire intimiste. Histoire qui s’élargit dans le deuxième volet et qui finit par dépasser les protagonistes ainsi que les joueurs. L’idée de faire une suite plus sombre, encore plus mature, s’inscrit encore une fois dans une idéologique cinématographique. Toute trilogie assombrit son sujet dans le deuxième volet pour pouvoir l’éclaircir, ne serait-ce qu’en partie, dans son dernier épisode. Si Naughty Dog prend son inspiration dans le cinéma, il serait ainsi logique d’attendre un troisième et dernier épisode de The Last of Us.
Naughty Dog s’est imposé au fil des années comme un studio qui livre des jeux vidéo blockbusters, construits pour le grand public, tout en y ajoutant une écriture intimiste et profondément humaine donnant une âme supplémentaire à ses histoires. Si Uncharted se veut être une superproduction pop-corn au même titre que les blockbusters de l’été, The Last of Us opère un changement drastique et une évolution sincère dans l’envie de donner une réelle expérience aux joueurs. Un hommage au 7e art que Naughty Dog offre sur un plateau d’argent, mais sans jamais oublier d’innover dans la narration vidéoludique ainsi que dans les avancées technologiques qui viennent parfaire chacune de ses histoires. Un sens de la dramaturgie qui prend sa source dans le cinéma sans jamais oublier son support d’origine : les consoles de jeu.
NB : pour le plaisir des yeux, admirez quelques autres clichés d’Uncharted 4 tirés de la série « A cinematographer plays » :
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