Dans notre volonté de faire découvrir le paysage vidéoludique francophone, nous souhaitons de plus en plus aller à la rencontre de professionnels et en apprendre plus sur leurs métiers. Thibaut Claudel, qui nous a fait le plaisir d’accepter notre invitation, est aujourd’hui narrative designer. Il a notamment travaillé sur le tout récent Aliens: Dark Descent du studio Tindalos ainsi que sur Goldorak – Le Festin des Loups du studio ENDROAD. Thibaut nous a parlé de son parcours pour le moins atypique et surtout, de ce qu’il aime dans son nouveau métier. Et si vous voulez en savoir plus sur l’industrie du jeu en vidéo en France, nous avons aussi réalisé des interviews avec d’autres créateurs, tels que ceux de Tchia, Little Big Adventure, A Musical Story ou encore Tinykin.
PlayStation Inside : Salut Thibaut. Peux-tu te présenter à nos lecteurs ?
Thibaut Claudel : J’ai commencé ma carrière professionnelle en tant que journaliste, de l’autre côté de la barrière, pour ainsi dire. Au fil du temps, en écrivant de nombreux articles en ligne, j’ai développé une compétence pour la création de contenu. Cela m’a incité à rejoindre Wargaming, où j’ai pu combiner ma passion pour l’écriture avec mon amour pour les jeux vidéo. J’ai eu l’opportunité de travailler sur des projets axés sur la narration et d’autres tâches similaires. Ces expériences ont ravivé mon désir d’écrire, une aspiration que je poursuivais en parallèle depuis un certain temps. Cela m’a fait envisager de faire de l’écriture pour l’industrie du jeu vidéo une carrière à part entière. Le destin a voulu que je commence par travailler sur l’adaptation de Goldorak en jeu vidéo, ce qui a été le point de départ de mon parcours. Un jour, j’ai envoyé mon CV à Tindalos, une entreprise dont j’admirais énormément le travail, en particulier leur contribution à la franchise Warhammer 40,000. Ils ont apprécié mon profil et m’ont contacté quelques mois plus tard lorsqu’ils avaient besoin d’aide pour leur projet, Aliens: Dark Descent.
PSI : Comment as-tu découvert que l’écriture était une passion pour toi ?
Thibaut Claudel : Quand j’ai commencé à écrire, j’étais plutôt jeune, jouant souvent avec mes deux petits frères. À l’époque, c’était plus une passion qu’un métier envisageable. Devenir écrivain ne me traversait même pas l’esprit, car mes parents ne s’intéressaient pas particulièrement au milieu artistique, et je devais être un modèle pour mes frères. C’est ainsi que j’ai choisi de me lancer dans une carrière de journaliste, qui était déjà liée à ma vocation d’écrivain mais présentait une dimension plus professionnelle.
Rencontrer des scénaristes de bandes dessinées, français, américains ou anglais, m’a fait prendre conscience qu’il existait de réelles opportunités dans ce domaine. J’ai également constaté que beaucoup de ces auteurs n’avaient pas suivi un parcours traditionnel. Utilisant ma carte de presse, j’ai posé des questions sur leur métier et leur processus d’écriture. Peu à peu, j’ai réalisé que je pouvais moi aussi me lancer dans cette voie, même si je n’avais pas le parcours classique d’un écrivain.
Il m’a fallu du temps pour concrétiser cette possibilité. Finalement, j’ai décidé de me lancer en écrivant mes premiers textes pour moi-même. Une étape importante a été la réalisation de mon premier script complet en 2018. Bien qu’aujourd’hui je ne sois pas pleinement satisfait de ce travail, cette étape était cruciale, car j’avais enfin réussi à aller jusqu’au bout de quelque chose. Ce fut un moment décisif pour moi, car j’ai compris que je pouvais mener mes projets à terme, et pas seulement les commencer. Lorsque l’on exerce ce métier de manière professionnelle, il est essentiel de ne pas se disperser et de mener ses projets à bien.
PSI : Quelle formation as-tu suivi pour devenir Narrative Designer ? Existe-t-il des formations spécifiques ou est-ce un domaine où l’on peut se spécialiser à partir de différentes disciplines ?
Thibaut Claudel : Pour expliquer un peu comment j’en suis arrivé là, je dois rappeler que dans les années 2018-2019, je n’étais plus journaliste et j’entrais dans le milieu des jeux vidéo par la porte du contenu à ce moment-là. Je travaillais pour Wargaming qui a commencé à me donner quelques petites missions sur le côté jusqu’à ce que cela devienne mes missions principales. J’ai commencé à voir une véritable possibilité d’en faire mon métier et surtout, j’ai compris que je pouvais le faire. C’est aussi à ce moment là que j’ai commencé travailler sur mon livre “Le Mythe Star Wars. Épisodes VII, VIII et IX : Disney et l’héritage de Georges Lucas” pour Third Éditions. C’était un peu comme un rêve pour moi, on me payait pour écrire un livre. J’ai choisi de quitter mon poste chez Wargaming pour me consacrer pleinement à ça. Là où je n’ai pas eu de chance, comme beaucoup, c’est que la pandémie est arrivée avec ses confinements peu de temps après.
Je pense que le fait d’avoir goûté à l’écriture de livres a été important pour moi, car cela m’a permis de découvrir le quotidien de travailler chez soi, de fixer des délais et d’interagir avec d’autres personnes, notamment des éditeurs. J’ai réalisé que je devais me réorienter et trouver une autre voie. Je me suis dit que le livre ne suffisait pas et que je devais trouver une occupation pour combler mon temps libre. J’ai décidé de retourner sur les bancs de l’école. Le problème, c’est que j’avais presque 30 ans, et la plupart des écoles de jeux vidéo, ou du moins celles qui acceptent des candidatures atypiques, ont une limite d’âge de moins de 30 ans, voire 26 ans.
Cependant, j’ai été encouragé à essayer par un scénariste que j’ai rencontré, qui travaillait dans l’industrie du jeu vidéo. Il m’a dit que je devais tenter ma chance. J’ai saisi l’occasion, même si je n’avais pas vraiment de soutien dans ce milieu. J’ai donc cherché des offres d’emploi dans le domaine du jeu vidéo et je me suis inscrit à la newsletter de l’Association française des jeux vidéo. J’ai découvert deux formations qui m’ont intéressé, l’une étant axée sur le développement de jeux et l’autre sur la narration.
J’ai opté pour la formation en narration, qui était proposée par une école en ligne appelée Pixel Académia. Mon professeur était Kurt McClung, un Américain vivant en France, qui avait travaillé sur de nombreux jeux, notamment en tant que scénariste sur le dernier Ghost Recon: Breakpoint. Il a créé sa propre entreprise tout en donnant des cours. J’ai trouvé ces cours extrêmement intéressants. Ce qui était amusant, c’est que j’avais déjà fait beaucoup de recherches de mon côté, donc je n’ai pas eu l’impression d’apprendre énormément de choses sur le plan théorique. Cependant, les exercices pratiques et les exemples concrets qu’il nous proposait étaient précieux. Il nous montrait comment fonctionnait réellement le travail de scénariste.
PSI : Pourquoi avoir choisi de te tourner vers ce métier plutôt que celui de scénariste ? Ou alors, y a-t-il vraiment une distinction en France avec des studios plus petits en terme d’employés ?
Thibaut Claudel : En résumé, le narrative designer et le writer (ou scénariste) ont tous deux un rôle dans la création de l’histoire d’un jeu vidéo. Le narrative designer pose le cadre et la structure narrative, en définissant les embranchements, les étapes clés, les personnages, etc. Il s’occupe également de lier la narration avec le design et d’autres aspects du jeu. En revanche, le writer (ou scénariste) se concentre principalement sur l’écriture des dialogues, la création des interactions entre les personnages et la réalisation d’un dialogue fluide et engageant. Il s’agit d’un métier plus axé sur l’aspect artistique de l’écriture.
Dans les petits studios, où il peut y avoir moins de ressources, il arrive souvent que le narrative designer et le writer soient la même personne. Cela peut être un défi car les deux rôles demandent des compétences différentes. Le narrative design implique souvent des aspects plus techniques et de programmation, tandis que l’écriture peut être plus conceptuelle et relationnelle. Les métiers liés à l’écriture sont souvent solitaires, car on passe beaucoup de temps devant l’ordinateur sans pouvoir échanger avec les autres.
Dans les studios de plus grande envergure, il y a souvent une équipe dédiée au narrative design et une writing room, qui ressemble un peu à une salle d’écriture pour une série. Cela permet d’avoir une plus grande échelle et une collaboration entre les différents membres de l’équipe. Travailler dans un studio de triple A pourrait offrir une perspective plus précise sur les différences entre les rôles.
Par exemple, prenons Disco Elysium, un jeu de rôle où parfois on se répartit entre différents traits de personnalités. Cela ajoute une dimension intéressante, car cela signifie que chaque personnalité doit avoir sa propre voix. Cependant, cela peut être un défi, car il est facile de retomber sur les mêmes expressions et le même langage. J’ai remarqué cela moi-même, surtout avec les dialogues des personnages pour Aliens: Dark Descent. On m’a fait remarquer que j’utilise souvent les mêmes débuts de phrases. Il est donc nécessaire de se contrôler et de donner à chaque personnage leur propre identité.
Lorsque vous travaillez en étant entouré, vous pouvez spontanément vous inspirer de la personnalité des gens que vous connaissez. Par exemple, votre papa ne s’exprimerait pas de la même manière que votre voisin. C’est un risque lorsque vous êtes seul, car il est facile de donner à tous les personnages la même voix. Il faut essayer de trouver une voix différente pour chaque personnage. Et je ne parle même pas du défi que représente le collègue qui a une élocution un peu encyclopédique ou des personnages fictifs avec des particularités sexuelles. Parfois, vous réécrivez peut-être une lettre dans le jeu, même si ce personnage n’existe pas, simplement pour trouver une voix différente. On finit par se dire : ‘D’accord, je vais laisser des fautes d’orthographe ici. Là, je vais faire des mots d’argots.‘ Cela m’intéresserait de travailler avec d’autres personnes, ne serait-ce que pour voir émerger un monde différent. Je pense que les très grands mondes ouverts nécessitent effectivement plusieurs personnes. Sinon, cela rendrait fous les joueurs et ceux qui travaillent dessus.
Pour ma part, je suis un peu entre les deux. Je n’ai pas vraiment choisi de spécialisation et j’apprécie à la fois l’aspect narrative design et l’écriture. Cela peut être à la fois un luxe et une malédiction de devoir faire les deux, mais pour l’instant, cela me permet de jongler entre les aspects plus techniques et conceptuels de la création. Peut-être qu’un jour, j’aurai l’opportunité de travailler dans un studio de plus grande envergure pour explorer davantage les différences entre ces rôles.
PSI : Peux-tu nous expliquer ce qu’est exactement le métier de Narrative Designer et quel rôle tu joues dans l’industrie du jeu vidéo ?
En tant que Narrative Designer, mon rôle dans l’industrie du jeu vidéo consiste à façonner les aspects narratifs d’un jeu, à raconter des histoires captivantes et à créer une expérience immersive pour les joueurs. Mon travail est de collaborer avec l’équipe de développement pour concevoir et intégrer des éléments narratifs tels que les scénarios, les dialogues, les quêtes et les personnages. Plus précisément, mon rôle implique plusieurs responsabilités. Tout d’abord, je travaille sur la création d’une structure narrative solide qui donne une direction claire au jeu. Cela peut impliquer la conception d’un arc narratif principal, la définition des objectifs et des obstacles pour les personnages, ainsi que la mise en place de moments clés et de rebondissements dans l’histoire.
Ensuite, je suis chargé d’écrire et de réviser les dialogues et les scripts du jeu, en m’assurant qu’ils sont cohérents avec l’univers du jeu et qu’ils donnent vie aux personnages de manière convaincante. Je travaille également sur la création de quêtes et de missions, en m’assurant qu’elles sont bien intégrées dans le récit global du jeu et qu’elles offrent une expérience engageante pour les joueurs. En collaborant étroitement avec les autres membres de l’équipe de développement, tels que les game designers, les artistes et les programmeurs, je veille à ce que l’aspect narratif du jeu soit intégré de manière harmonieuse et qu’il renforce l’expérience de jeu dans son ensemble.
PSI : Comment décrirais-tu une journée typique de travail en tant que Narrative Designer ? Quelles sont tes principales responsabilités et tâches ?
Thibaut Claudel : Tout dépend du moment où l’on se trouve durant la production en réalité. La phase de préproduction d’un projet, notamment dans le domaine du design de production, est cruciale pour établir les bases de l’histoire et du concept. Avant même d’être validée par un éditeur, une idée de projet doit être accompagnée d’un plan d’affaires et de livrables qui définissent l’histoire de manière archétypale. Par exemple, dans le cas de la création du jeu Goldorak, la préproduction était axée sur le concept, en essayant de résumer l’histoire de manière cinématographique, en développant les détails de chaque scène, en déterminant ce qui relève du gameplay et de la cinématique, et en réfléchissant aux personnages et aux interactions possibles. Au cours de cette phase, il est essentiel de travailler en parallèle avec différentes équipes, telles que les scénaristes, les game designers et les programmeurs, afin d’élaborer et d’affiner l’histoire, les mécaniques de jeu et les systèmes narratifs. Il y a souvent des allers-retours et des ajustements à effectuer pour garantir la cohérence et l’expérience optimale pour le joueur.
Une fois en production, le travail se concentre sur la réalisation du design proposé, en testant et en adaptant les éléments visuels et narratifs en fonction des retours et des contraintes rencontrées. Par exemple, il peut être nécessaire de réécrire les dialogues pour s’assurer qu’ils ne surchargent pas le joueur, ou d’ajuster les décors pour mieux correspondre à l’histoire. La production d’un projet de cette envergure est un travail complexe et itératif, nécessitant souvent de l’improvisation et de l’adaptation sur le terrain. Les équipes travaillent ensemble pour trouver des solutions et faire en sorte que l’histoire et les mécanismes du jeu se complètent de manière harmonieuse.
En fin de production, une fois que le jeu est bien posé, le travail se concentre sur le polissage, la correction des bugs et la finalisation du projet. C’est également le moment où l’itération est réduite, car il s’agit de rendre le projet dans sa meilleure version possible. Il faut apprendre à jongler avec ces différentes étapes et ce que ça implique mais aussi de profiter des libertés et bouffées d’air créatives que ça crée.
L’un des principaux défis auxquels je suis confronté est de trouver le juste équilibre entre les éléments narratifs et les mécaniques de jeu. Cela demande de jongler entre les deux aspects tout en évitant de trop s’immerger dans l’un au détriment de l’autre. Lorsque j’ai verrouillé le script, il peut arriver que je remarque des possibilités d’amélioration, des idées qui pourraient renforcer l’expérience globale. Parfois, cela peut me pousser à réviser certains niveaux ou à apporter des modifications substantielles. Cependant, je suis conscient que cela fait partie intégrante de mon travail.
Je travaille souvent en étroite collaboration avec les équipes de développement, et il peut arriver que je sois en avance sur certaines tâches. Mais il peut également y avoir des moments où je perds cet avantage en raison de changements importants dans le game design. Dans de tels cas, je dois alors réadapter et retravailler les niveaux en conséquence. D’après ce que je comprends de mes collègues et confrères, ce genre de situation est assez courante dans l’industrie. Lorsqu’il y a une découverte de gameplay ou un changement majeur, il est souvent possible de s’ajuster et de réécrire des parties du jeu. Certains studios considèrent même qu’il est plus facile de réécrire l’histoire pour s’adapter aux nouvelles mécaniques plutôt que l’inverse. Cela peut également être une question de coût, car de nombreux professionnels estiment que la réécriture est moins coûteuse que de revoir l’intégralité du jeu, notamment les enregistrements vocaux et les sessions avec les acteurs.
Cependant, cela dépend des préférences et des objectifs spécifiques de chaque projet. Certains jeux mettent davantage l’accent sur la valeur ajoutée narrative et souhaitent tout mettre en avant, tandis que d’autres considèrent cela comme important mais pas crucial. Dans certains cas, l’histoire peut passer au second plan si nécessaire, mais il est toujours essentiel de trouver un équilibre et de garantir que les joueurs se souviendront de l’expérience dans son ensemble. En fin de compte, le métier de concepteur narratif est loin d’être routinier. Les journées peuvent varier énormément, que ce soit en corrigeant le jeu, en préparant le prochain projet, en supervisant les acteurs lors des castings ou en jonglant avec de multiples facettes du processus créatif. C’est cette diversité qui rend ce métier passionnant et attrayant à mes yeux.
PSI : Quels sont les principaux défis auxquels tu es confronté en tant que Narrative Designer ? Comment fais-tu face aux contraintes de temps et de ressources ?
Thibaut Claudel : Les ressources sont sans aucun doute un défi pour tout le monde, mais il y a un aspect très puissant dans la narration qui peut être un peu sacrifié pour les autres équipes : les cinématiques. De nombreux joueurs s’attendent à ce qu’un jeu soit plus proche du cinéma, offrant un véritable spectacle. Malheureusement, seules les grosses productions ou les studios astucieux qui savent bien gérer leur budget peuvent se permettre cela. Personnellement, j’aimerais parfois voir les personnages prendre le temps de discuter pendant dix minutes pour exprimer tous leurs sentiments. Cependant, une cinématique aussi longue axée uniquement sur un dialogue peut sembler moins captivante qu’un moment d’action. J’ai été impressionné par ce qu’Insomniac Games a réalisé avec une scène de Spider-Man, ce qui m’a fait comprendre que des cinématiques plus calmes étaient possibles.
Le temps est également une contrainte majeure pour moi. Comme je l’ai mentionné, en tant que concepteur narratif, je travaille en amont, ce qui signifie que je ne ressens pas toujours la pression quotidienne, même si cela peut considérablement évoluer au cours de la production.
La principale contrainte pour moi réside dans la nature itérative de la production. Il peut arriver que l’on me demande d’intégrer trois séquences de gameplay, une cinématique pour raconter l’histoire de ce niveau, pour finalement me dire que ce gameplay a été supprimé, que la cinématique a été divisée en deux, mais que l’histoire doit toujours être racontée. C’est un peu comme voir son budget de film réduit en plein tournage, sauf que dans le domaine du cinéma, le scénariste n’a pas autant d’implication continue que le concepteur narratif.
Inévitablement, on finit par toucher à un peu de tout dans la production, ce qui est très intéressant car cela nous permet d’interagir avec tous les créatifs et développeurs du projet. Mais cette itération constante signifie également qu’il faut être capable de laisser partir certaines idées chères à nos yeux. Dans ce métier, tout repose sur notre capacité à rebondir avec souplesse et créativité. Il est essentiel de mettre son ego de côté, de réfléchir et de faire preuve de proactivité pour proposer de nouvelles idées adaptées aux dernières évolutions.
PSI : Quelles sont les compétences essentielles qu’un Narrative Designer doit posséder pour exceller dans ce domaine ? Quelles sont les qualités personnelles qui peuvent faire la différence dans l’industrie du jeu vidéo ?
Thibaut Claudel : Comme je l’ai mentionné précédemment, je considère que l’adaptabilité et la créativité sont essentielles. Elles surpassent même la maîtrise des outils techniques tels que Unity ou Unreal, qui peuvent être appris par le biais de formations ou au sein des studios. Je pense que le domaine du jeu vidéo, et plus spécifiquement l’écriture de jeux vidéo, se cache un peu derrière cet aspect technique délibérément complexe. Contrairement à tous les autres médias, où l’auteur et l’inspiration ont un aspect mystique, le jeu vidéo doit aussi avoir cet aspect technique.
De plus, il ne faut pas craindre la collaboration avec les autres équipes. Comme je l’ai mentionné, la plupart des métiers sont plutôt isolés, mais pour celui-ci, au contraire, on peut rapidement être entouré. Par exemple, quelqu’un qui aime travailler seul et noircir plusieurs pages par jour serait plus adapté pour être romancier. Il s’agit simplement de comprendre pourquoi nous sommes faits pour ce métier. Bien sûr, il est également important de jouer et d’explorer au-delà du médium du jeu vidéo. Le jeu vidéo est encore un domaine relativement récent, l’un des médias les plus récents, et il cherche à s’inspirer de tous les autres arts pour créer sa singularité. Il est donc crucial d’avoir un regard ouvert, de lire des œuvres sur le jeu vidéo, de regarder des documentaires, d’écouter des podcasts, par exemple.
PSI : Peux-tu nous dire quels sont les auteurs qui ont façonné ton propre travail d’écrivain ?
Thibaut Claudel : Eh bien, Kurt McClung a été une influence majeure pour moi. J’ai suivi ses cours et j’ai adopté ses méthodes, car il est un théoricien passionné qui a été formé par les grands noms de la narration hollywoodienne, en particulier dans le cinéma américain. Par exemple, des personnes telles que Robert McKee et ses ouvrages ont été une source d’inspiration, et j’ai pu tirer des enseignements précieux de ces cours, spécialement adaptés aux jeux vidéo. Kurt a eu un impact considérable sur moi grâce aux outils qu’il nous a confiés, et que j’utilise encore aujourd’hui. Je prévois de les utiliser tout au long de ma carrière, car il a consacré toute sa vie à les développer, les perfectionner et les mettre à notre disposition.
Il y a aussi le livre Significant Zero de l’écrivain américain Walt Williams. C’est une sorte de biographie de son expérience dans l’industrie. Il était à l’origine testeur et il a fini par arriver sur la partie narrative. Son livre et son parcours m’ont beaucoup influencé.
D’un point de vue personnel, les Legos ont également eu un impact considérable sur ma créativité. J’y jouais fréquemment avec mes frères, et c’était souvent à moi de créer des histoires pour tout ce que nous construisions ensemble. J’ai toujours gardé cet amour pour ces petites briques qui ont également nourri mon esprit créatif. Je suis également un passionné de Warhammer 40.000, ainsi que de tous les livres de règles et les livres de jeux de rôle que j’ai pu rencontrer au fil de ma vie. La façon dont les factions sont présentées, de manière morcelée, sans une histoire linéaire, est en quelque sorte plus proche du design narratif que d’un scénario de film.
Et plus récemment, j’ai été influencé par la vague créative des années 2010, notamment dans le domaine des comics indépendants. En tant que journaliste, j’ai eu l’occasion de rencontrer de près ou de loin cette génération d’auteurs de comics. Des noms tels que Rick Remender, Jeff Lemire et Brian K. Vaughan ont produit une immense créativité et ont bouleversé les sentiers traditionnels en provoquant un nouvel essor pour les indépendants dans l’univers des comics. Il y a quelque chose de fascinant dans cette période qui a été marquée par un jaillissement créatif, et cela continue de me captiver aujourd’hui.
PSI : Que penses-tu de la scène vidéoludique en France ?
Thibaut Claudel : La scène vidéoludique française connaît une évolution passionnante. De plus en plus de studios émergent et produisent des jeux de qualité qui se font connaître au niveau international. Cela démontre le talent et le potentiel de l’industrie du jeu en France. Je suis heureux de constater que des projets variés, tels que des jeux mais aussi des expériences interactives comme au Puy du Fou, sont développés sur notre territoire. Cela renforce le dynamisme et la diversité de la scène vidéoludique française, ce qui donne envie de rester et de participer à cette effervescence.
PSI : Souhaiterais-tu t’expatrier ou continuer de travailler en France ?
Thibaut Claudel : J’ai étudié un peu à l’étranger, notamment en travaillant chez Wargaming où j’ai pu interagir entièrement en anglais avec des collègues d’autres pays, notamment d’Europe de l’Est où la culture est vraiment très différente de la nôtre. Donc je vois cela d’un œil plutôt positif et curieux. J’aimerais bien un jour travailler à l’étranger, notamment parce qu’il y a de plus gros studios, mais après je ne suis pas sûr que cela me plaise. C’est un petit truc, car je me dis que ça doit être génial de se retrouver tous les jours avec une équipe et de pouvoir travailler avec plusieurs experts. Ça pourrait être vraiment intéressant, mais je ne sais pas si ça me plairait, je n’ai aucune idée, car je n’ai jamais vraiment eu l’expérience, même à petite dose. Donc oui, j’aimerais beaucoup le faire un jour, je ne sais pas pour qui, je ne sais pas quand, mais c’est vraiment quelque chose que j’aimerais essayer.
Ce qui est super intéressant, c’est qu’on voit que la jeunesse du milieu et son adaptabilité montrent qu’il y a de très grosses boîtes qui commencent à comprendre que l’on peut travailler presque complètement en distanciel. Visiblement, le monde devient plus petit aussi dans le bon sens du terme, et on est ouvert à ces choses-là. Personnellement, je ne pourrais pas. J’ai trop envie d’avoir l’expérience du travail en équipe, ça me donne envie. Mais j’aimerais bien me dire que le matin, je me lève et je suis avec mes collègues de Suède via Zoom par exemple. J’ai un confrère qui fait ça, le travail se passe super bien. Donc visiblement, les usages le permettent aujourd’hui. Moi, j’ai toujours été intéressé par ce côté d’espace et d’échange en présentiel, d’apprendre d’une autre culture. Ça m’intéresse beaucoup.
En France, on a un écosystème de studios qui est assez incroyable, et qui ne cesse de grandir. Il est de plus en plus créatif et fait maintenant des jeux internationaux en dehors du pays. Il y a des jeux comme A Plague Tale: Innocence qui sont fait en France et qui ont une renommée internationale. Donc, quelque part, pourquoi pas aussi montrer que nous, en France, nous faisons des choses qui s’exportent. Je suis très content de ça, et je ne me sens pas obligé de partir pour vivre le rêve américain par exemple. Je pense que je peux le vivre ici, et ca c’est plutôt génial.
PSI : Selon toi, quels sont les défis futurs auxquels les Narrative Designers devront faire face dans l’industrie du jeu vidéo ? Quelles évolutions prévois-tu dans ce domaine ?
Thibaut Claudel : Selon moi, les Narrative Designers devront relever plusieurs défis futurs dans l’industrie du jeu vidéo. L’une des principales évolutions à anticiper est l’intégration des IA dans le processus de création narrative. Comme avec les artistes utilisant des outils tels qu’Instagram, la question se pose de savoir si les IA seront simplement des outils ou si elles révolutionneront réellement le métier de Narrative Designer. Ce débat est particulièrement présent au sein des studios et suscite des opinions divergentes. Certains considèrent que les IA peuvent permettre de gagner du temps et de l’argent, tandis que d’autres les voient comme une menace pour la créativité et l’emploi des professionnels de la narration.
Dans le domaine de la narration, il est indéniable que les IA ont un potentiel intéressant. Cependant, il reste encore beaucoup de questions à résoudre et d’applications à explorer. Certains projets expérimentent déjà l’idée de narration émergente, où les histoires se génèrent en temps réel en fonction des actions des joueurs. Cela peut être très complexe à mettre en œuvre, nécessitant des branches narratives énormes et des investissements considérables en termes de temps et de ressources. Il faut également prendre en compte les limites de l’attention du joueur, car écrire un million de mots ne sert à rien si le joueur n’en voit que quelques centaines.
L’une des craintes liées à l’intégration des IA dans la narration est la possibilité qu’elles supplantent les Narrative Designers. Si les joueurs réalisent qu’ils peuvent créer leurs propres histoires de manière autonome, sans avoir besoin d’une équipe narrative, cela pourrait remettre en question l’utilité des professionnels de la narration. Cependant, il est important de souligner que les IA ne remplaceront pas complètement les compétences humaines, car elles ont leurs propres limites et il est nécessaire d’avoir des designers pour superviser et apporter une valeur ajoutée à ces processus.
Je pense aussi que ces derniers temps, le défi était de redonner en quelque sorte ses lettres de noblesse à la création de jeux vidéo. Il y avait un peu comme un certain mépris de certains joueurs, comme s’ils disaient : ‘Les scénarios dans les jeux vidéo, c’est nul. Ce n’est pas bien écrit.‘ Et il est vrai que par rapport à de nombreux exemples, on pouvait trouver que c’était le cas, et cela était la conséquence de nombreux problèmes que j’ai énumérés. Donc, en fait, je pense que le défi principal serait de dire maintenant qu’on est dans une sorte de rayonnement total y compris en France, qu’il soit temps de faire comprendre au plus grande nombre que le jeu vidéo a quelque chose d’unique à raconter. On a aussi quelque part des valeurs à défendre, c’est un aspect que j’apprécie dans le jeu vidéo, et en étant relativement jeune, il y a aussi cette idée qu’il ne faut pas trop se reposer. Mais en fait, on se rend compte qu’on n’a même pas encore gratté la surface de ce qui est possible de faire dans le jeu vidéo. Pour moi, le principal est d’imaginer comment continuer à s’inspirer des autres médias et arts tout en construisant quelque chose d’unique et différent.
PSI : Pour finir, peux-tu nous parler d’une oeuvre culturelle qui t’a marqué récemment ?
Thibaut Claudel : Je ne vais pas être très original mais c’est définitivement Spider-Man: Across the Spider-Verse qui après des années de films super-héroïques cyniques et trop sages créativement, m’a redonné foi en la pop-culture, rien que ça ! Outre l’animation vertigineuse, il y a une richesse dans le texte comme le sous-texte qui interroge et enrichit cette notion d’héroïsme qu’on avait un peu perdu de vue alors que les super-héros n’ont jamais été aussi présents sur nos écrans.
PSI : Merci beaucoup d’avoir pris le temps de parler avec nous Thibaut et de nous avoir expliqué le métier de narrative designer. Nous n’avons plus qu’à jouer à Aliens Dark Descent maintenant. Bon courage pour tes futurs projets !